Séminaires Thématiques 2022 - introduction
Effets de la modernité dans la clinique
Populisme, Ressentiment et Culture identitaire : du refus au dialogue…
Divisions, radicalités des différences :
la haine peut-elle être transformée ?
Marie-Laure Dimon
Psychanalyste, membre du CIPA, thérapeute de couple
Nous avons souhaité réunir Sophie Wahnich et Heitor de Macedo pour parler de leurs travaux de recherche à partir de l’éclairage qu’ils portent sur les divisions, les radicalités des différences dont la haine peut être un vecteur et demande à chacun sa transformation pour trouver avec l’amour d’autres formes de vie en société. Ils nous font saisir les mouvements psychiques, politiques et sociaux qui traversent les individualités et les sociétés dans l’histoire avec les déconstructions et les reconstructions, les transformations ouvrant sur de nouvelles créations plus apaisées. Vous avez tous les deux une préoccupation commune, celle de percer avec acquitté la période trouble d’aujourd’hui et de mettre ainsi en éveil notre vigilance, mieux encore de stimuler notre critique pour trouver une autre issue à nos passions humaines et à ses impasses que la passivité ou la radicalité. Impasses dont les modes d’expression sont souvent condensés dans la haine de l’autre. Faut-il passer par une période sombre pour trouver de nouvelles créations plus fraternelles et solidaires ? Penser le négatif et le transformer en reconnaissant avec Freud que l’amour est civilisateur mais aussi qu’il y a plus d’inconscient dans l’humain que de conscient. La nécessité pour pouvoir penser est donc de ne pas l’ignorer.
L’inconscient n’est pas à la mode
Heitor de Macedo, psychanalyste d’origine brésilienne, Docteur en psychopathologie de l’Université de Paris VII, a ouvert cet après-midi d’étude sur La clinique psychanalytique dans un temps de démence, et ceci à partir de la critique des théories des féministes qualifiées de radicales comme celle de J. Butler. A la suite de cette communication j’ai donc fait en tant que discutante quelques commentaires car la richesse de cette intervention offrait un espace de réflexion pour comprendre que cet effacement de l’inconscient dans les travaux des intellectuels imprègne aussi notre société démocratique et a des effets néfastes sur la démocratie elle-même.
Une pensée qui ne contient pas en elle-même ses refoulements psychiques, ses impensés est une pensée qui ne prend pas en compte dans le langage et le discours, la chair et le sensible des mots, en d’autres termes, la subjectivité et ainsi l’espace de la réalité psychique. De plus une pensée qui efface le doute, l’ambiguïté et sa partie sombre, est une pensée totalisante.
En partant de l’ouvrage Trouble dans le genre, Heitor de Macedo montre que l’étude que fait Judith Butler de Freud, Lacan, Maria Torok et d’autres… à l’aune des théories des philosophes de la déconstruction, Derrida, Foucault, Deleuze, Guattari et même Barthes, lui permet d’étayer son désaccord profond avec la théorie freudienne ; théorie qui, pour elle, ne peut répondre à la douleur des problèmes des Queers et des lesbiennes. J. Butler précise alors qu’entre 1980 et 1990, les lesbiennes pouvaient mourir dans la totale indifférence, leur vie ne comptait pas.
Toutefois, son utilisation de la déconstruction derridienne ne peut que nous laisser perplexe car il ne s’agit pas de l’effacement du langage de l’autre, mais de désédimenter le langage pour accueillir dans les interstices, l’étranger. Ce concept de déconstruction chez Derrida contribue à ouvrir une voie transdisciplinaire notamment à la psychanalyse et aux psychanalystes postmodernes travaillant sur l’archaïque, c’est à dire le monde du sensible dans l’originaire.
Heitor de Macedo convoque la pensée de Lou Andréa Salomé et la fait vivre par l’affect, l’amour, la poésie et son amitié avec Freud qui la nommait « la compreneuse » et aussi celle avec Rilke. La mise en lumière de son rôle dans la théorie psychanalytique fait qu’en tant que femme, elle trouve dans sa bisexualité psychique toute la verticalité de son masculin ; d’ailleurs, Freud ne la désignait-il pas, son « Ami ». L’ambiguïté poétique prend ici un caractère prometteur, celui d’un travail psychique qui ne s’enferme pas dans le mortifère de la mélancolie, tant redoutée par Judith Butler. Reproche qu’elle adresse à la théorie freudienne en considérant que l’hétérosexualité est d’une part, porteuse d’un système binaire et d’autre part, aliénée au pouvoir dominant, empêchant par là-même le plaisir sexuel qui deviendra alors infini en dehors du carcan de la différence des sexes.
Judith Butler conceptualise sa théorie du genre en rupture avec l’ancien monde en passant du genre au soi, au Je, à l’être qui n’est pas divisible. L’Etre est-il à l’origine de la chose ? Le genre devient une négociation, une lutte qui s’attaque aux contraintes historiques et inventant ainsi de nouvelles réalités. Le corps devient une construction abstraite et une matérialité construite dont le sexe relève non pas du réel mais de la fluidité, entrainant des dérives du réel au profit d’un imaginaire souverain.
La notion de radicalité est ici une pensée du conscient. Pensée qui se veut quasi transparente dans une concrétude proche du cognitivisme où le discours sur le genre se positionne comme un discours idéal qui colle au réel, réel qu’elle s’approprie pour être dévié.
Sa théorie est une théorie du social, autrement dit du politique. Cependant, elle ne s’intéresse pas au sujet en tant que sujet social mais au sexe et au genre qui sont à la fois politiques et culturels. Sa pensée théorique est matérialiste mais d’un matérialisme de construction post-féminin et poststructuraliste et elle bouscule ainsi fortement l’idée que le sexe est une donnée naturelle. Qu’en est-il alors du vrai sexe et de la vérité sur le sexe ? Nous voyons aujourd’hui, en référence au système du trumpisme, que la vérité peut devenir alternative
En tant que psychanalyste, sa théorie nous dérange à plus d’un titre. Toutefois, la psychanalyse et ses outils conceptuels se rapportant à l’hystérie et à la névrose, sont-ils suffisants pour appréhender la théorie Queer et celle du genre de Judith Butler ? Théorie qu’elle situe dans la déconstruction du patriarcat qui est au fondement du politique organisant la domination des hommes, l’asservissement des femmes, faisant ainsi surgir et vivre la violence.
Faut-il aujourd’hui que nous allions explorer les strates les plus profondes de la psyché pour penser et comprendre l’émancipation du sujet dans notre monde en lien aujourd’hui avec la pensée Woke (être éveillé) et la Cancel culture, (culture de l’effacement) ? Faut-il alors accueillir le surgissement d’un refoulé originaire d’une émancipation poussée à l’extrême pour rechercher de nouveaux plaisirs sexuels individuels ? Faut-il revenir à la notion de pur et à ses éléments féminin et masculin en référence à Winnicott, à notre être existé et au faire, à l’agir de la pulsion.
La psychanalyse a ses invariants : l’inconscient, la théorie des pulsions, la différence sexuelle préalable à la pensée, la castration… autrement dit, ces concepts sont des processus inconscients, atemporel. Or les individualités dans nos sociétés occidentales ne cessent de les contourner, c’est un état de fait qui conduit, entre autres, à la fragmentation des corps et à l’éparpillement du sujet. Nous vivons un moment de mutation anthropologique où dominent les potentialités psychiques plutôt que les structures dont les points de jonction entre le sensible du vivant et le social s’envisagent à partir de schèmes qui favorisent l’intégration des sensations et des affects dans le champ du politique
Comme le précise Heitor de Macedo, Judith Butler a une pensée discursive souvent difficile à cerner, car elle réfute les conflits, les contradictions et fait surgir la polarisation des discours. Le sujet n’est-il pas hors langage en devenant signes, gestes, apparences ? Et en même temps, elle peut écrire : « je ne me trouve pas en dehors du langage qui me structure, mais je ne suis pas non plus déterminée par le langage ». Dans la suite de Derrida, elle se réfère à l’agentivité dont la capacité est de développer une pensée indépendante et une capabilité d’agir en fonction de ses idées, acte donc de langage, par exemple, le genre n’est pas assigné et se construit tout au long de la vie.
C’est avec le concept du performatif, qui suscite de nombreux théoriciens, que nous pouvons approcher l’idéalisation de cette pensée opératoire où le locuteur produit ce qu’il nomme, le mot fait la chose. Or, ce concept permet de trouver un point sensible pour pénétrer dans ce monde de la déconstruction et de la subversion des normes faisant surgir de l’informe. Cette mise en acte – locuteur-énoncé – présuppose une adresse, adresse ouverte disait Derrida car l’interprétation donne au sujet la possibilité d’exister et de répliquer. Cette mise en forme relève des manières d’être liés aux autres socialement et la performativité vient nous interpeller très profondément à un niveau très primaire qui structure les champs de l’expérience hors-langage, car chaque mot a une force de rupture touchant l’impressionnabilité et la susceptibilité chez le sujet. Ces modes de réponse à l’autre sont du registre de l’hypersensibilité : la psyché y jouerait-elle le rôle d’un organe sensoriel ? De son côté, Judith Butler se demande comment la psychanalyse va pouvoir s’occuper du monde de l’hypersensibilité.
Le performatif met en jeu la notion du double. Alors de quel double s’agit-il ? Celui de l’arrachement à la matrice qui implique la mise en forme des sensations brutes non représentables mais qui se vivent. Les théories psychanalytiques du sensible les appréhendent, entre autres, à partir des éléments pictographiques, des signifiants formels et de démarcations, des fantasmes d’auto-engendrement constituant le soi-même, puis de façon plus freudienne il s’agira du concept du double, du jumeau. Toutefois le monde de l’originaire est le socle matérialiste auquel Piera Aulagnier ajoute que c’est le socle métaphorique de la subjectivité du fait de la mise en sens des pictogrammes, schèmes, signifiants etc.
La psychanalyse pourrait-elle ainsi faire revenir dans la sexualité l’amour dont elle sait si bien en parler ?
Pour lire la conférence de Heitor de Macedo, cliquer ici : L’inconscient n’est pas à la mode
Dans la deuxième partie de l’après-midi est intervenue Sophie Wahnich, historienne, spécialiste de la Révolution et du temps présent, directrice de recherche au CNRS et à l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC). Nous avions eu le plaisir de la recevoir au CIPA il y a quelques années (2018) autour de son ouvrage Le radeau démocratique – Chroniques des temps incertains : « Connaître l’histoire ne doit pas conduire à produire de pauvres Cassandre, mais bien à nous donner le courage d’affronter notre présent pour le faire bifurquer, avec quelques bons fantômes pour nous accompagner et tenir en respect les mauvais ». Nous avons donc souhaité renouveler ce plaisir de travailler ensemble pour creuser ce sillon du sensible en politique dans un passé/présent.
Unir le peuple faire une cité est-il un projet populiste ? Printemps 1794.
Penser la Révolution française dans les ruptures sociétales que nous vivons actuellement s’avère nécessaire pour étudier, entre autres, la trame du sensible et des émotions et leurs rôles dans le et la politique au fondement même de celle-ci. La Révolution française n’est donc pas uniquement la froideur des droits de l’homme, ni celle prise dans les débordements de ses émotions et de ses passions. Mais nous pouvons l’envisager à partir de la politique du sensible qui nous amène à nous poser cette question qui n’est pas de l’ordre du pourquoi mais du comment être concerné par la Révolution française pour nous aider à penser la complexité humaine dans le social et la complexité du social qui fait de l’humain. Il s’agit d’un social qui s’allie à l’imaginaire et aux sentiments ouvrant à la Raison sensible et à une politique du sensible pour faire avec les organisations du social et les institutions, une politique des mœurs.
Les acteurs de la Révolution ont mené une pensée en acte qui fait vivre les sentiments, les émotions dès leur émergence dans la construction de nouvelles formes de liens sociaux et de représentations sociales afin que la pensée ne soit pas qu’abstraction. L’acte n’est pas que rupture et il s’inscrit dans une pensée discursive qui accepte un rapport complexe aux lois, à l’Etat et aux institutions. Cette complexité fait apparaître que des utopies peuvent prendre corps quand les tiers, les médiateurs, bien présents dans leur rôle, accueillent sans mépris l’expression des sentiments et des émotions du peuple mais aussi son besoin crucial de justice et d’égalité.
Sophie Wahnich fait donc un récit des agencements des sentiments et des émotions avec le rôle de l’Etat, des organisations sociales et des institutions qui constituent un lien social important entre le sujet citoyen et la société politique dont l’intérêt général sous-entend et dépasse l’intérêt commun. Ce lien ne peut se faire que dans « la confiance civile » pour vivre la mutation anthropologique portée par la Révolution et ses acteurs libres dans la réciprocité, autrement dit, la liberté demande un effort de penser, sans pour autant que la notion du suspect ne soit éludée.
Quelques points de l’exposé sont donc repris ici pour ouvrir le débat :
La notion de liberté est l’un des idéaux de la Révolution. Freud dans Malaise de la civilisation précise : « La liberté individuelle n’est nullement un produit culturel… Le développement de la civilisation lui impose des restrictions et la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne ». La liberté est alors une poussée pulsionnelle entravée chez l’homme par son besoin de communauté. Elle n’est donc pas totalité car elle doit faire vivre l’altérité, sinon elle porterait le ferment de la pureté.
La liberté n’est pas qu’une affaire individuelle et elle est souvent un enjeu public dans son lien indispensable avec l’égalité. Les révolutionnaires l’ont bien compris en inscrivant dans les droits de l’homme, un article sur « la liberté d’expression ».
Si s’émanciper, c’est savoir tisser une pensée révolutionnaire, que faisons-nous de cette tension entre l’individuel et le social qui peut être miné par « la guerre civile » ? Celle-ci désigne « l’ensemble des pratiques sociales et politiques détruisant la liberté comme réciproque » introduisant aussi des rapports de force et non de droits. Cette notion de guerre civile n’avance que dans la violence et la barbarie, qui sont au cœur des humains. La guerre civile représenterait ainsi un échec de la révolution, un retour du refoulé tapis au fond du social qui n’aurait pu être transformé.
Par ailleurs, le peuple auquel Sophie Wahnich fait référence est politique à la différence de la masse et de la foule selon Le Bon. De ce fait, le peuple doit être éduqué et ainsi humanisé pour qu’émergent les individualités. Mais éduquer un peuple, c’est lui permettre d’accéder à une intériorité et les travaux de S. Wahnich sont ici éclairants. Le peuple convoque l’Histoire comme source d’inspiration et d’affects. il crée dans le présent sa propre histoire, ce qui ne l’épargne pas d’avoir des moments de chaos et de régressions. Cependant, les sentiments négatifs extériorisés sont intègres du côté de la force de vie en désenclavant de façon politique le bloc oppression/apathie.
Et la Cité est-elle convoquée dans son sens populaire ou populiste ? Le mot populaire contient l’amour et le mot populiste recouvre les passions humaines qu’elles soient chaudes, froides ou tristes ; ferments des idéologies comme source de créativités. Selon Saint-Just « faire cité » serait du côté du populaire et le lien se fonde sur la morale publique, car la cité est à la fois organisatrice et ordonnatrice d’institutions civiles, tout en faisant une place importante aux imaginaires individuels et sociaux et bien sûr aux sentiments sans entraver la morale des individus. La visée serait donc une politique réparatrice, un régime de familiarité. Mais peut-on laisser pour autant à l’extérieur, c’est-à-dire, sur les autres, le négatif, l’hostilité, la haine ? Que devient alors cette guerre révolutionnaire de tous contre tous l’envers de la Révolution ?
L’amitié, l’amour, la fraternité sont omniprésents dans la Révolution et Sophie Wahnich mène une réflexion sur les épreuves que Saint-Just théorise tout au long de la Révolution et souhaite instituer les affections au fondement du lien social et faire même la cité des affections. Dans l’histoire, Saint Just apparaît, bien souvent, comme un idéaliste intransigeant partageant avec Robespierre la vertu portée à son acmé au cœur de l’idéal révolutionnaire. Sa proximité amicale et sa fidélité indéfectible à Robespierre jusqu’à la mort de celui-ci et la sienne ensuite, ne fait-elle pas toucher un point important de l’amitié, celui de la « dictature de l’amour » dans laquelle ils se sont enfermés tous les deux l’appliquant également aux autres acteurs ? Faire « une communauté d’affection » exige un amour tempéré et une haine utilisée à bon escient pour créer des moments d’intelligence sensible empreinte de l’esprit de la révolution. Sinon le risque serait de reproduire du religieux : « Aimez-vous les uns les autres », alors quid de la pulsion de mort ?
Saint-Just questionne l’économique et voit dans le commerce le contraire de la guerre civile, une façon de polir les mœurs. Aujourd’hui une politique du sensible ouvrirait-elle à une autre voie politique que celle du Marché faisant société ? Le projet politique serait-il de remplacer l’économique par une politique des mœurs, autrement dit, une politique civilisationnelle et le commerce deviendrait-il alors un des éléments constituants ?
Le texte de la conférence de Sophie Wahnich n’a pu être reproduit ici pour des raisons éditoriales, l’ouvrage dont il est issu devant paraître en janvier prochain. Sophie Wahnich nous a néanmoins confié un autre texte très proche que vous pouvez lire en cliquant ici : Révolution, guerre civile, lutte entre deux classes : confiance civile et intuition sensible chez Saint-Just.