Séminaires Thématiques 2022 - Heitor O’Dwyer de Macedo
L’inconscient n’est pas à la mode
Heitor O’Dwyer de Macedo Psychanalyste
Pour J.G.
« À vrai dire, il m’importe bien moins de parler de vertus et d’exploits que de ce pour quoi je me sens compétente, à savoir : du bonheur (…) (Chez la femme) il n’y a pas, rigoureusement parlant de simple plaisir préliminaire comme, au sens freudien du terme ; rien de provisoire dans le déroulement de l’érotique : il faut définir le féminin comme ce qui dans le seul petit doigt possède déjà toute la main – non pas dans le sens d’une modération ascétique ; bien au contraire, parce que un rien permet déjà à la tendresse de s’y vivre toute, d’embrasser la totalité du domaine amoureux. Il nous semble que ce serait plutôt le caractère du « plaisir final » qui comporterait quelque menace pour cette cohérence féminine tant par l’expression purement corporelle sur laquelle est basé l’ultime acte sexuel que par la passivité qui y lie la femme à un comportement déterminé (…) Même si le plus souvent on n’y voit qu’une simple état amoureux où le jugement est troublé (je souligne) (…) En d’autres termes : le féminin (qui a déjà en soi une tendance au paradoxe) réussit ici son second et plus profond paradoxe qui est de vivre ce qui le plus vital comme le plus sublimé. (Chez la femme) l’expression originaire de l’amour reste présente tout au long de la vie de façon plus sensible qu’à l’homme. (…)
Si Freud dit dans Contribution à la vie amoureuse que lorsqu’il s’agit d’objets de désirs difficiles ou impossibles à atteindre, la femme « ne présente rien, en règle générale, qui ressemble à ce qu’est chez l’homme la surestimation sexuelle », c’est parce que chez la femme l’estimation et la surestimation s’adressent et doivent s’adresser à ce qui est atteint et pas seulement à ce qui est désiré – à ce en présence de quoi son auto-abandon l’anéantit devant elle même, quand il ne l’élève pas à ses propres yeux. C’est là la dureté cachée de tout amour spécifiquement féminin, ce qu’il y a en lui de plus aveugle et le plus clairvoyant à la fois, si bien que la femme reconnaît en l’homme ce qui l’unit à lui, en quelque sorte par-delà sa personne – de même que le don le plus précieux de l’homme à la femme c’est la part de tendresse et d’affection élaborée à partir du sexe. (La dureté cachée de l’amour féminin compense souvent largement toute dureté masculine) (…)
En effet, on peut encore se demander si la plénitude, avec laquelle toute splendeur est apportée dans l’expérience féminine de la fête de l’amour, ne pourrait pas devenir précisément la cause de la tournure excessive de cet amour. Au point qu’il est parfois d’autant moins possible d’en sauver quelque chose en vue d’une forme durable et raisonnable tellement tout a été plus totalement investi. » (Lou Andreas-Salomé, Du type féminin, 1914 in L’amour du narcissisme.)
L’inconscient n’est pas à la mode. Voilà une phrase que je me dis souvent et depuis plusieurs années. Je la dis avec toutes les humeurs, toutes les perplexités.
Pour les perplexités, la première fut de constater que les philosophes actuels que j’estime ne pensent pas important de se positionner devant la pensée freudienne. Et, pourtant, les mêmes reconnaissent leur dette à Sartre, dont la réflexion sur la méthode psychanalytique reconnaît en elle une approche anthropologique irremplaçable pour la compréhension de la genèse du sujet humain.
Je précise : mon étonnement devant cette absence de commentaire ne vient d’aucune attente d’une acceptation des postulats freudiens. Pour moi, par expérience et par pratique, il est impossible de ne pas intégrer la dimension de l’inconscient dans la considération des mouvements de la pensée. Alors, si quelqu’un dont j’estime le travail ne s’attarde pas sur la découverte freudienne, donc si pour lui ou elle l’inconscient est une donnée négligeable, alors, je suis intéressé de savoir comment il ou elle fait pour penser aujourd’hui.
Abordons cet enjeu sur un autre angle. Pouvons-nous imaginer des philosophes venant après Descartes ne pas situer sa pensée à l’égard de la proposition du cogito ? Bien sûr que non, et ils l’ont fait, non par contrainte mais pour indiquer de manière claire d’où ils parlaient, quel était leur point de vue, leur lieu d’énonciation. Et, pour être encore plus exhaustifs, ils s’attardaient sur les travaux scientifiques de leur temps – mathématiques, physiques, astronomiques, etc. – pout tisser des liens, pour indiquer des différences, voire des divergences. Il semblerait facile de réduire ce souci à une « pulsion encyclopédique » ; ce dont il s’agissait pour ces penseurs c’était de prendre en compte ce qui se passait, existait, dans l’institution de la culture de leur temps. Or, ce n’est pas parce qu’on ne s’attarde pas sur la monumentale œuvre de Freud et la découverte de l’inconscient qui va avec, qu’elle cesse d’exister. Et puisque la production freudienne vient questionner, voire mettre à mal, la réduction philosophique de la pensée à la conscience, ne pas se positionner en tant que philosophe sur cette production revient à nier l’existence d’un événement considérable dans l’Histoire des idées.
Il ne serait pas sérieux de vouloir expliquer ce silence par les dérives idéologiques et religieuses de certaines associations de psychanalystes dont le rayon de propagation va de la médiocrité à la canaillerie. Aucun philosophe ne s’abstiendrait de reconnaître l’importance de la pensée de Nietzche au prétexte que quelques débiles et crapules la réduisent à l’usage fait par certains idéologues nazis.
Je ne minimise absolument pas la responsabilité de la canaillerie des psychanalystes dans l’impasse actuellement faite sur la dimension de l’inconscient dans l’institution de la culture. Qui prolonge, comme je l’ai déjà noté ailleurs, la désertion des psychanalystes du champ de la thérapeutique et l’alliance grotesque entre le business psychanalytique, la psychiatrie biologisante, le comportementalisme, l’analyse systémique, les neurosciences et toutes les thérapies brèves … Alliance dont on connaît les effets désastreux sur le travail psychiatrique dans les hôpitaux publics et l’objectif final : exclure l’inconscient du champ de la pensée, se prémunir contre l’efficacité et la fécondité de son scandale[1].
Dans un texte plus récent, où j’essaye de démontrer l’importance de l’inconscient pour penser le politique, j’évoque ces psychanalystes paresseux qui utilisent la théorie freudienne d’une façon dogmatique et bête. Pour eux, la cure analytique est un parcours pendant lequel le sujet retrouvera de façon identique et immuable, son désir de meurtre, son désir d’inceste et toutes les envies et plaisirs interdits, parcours au bout duquel il tombera sur son complexe d’ Œdipe. Bref, maman papa, pipi caca. C’est à ces bureaucrates de l’inconscient que se réfère Nabokov quand il définit la psychanalyse comme l’application régulière de mythes grecs sur les parties génitales du sujet. Ce sur quoi j’insistais alors c’est que cette façon de concevoir la clinique implique d’exclure du champ de la rencontre psychanalytique tout événement inédit dans la vie des deux protagonistes. Ces psychanalystes parleront de neutralité analytique pour justifier leur manque d’engagement subjectif dans la relation clinique, autrement dit : la non prise en compte du réel de toute rencontre et, par extension, du réel tout court. Je pointais aussi le refus d’être enseigné par l’expérience clinique, ainsi que le forçage par lequel la clinique doit coïncider impérativement avec la théorie[2].
On aurait pu souhaiter que ceux qui font office de réfléchir sur le monde viendraient à la rescousse des psychanalystes soucieux de leur travail clinique, et de la place et du sens de leur pratique dans la cité. On était en droit d’espérer qu’ils aideraient à atténuer la blessure que Freud inflige à la pensée en indiquant le continent qu’elle découvre, l’espace qu’elle ouvre, l’énergie quelle libère. Ce fut la réussite du travail des penseurs lorsqu’il a fallu faire admettre que la terre n’était plus le centre de l’univers, ou accepter la non-existence de Dieu. Or, concernant l’inconscient, et je reviendrais sur ce à quoi ce terme renvoie chez Freud, c’est tout le contraire qui a eu lieu : les agents culturels, au lieu de transmettre l’objet de la recherche freudienne vont s’attarder sur des formulations caricaturales tenues par des imbéciles pour passer au large de ce nouveau continent. Et ils ne pouvaient pas ignorer qu’il s’agissait des grossièretés tenues par des sots. Je pense que cela est une faute grave.
La conséquence c’est que revient alors aux cliniciens psychanalystes la tentative de démontrer, avec leurs outils, comment le refus de prendre en compte l’inconscient a un contrecoup dans les coutumes, dans la pensée et dans la sensibilité.
Nous savons comment la psychanalyse a été politiquement fondamentale dans de mouvements de résistance à la terreur d’Etat – par exemple en Argentine au moment du mouvement des Mères de la Place de Mai[3]. Nous pouvons postuler que l’absence d’élaboration de ce qu’a été Vichy, ou le colonialisme, ressurgit, se répète, dans l’apparition de la violence fasciste et meurtrière d’aujourd’hui (la répétition de l’identique renvoie à des mécanismes inconscients).
J’aborderai ici un autre domaine : les aspects régressifs qui contribuent à des conceptions confusionnelles de ce qu’est la vie, l’autre, le désir. Aspects régressifs que je comprends comme le résultat des essais ratés, inévitablement ratés, de rejeter ce qui constitue la base de notre humanité, l’angoisse. Evidemment ces deux niveaux se recoupent, le politique et celui des coutumes, donc des mentalités, mais chacun a son autonomie relative.
Cheminons ensemble. Si vous rencontrez dans une réunion ou en sortant d’un supermarché quelqu’un qui vous dit que la Terre est plate, je pense que vous l’écouterez avec bienveillance, voire avec un intérêt sociologique, avant de trouver un prétexte justifiant l’urgence de votre départ. Cela n’est pas, malheureusement, une fiction ; des adeptes de Trump et de Bolsonaro soutiennent cette affirmation.
C’est le même effet d’étrangeté qu’a eu sur moi le texte d’une jeune femme qui écrivait comment son père lui faisait manger de la confiture sur son pénis. Il semble que c’est son psychanalyste qui lui a conseillé de mettre par écrit son expérience traumatique. Il est sûr que le maniement clinique du trauma est quelque chose de très complexe et que l’écriture, comme beaucoup d’autres choses, peut avoir un effet thérapeutique, et son texte est un document psychopathologique intéressant. Mais raconter son trauma ne garantit pas qu’on fasse de la littérature. Puis cette femme a écrit un autre livre narrant cette horreur, et puis encore un autre et puis elle a gagné un prix littéraire. Puisque ça continue de se répéter, on est en droit de supposer qu’elle cherche encore la narrative capable de contenir et nommer l’effroi de l’expérience où elle a cessé d’être une enfant. On peut célébrer cette insistance, mais ténacité ne délivre pas certificat de valeur littéraire.
Un autre effet d’étrangeté. En arrivant à l’Université de Denver, où j’accompagnai ma femme qui devait y faire des conférences, je rencontre un corps enseignant en émoi. La veille, une professeure qui dit bonjour à un élève qui s’appelle Franck : Bonjour Frank, s’entend répondre : Pourquoi vous m’appelez Franck, et pourquoi voulez vous que je sois à tout prix un garçon ? En fait, maintenant je m’appelle Virginie. Embarras de la prof, excuses, il faut pas être accusé de comportement discriminatoire. L’après-midi la professeure recroisse le même élève et, après un moment d’hésitation, Salut Virginie. – Et pourquoi, reprend l’élève, voulez-vous que je sois toujours Virginie ? Là je suis redevenu Franck.
Comme ce type d’incident devenait très récurrent sur le campus, plusieurs réunions on eu lieu pour trouver le moyen d’éviter ce type de conflit, l’enjeu étant comment s’adresser aux étudiants. Avant mon départ ils avaient trouvé la parade : Comment allez-vous tous ? – How are you ?
Tout cela, comme vous le remarquez est pris très au sérieux et, en fait, le sérieux, la gravité et la menace dominent tous ces échanges marqués par ce que Sartre va reconnaître comme… exactement l’esprit du sérieux.
- Je suis à Censier, Université de Paris VII, un cours de travaux pratiques. Nous sommes une petite dizaine d’étudiants – la belle époque des petits groupes, plus-value du mouvement de Mai 68. Une très belle étudiante prend la parole : Avant toute chose je tiens à vous dire que je suis un mec. Le responsable du TD, un homme fait d’une très bonne pâte, exclame : Attachez vos ceintures ! Et tout le monde s’éclaffe à commencer par la belle étudiante. Et on reprend l’échange. Tout le monde, à commencer par l’étudiante, savait qu’on était devant un acte politique qui dénonçait l’inégalité des places entre les filles et les garçons, la difficulté de se faire entendre parce que fille, etc. C’était joyeux, léger, vivant. À aucun moment personne n’a imaginé qu’il s’agissait de l’être de la personne qui parlait, ou de ses choix sexuels. Et il n’était pas question de savoir si elle était homo, hétéro ou bi ; ça restait son affaire, plus : son intimité. Comme cela n’empêchait pas qu’on puisse être attiré par cette belle femme, avoir à son égard des fantasmes de désir.
Le terme fantasme. Vous remarquerez que c’est la première fois que j’emploie un concept psychanalytique. Comme c’est à partir de mon expérience clinique, personnelle et de métier, que je parle, il me sera impossible de le faire sans utiliser les termes et les mots qui rendent compte de cette expérience. Aussi parce que c’est à partir du réel que contiennent ces mots que je pense ce dont je vous parle.
Qu’est-ce que c’est qu’un fantasme ? Un fantasme est un scénario de désir. Comme tel il fut une découverte freudienne qui va changer le statut de certaines productions de la pensée. Un grand saut pour l’humanité. J’aurais pu dans la situation d’avant, avoir le fantasme de faire l’amour avec cette belle et intelligente jeune femme sans me sentir contraint de le lui dire. Comme je peux avoir le fantasme de désir d’assassiner Emmanuel Macron sans pour autant devoir me considérer un meurtrier. Voici le tourment des personnages dostoïevskiens, et probablement du propre Dostoïevski, ce grand éclaireur des mécanismes inconscients avant Freud : pour ses personnages il suffit qu’ils pensent quelque chose pour qu’ils agissent en tant que tel – c’est pour eux une question de vérité, l’aspect tragique de la vérité. Tragique parce qu’ils ne font pas la distinction entre les registres rationnel et imaginatif de la pensée. Freud aussi a été confronté à cette indistinction pendant son auto-analyse, douleur intolérable, et c’est le jour où il a découvert le fantasme qu’il a pu concevoir l’inconscient comme un lieu, comme une autre scène.
L’injonction à faire coïncider la pensée – en fait l’imagination ou le fantasme de désir – avec la totalité de la personne au nom de la vérité, peut aller jusqu’à la production des actes, comme chez les personnages dostoïevskiens, pour transformer l’imaginaire en réel, pour forcer le passage de la rêverie à la réalité des faits.
Cette injonction semble être une figure de la déclinaison de l’aveu. Rappelez-vous du catéchisme catholique qui dit qu’on peut pêcher par acte, par pensée, c’est-à-dire imagination, fantasme, ou omission. (Je me suis souvent demandé comment on pouvait pécher par omission, par quelque chose qu’on n’avait pas fait ou imaginé. Ça doit être le péché originel – de toute façon le sujet est toujours coupable).
Si l’on se réfère au fantasme, que quelqu’un veuille le matin se considérer Virginie et dans l’après-midi Franck, et si cela ne lui pose pas problème, tant mieux, ou tant pis, c’est son affaire et il n’y a pas de quoi faire toute une histoire. Surtout, il n’y a pas de quoi, à ce registre, faire intervenir le socius. Or, dans l’anecdote racontée avant, c’est à la communauté qu’est demandé de trouver la forme d’une interrogation qui vienne faire cadre aux réponses hésitantes du sujet de l’histoire qui n’arrive pas à se formuler la question qui le harcèle.
Et si un autre sujet se sent femme dans un corps d’homme, ce qui est certainement un conflit psychique, se faire couper le pénis et faire greffer des seins en celluloïd n’est pas une solution à une situation paradoxale mais inaugure, sans aucun doute, une économie du plaisir où la douleur érogène prend une place considérable.
Arrivé à ce point je pourrais parler de la haine de soi en démontrant comment ces tentatives brutales et avortées de subjectivation sont l’effet du brutalisme de l’univers néolibéral, univers qui érige le trauma en méthode de gouvernement et le meurtre comme réponse aux tensions sociales ou à l’émergence des contre-pouvoirs. Tout cela est exact, vérifiable, c’est notre quotidien macabre. Mais je prendrai une autre voie d’approche du politique.
J’avancerai en vous parlant du rapport entre le fonctionnement psychique inconscient et la production de la pensée. Et des conséquences dans le social et dans les mentalités si l’on ne prend pas en compte ce rapport.
Considérons, par exemple, les réflexions sur le genre. Il faut dire que les débats passionnés autour de cette question m’ont toujours étonnés. Alors je me disais que peut-être je vieillissais plus vite que je ne pensais. En même temps, j’avais mes raisons d’être surpris. Un des axes fondamentaux de la recherche freudienne, un de ses postulats est bisexualité psychique. Le fantasme est un autre axe. La sexualité infantile et son refoulement est le troisième. En d’autres termes, la question de la bisexualité psychique est le quotidien clinique de tout psychanalyste.
J’ai donc décidé de confronter mes perplexités avec le livre de référence, celui Judith Butler, Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l’identité[4].
Première section
L’identité n’est pas une notion freudienne. Elle est l’œuvre des psychanalystes américains qui proposent de considérer le Moi comme une organisation aconflictuelle, et de donner à l’identité la priorité que Freud confère à la pulsion sexuelle ; bref, il ne s’agit plus ni de la conception freudienne de l’appareil psychique – où domine le conflit, ni de celle d’inconscient – siège des pulsions sexuelles infantiles refoulées. Pour Freud, le psychisme se construit grâce à un processus d’identifications – ce qui fait l’humain c’est l’humain.
Dans son texte Psychologie des masses et analyse du Moi trois modalités de l’identification sont décrites :
Premièrement, l’identification est la forme la plus originaire du lien affectif à un objet. (Cela ouvre la question de l’Idéal : par exemple, le garçon veut être comme son père). Deuxièmement, par voie régressive, l’identification devient le substitut d’un lien objectal libidinal, en quelque sorte par l’introjection de l’objet dans le Moi. (Une fille ou un garçon fument comme le père qu’ils aiment). Troisièmement, l’identification peut naître chaque fois qu’est perçue à nouveau une certaine communauté avec une personne qui n’est pas l’objet des pulsions sexuelles (Cette modalité renvoie à la notion d’Idéal du Moi qui peut être incarnée par un leader politique ou un joueur d’une équipe sportive, voire l’équipe elle-même. Ceci permet à des sujets de s’identifier entre eux par ce lien commun à un autre ou à une autre chose – ça fait groupe et ça met à distance l’agressivité).
Plus l’enfant grandit, plus les opérations identificatoires deviennent complexes. Le moment fédérateur de cette complexité se situe entre 3 et 5 ans, quand le garçon et la fille s’identifient à la fois au père et à la mère, structurant par là leur bisexualité psychique, qui est celle de tout sujet humain. En même temps, l’enfant doit traiter les identifications de chacun de ses parents à son égard, parents qui ont à leur tour une histoire et une bisexualité psychique. À l’exigence de travail psychique de ces identifications croisées s’ajoute celle de l’identification à la relation entre les parents. Et aussi le fait que la traduction psychique des expériences plaisantes au corps propre et aux parents rencontre maintenant des interdits et des limites – d’où la simultanéité des sentiments aimants et hostiles à l’égard de chaque parent. On constate que ce moment, que Freud nomme le complexe d’Œdipe, réunit un nombre important des « complicateurs » auquel se confronte le psychisme dans sa genèse.
Judith Butler ne s’arrête pas sur ces réflexions de Freud concernant la constitution de l’appareil psychique. Bien sûr, elle pourrait ne pas être d’accord, mais ne pas indiquer sa position à l’égard de cette question, lorsqu’elle choisit de parler de l’identité, est problématique.
Butler commence et avance dans son texte bardée de certitudes. Le lecteur n’a pas accès au chemin qui l’amène à ces affirmations ; exclu, il lui reste à constater des glissements de sens qui sont étonnants : l’hétérosexualité (obligatoire, pourquoi obligatoire ?) suppose nécessairement une hiérarchisation de genre (page 52), qui engendre le phallogocentrisme (p. 53), c’est le langage qui construit les catégories de sexe, le sexe comme une construction fictive (p. 54), les faits naturels sont des « fables de genre » (p. 56), le système politique produit des sujets genrés le long d’un axe différentiel de domination ou de sujets supposés masculins (p. 62), il n’y a pas de sujet avant la loi (ibidem), il est impossible de dissocier le « genre »des interstices politiques et culturels où il est constamment produit et reproduit (p. 63).
Par cette manière de poser les termes de sa réflexion, on constate que Butler fait l’impasse sur un certain nombre de réalités qui ne cessent cependant d’exister parce qu’elle décide de ne pas les nommer : le fait que c’est l’humain qui fait l’humain – ce qui renvoie aux opérations et processus identificatoires ; la bisexualité psychique – question centrale dans la pratique du désir et de l’investissement de l’objet ; et la différence anatomique de sexes – qui ne se réduit pas à l’hétérosexualité (p.70 : la pré-discursivité du sexe n’existe pas).
Butler parle bien d’un clivage radical du sujet genré (p. 68), mais on se demande de quel lieu le sujet reconnaît ce clivage. Et, contrairement à la bisexualité psychique qui ouvre vers une dialectique conflictuelle entre les représentations du masculin et du féminin, le projet Butler est de théoriser le genre comme une construction qui n’a rien avoir avec le sexe, le genre (devenant) lui-même un artefact affranchi du biologique (ibidem). Or, si le corps n’existe pas, on peut s’affranchir aussi de l’affect et des signes somatiques du désir ; le corps se change en machine. Butler ira jusqu’à critiquer Simone de Beauvoir parce qu’elle maintient la distinction corps/esprit (p.77), aussi parce qu’elle a recours à la dialectique pour formuler sa pensée, dialectique qui est une économie masculine de la signification (p. 76). À partir de quoi elle avance une interrogation dont le sens reste pour moi très obscur : La question qui reste toutefois ouverte est de savoir si cette synthèse (entre corps et conscience) exige et maintient la distinction ontologique entre le corps et l’esprit dont il est fait, et par rapprochement, la hiérarchie avec la prédominance de l’esprit sur le corps et du masculin sur le féminin (sic note 22, p.77).
Qu’un discours idéologique se soit servi des différences biologiques et anatomiques pour asseoir une domination masculine c’est un fait de culture. Mais cela n’empêche pas la biologie et l’anatomie de continuer à exister, de même que continuent de se produire, chez l’humain, la traduction psychique des expériences traversées par le corps. Et si le patriarcat a réduit la femme au statut d’objet, ce n’est pas parce qu’un discours se présente comme féministe qu’il dit toujours la vérité.
Pour quelqu’un qui considère la question du genre, du désir et de la sexualité à partir de la découverte freudienne de la sexualité infantile, du fantasme et de la bisexualité psychique, les affirmations de Butler oscillent entre l’incompréhensible et la simplification astucieuse. Réduire cette constellation d’enjeux à un simple effet de la normativité sociale est partiel et insuffisant. Cela revient à prendre une certaine mentalité comme l’universel qu’elle dénonce. Ainsi, après avoir mentionné une conception d’une vie sexuelle réduite à une hétérosexualité qu’elle définit, après d’autres, comme obligatoire, Butler glisse vers l’affirmation selon laquelle l’hétérosexualité n’est intelligible qu’associée à la domination masculine.
L’hétérosexualité du désir nécessite et institue la production d’oppositions binaires et hiérarchiques entre le « féminin » et le « masculin » entendus comme des attributs exprimant le « mâle »et le « femelle »(page 85). Refusant de considérer la bisexualité psychique, Butler est condamnée à parler de binarité, d’oppositions, de hiérarchie. Même la différence sexuelle ne peut être considérée qu’à partir d’une l’économie de l’opposition (page 86). Or, le masculin et le féminin peuvent être examinés sous l’angle de deux positions de la sensibilité qui cohabitent dans l’espace du monde interne du sujet d’une façon harmonieuse, conflictuelle, ou paradoxale, cohabitation – toujours dynamique et souple – qui s’organise selon les repères et les oscillations des identifications. Les fixités de ces deux positions renvoyant à des types de défenses pathologiques.
À la fin de la première partie de son livre, Judith Butler revient sur les travaux de Jacqueline Rose, qu’elle cite en note de la page 102. Non pour reprendre la critique faite par celle-ci sur les explications sociologiques du genre, ou l’affirmation que la psychanalyse révèle constamment l’échec de l’identité. Butler se réfère à Rose pour aborder la dimension des identifications dans les pratiques hétérosexuelles, homosexuelles et bisexuelles. Réduite à la production des conduites, l’identification devient la pure imitation contre laquelle on venait d’être mis en garde. Oui, on a toujours du mal à reconnaître la place d’où parle Butler et, corolaire, où elle veut en venir.
L’autre impression qui domine à la lecture de cette première section : à la suite de l’inventaire des théories supposées enfermer le féminisme dans des impasses, on a le sentiment qu’il n’y a pas d’échappatoire. En effet, face à la domination masculine, toute aspiration désirante est considérée comme l’effet d’un système de normes et même le choix sartrien est taxé de ce que j’appellerai une naïveté naturalisante.
Butler déteste des totalisations. Je me demande ce qu’est pour elle un cadre de pensée. Elle constate que le discontinu et l’incohérence dérangent une idéologie basée sur des normes immuables ; ceci est aussi exact que le constat que l’eau est chaude entre 55 et 60 degrés. Et cela ne la dispense pas de nous présenter sa conception de la genèse du sujet humain – puisque quand même ce dont Butler nous parle concerne des êtres faits de parole et de désir.
Pour continuer dans les questions : bien sûr, à bas le patriarcat, mais pourquoi le symbolique doit-il nécessairement renvoyer exclusivement au patriarcal ? Pourquoi le phallus ne peut-il pas être compris comme la somme des idéaux ? Pourquoi le phallicisme d’une femme doit-il se référer à un appendice ? Pourquoi la sexualité reproductive serait-elle à exclure ? Et quelles en seraient les conséquences ? (page 89). Pourquoi le Moi doit-il être considéré comme une l’illusion de l’identité de substance ? (page 90). Pourquoi le Moi ne peut-il pas être un lieu, un topos dans le psychisme du sujet ? Pourquoi la perception psychique de soi, ou la manifestation du désir sexuel doivent-ils être subordonnés à la notion d’identité ? (page 91). Serait-il interdit de ressentir un bien être, ou d’être bien dans sa peau ? Qu’est-ce que veut dire résister à la structure hégémonique de la sexualité ? (page 100).
Butler ne supporte pas qu’on considère le langage comme un instrument (page 88), voire qu’on croie au langage (page 90) ; l’usage qu’elle fait du structuralisme se résume à un déterminisme étouffant. Pour ce qui est du structuralisme, je garde le commentaire de Sartre comme une invitation permanente au travail psychique : l’essentiel n’est pas ce qu’on fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce que l’on a fait de lui.
Deuxième section
Butler commence cette deuxième partie par l’analyse des célèbres thèses avancées par Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté, suite à ses recherches ethnologiques, à savoir que le passage de l’endogamie à l’exogamie se fait par la circulation des femmes après l’installation de la prohibition de l’inceste.
Et là, où l’on attendait des commentaires et la présentation d’un point vue, on a une succession de questions sans réponses qui relèvent plutôt de sautes d’humeur. Florilège : Le dualisme est-il bien nécessaire ? (p.117), quel est le statut ontologique de la loi ? (p.118), le fait que la prohibition (de l’inceste) existe n’implique nullement qu’elle fonctionne (p. 125). Elle en vient même à se demander si l’interprétation du passage de l’endogamie à l’exogamie, à partir du matériel collecté par Lévi-Strauss, ne souffre pas du fait qu’il est un homme – et on regrette qu’elle ne propose pas ce que serait un récit féminin sur ce passage.
Butler n’est pas d’accord avec la distinction nature/culture. Et comme elle ne considère pas qu’il faille de la loi, on constate sa méfiance sur la nécessité d’un facteur organisateur de l’espace social de la communauté humaine. Portés par ces affirmations cocasses on vient à s’interroger si elle a connaissance de groupes qui se sont organisés autour de l’inceste. À cela elle répond, page 174 : « Il ne m’incombe pas ici de montrer qu’il y a des cultures dans lesquelles le tabou de l’inceste n’opère pas en tant que tel. » Ah, bon ? Alors on affirme que « le fait que la prohibition (de l’inceste) existe n’implique nullement qu’elle fonctionne » et on n’est pas tenu à démontrer ce qu’on dit ! Freud, parmi beaucoup d’autres chercheurs, nous a habitués à une plus grande rigueur dans la présentation de ses recherches et à un vrai souci éthique sur les prolongements de ces conclusions ! Devant un tel tourisme de la pensée on doit rappeler que l’interdit de l’inceste est indissociable de l’interdit du meurtre – solidarité qui n’est pas prise en compte par Madame Butler.
Elle s’attarde ensuite sur le commentaire de Lacan sur l’article de Joan Rivière La féminité comme mascarade. Il s’agit de penser en termes psychanalytiques ce qu’est une coquette. Que je résumerait en disant : une femme déçue dans l’amour investit une sexualité où le désir est absent. Butler tourne en rond autour des problématiques avancées par Lacan et, de toute évidence, elle ne sait pas comment penser la féminité en rapport avec le désir, l’amour et le sexe.
Les difficultés que rencontre Butler pour se mouvoir dans cette constellation révèlent son refus, ou son impossibilité, à imaginer le réel et à inventer les outils pour le faire devenir réalité. Le féminisme qu’elle propose est a-historique. Comme faisait remarquer une amie clinicienne et chercheuse avec qui je partageais ses réflexions, Butler remplace un féminisme iconoclaste par un féminisme prescriptif, hors-sol et, comme tel, parfaitement compatible avec le néolibéralisme– que Rancière dans son dernier livre propose d’appeler le capitalisme absolu[5]. D’où le peu de cas qu’elle fait dans ce livre à l’importance historique de Simone de Beauvoir, ou à la bataille féministe qui se termine par le droit à l’avortement – l’équivalent d’une révolution copernicienne selon Françoise Héritier – ou à celle de refus du mariage imposé. Les femmes inventent l’amour, dit Michèle Perrot. Si être mère n’est pas une condition pour devenir une femme, le désir de maternité n’est pas contradictoire avec un engagement féministe – mais je ne sais pas si Butler serait d’accord avec cette affirmation.
Reste la question de pourquoi Butler choisit Joan Rivière comme exemple d’une psychanalyste. Pourquoi pas Lou Andreas-Salomé, amie de Rilke et Nietzche, féministe, remarquable clinicienne et théoricienne – très admirée par Freud – que je mets en exergue, pour qui, comme je la comprends, le désir féminin présuppose l’amour. Mais, c’est vrai, Judith Butler ne s’intéresse pas à l’amour.
Joan Rivière est, en fait, une personne stupide. Si historiquement elle sera une des premières psychanalystes femmes à essayer de parler de la féminité, elle n’arrive pas à indiquer précisément l’étendue du terme mascarade, finissant même par en faire un trait reconnaissable en toute femme – affirmation démentie par l’expérience. Comme psychanalyste, elle « pychopathologise » la vie, qualifiant de maladives des expériences banales de l’existence. Et elle ne s’attarde jamais sur l’aspect positif d’une défense ou d’un symptôme – ce qui pour moi constitue l’essentiel de la position clinique d’un psychanalyste. Ne faisant pas cela, elle sera incapable de reconnaître une défense et un symptôme comme étant l’invention de l’enfant qu’était le patient ou la patiente dans un moment donné de son histoire. La définition de Joan Rivière d’une femme « normale » est faite d’une collection de clichés bourgeois. Par contre le racisme manifeste de sa patiente concernant « les nègres» du sud des Etats Unis ne lui pose pas problème. Bref, on s’interroge pourquoi Butler a choisi cette dame pour parler d’une femme psychanalyste. (Pour la mascarade et la coquette revoyez Huit et demi de Fellini, dont le portrait de l’amante du personnage principal, joué par Mastroianni, présente une… clinique psychanalytique beaucoup plus vivante et intelligente).
C’est à partir de sa lecture de Joan Rivière que Butler viendra à considérer, pour la refuser, la bisexualité psychique. Selon elle, cette bisexualité qu’elle appelle primaire devra pour des raisons « culturelles » devenir hétérosexualité. Pour Butler, contrairement à Freud, la bisexualité n’est pas une caractéristique permanente, un trait majeur, du psychisme ; pour elle, ce caractère bisexuel du psychisme sera contraint à se transformer en hétérosexualité parce qu’ainsi le veut le culturel. Pour Butler, la patiente de Rivière, et Rivière elle-même, ne peuvent pas, pour des raisons « culturelles » se reconnaître lesbiennes et aimer des femmes. (Je n’arrive pas à trouver dans le texte de Joan Rivière ce que justifierait cette interprétation). Chez Butler, le conflit psychique se métamorphose dans une tension entre le désir et le social.
Poursuivant sa présentation de la psychanalyse à partir de sa lecture de Jacques Lacan, Judith Butler décrètera l’échec de toute identification parce que, toujours selon elle, toute la théorie psychanalytique assimile le Symbolique au Réel (p. 144-145). Pour affirmer cela elle laisse de côté l’imaginaire, notion lacanienne, qu’elle réintroduira plus loin comme étant de son fait à elle, imaginaire qu’elle enracine dans la jouissance. Mais puisque c’est l’humain qui fait l’humain, et puisqu’on refuse les identifications, par quel moyen ça se réalise ?
Pour Butler, le choix de l’objet hétérosexuel annule la bisexualité qu’elle définira maintenant comme constitutionnelle. Dans la lecture faite par Butler de la théorie freudienne sur les processus identificatoires, l’identification, dans une première approche, se résume à l’imitation et à un comportement (p.148). Puis, elle considère l’identification selon la nouvelle conception énoncée par Freud dans son texte Le Moi et le Ça, publié en 1923, où il revient sur les propositions du processus identificatoire présentées dans son étude Deuil et mélancolie de 1917 (p. 152-153).
Ce que Freud retiendra du processus mélancolique c’est le mode d’identification, à savoir : l’intériorisation dans le Moi de l’objet investi, mode qu’il considèrera dorénavant comme le processus identificatoire principal (oui, parce qu’il y en a d’autres que Butler ne mentionne pas). Il revient donc sur sa conception initiale du deuil, selon laquelle il y aurait désinvestissement de l’objet aimé et déplacement réussi de la libido liée à cet objet vers un autre objet. Bien sûr, l’opération de désinvestissement puis déplacement de la libido liée à l’objet est toujours ce qui signe la réussite du travail de deuil. Mais, dans la nouvelle théorisation proposée, cette opération vient après l’identification à l’objet aimé, identification conçue, donc, comme son introjection dans l’espace du Moi.
Ce qui est absolument nouveau dans cette nouvelle théorie de l’identification c’est que dans le traitement psychique de l’expérience réelle de la rencontre et de la relation, le lien à l’objet introjecté dans le Moi a été désexualisé ; ce qui est gardé du lien et de l’objet internalisé c’est la dimension d’amour de la relation. En d’autres termes, l’objet introjecté par ce processus de l’identification vient renforcer le Moi puisqu’il élargit le champ de l’économie narcissique. (Rappel : contrairement à Lacan, chez Freud le Moi n’est pas spéculaire ; il est même, à l’origine, un espace qui se constitue par la projection d’une surface – et cette surface est le corps). Une autre différence : ce mode d’indentification ne se limitera plus au deuil ou à une séparation ; il concerne dorénavant tous les liens d’amour et d’amitié – rappelons-nous de la célèbre déclaration de Montaigne sur son ami La Boétie : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. Cette introjection de l’objet dans le Moi qui concerne le registre de l’amour et de la tendresse, n’empêche en rien que la relation se poursuive dans le registre sexuel, ou de la passion. Lou Andreas-Salomé a remarquablement théorisé cette circularité entre une économie libidinale narcissique et une économie libidinale d’objet. Par tout ce que je viens de rappeler, on voit bien que si Freud garde le mode d’identification du processus mélancolique, la qualité et le sens des opérations sont complètement distincts : l’objet que le mélancolique intègre à l’espace du Moi est un objet haï et, par là même, un objet hétérogène au Moi.
Ce que Butler privilégiera dans sa lecture de Freud va l’amener à des conclusions très éloignées du corpus freudien. Pour elle la nouvelle théorie freudienne proposée dans Le Moi et le Ça conserve toutes les caractéristiques de celles du processus mélancolique ; elle suppose donc l’intériorisation de ce qu’elle appelle la relation d’ambivalence à l’objet qui, de fait, dans le processus mélancolique est une relation de haine. De toute évidence, Butler ne conçoit pas une désexualisation du lien et de la relation, elle ne considère donc pas l’identification en termes d’amour et tendresse. L’objet intériorisé sera à la fois aimé et détesté, donc aussi persécuteur. J’imagine que la tension qui accompagne cette modalité d’identification, tension érotique, doit, pour Butler, rejoindre celle de la jouissance de la théorie lacanienne. Je peux donc comprendre pourquoi Butler mentionne l’homosexualité et le féminin comme étant du registre de la mélancolie et qu’elle cite le travail de Julia Kristeva qui associe maternité et mélancolie : (pour Kristeva) la mélancolie est la pulsion matricide tournée contre le sujet féminin (page 147). Bien sûr, Butler dit que cela est la théorie freudienne ; en fait c’est la théorie que Butler lit chez Freud : un processus identificatoire qui se fait sur le signe de la morbidité. Si l’inconscient est un lieu aussi infernal, il vaut mieux sans doute nier son fait et ses effets. Certainement des éléments de sa biographie doivent expliquer cette construction. Ce qui est sûr c’est que pour Butler il n’y a que l’identification avec des amours perdus (p. 153), en quoi elle rejoint la conception bourgeoise de l’amour dans les siècles passés : il n’y a pas d’amour heureux.
La suite est à l’avenant : l’Idéal du Moi qui pour Freud est le passeur pour un autre soi-même dans un temps à venir, devient chez Butler un cimetière « d’amour déçus[6] » intériorisés sur le mode mélancolique, donc haineux (p.154 : Dans l’acte d’intériorisation, cette colère et ces reproches, inévitablement aggravés par la perte elle-même, sont tournés vers l’intérieur et soutenus… etc.) Le Surmoi freudien, protecteur et garant de la différence des générations est réduit, comme chez Lacan, à une instance férocement mutilante. Et le complexe d’ Œdipe n’est rien d’autre, chez Freud, que le moment théorique de l’interdiction de l’homosexualité – conclusion à laquelle Butler arrive à travers une série de faux syllogismes capable de faire pâlir de colère le plus rusé des sophistes. Bref, pour Judith Butler la fin des opérations identificatoires c’est la constitution de l’identité de genre tandis que pour Freud ces opérations sont la condition du désir.
- Butler revient dans un texte ultérieur sur la conception présentée ici dans Trouble dans le genre. Dans sa réponse au commentaire du psychanalyste Adam Phillips qui se demande s’il y a une raison nécessaire à ce que l’identification s’oppose au désir ou à ce que le désir soit alimenté par la répudiation, Butler pondère qu’il existe peut-être une manière de développer une typologie du « refus » et de « l’exclusion » qui pourrait nous aider à distinguer entre ce qui est rigoureusement répudié et forclos et ce qui est refusé de manière moins rigide ou permanente. Elle va jusqu’à s’interroger si ne pourrait-on trouver des descriptions tout aussi convaincantes des motivations inconscientes de l’homosexualité qui ne supposeraient pas la répudiation de l’hétérosexualité ? L’économie du désir fonctionne peut-être toujours à travers une espèce de refus ou de perte mais cette économie n’est pas obligatoirement structurée par la logique de la non-contradiction. Et, encore plus étonnant, voilà que J. Butler aura recours à la bisexualité psychique reconnue par Freud pour étayer ses arguments : ce type de mobilité psychique post-contradictoire n’est-il pas ce qui est désiré du point de vue psychanalytique, mobilité que Freud cherche à circonscrire en référence au caractère bisexué de la psyché ? Cette mobilité n’est-elle pas le signe qu’une logique, rigoureusement instituée, de la répudiation n’est pas après tout nécessaire à la survie psychique ? Que de changements ! Et ce n’est pas fini : Butler est d’accord pour dire qu’il n’y a pas de « troisième sexe » à découvrir ou à poursuivre[7].
Judith Butler conclura sa réponse au commentaire d’Adam Phillips en articulant la différence sexuelle à la perte et à l’attachement : Dans quelle mesure nos conceptions du masculin et du féminin sont-elles formées à travers les attachements perdus qu’elles sont dites provoquer ? Pourrons-nous jamais répondre à la question de savoir si la différence sexuelle est l’accomplissement d’une hétérosexualité mélancolique, sacralisée en tant que théorie ou s’il s’agit de la perte et de l’attachement dans n’importe quel type de relations humaines ? Et la conclusion n’est pas moins étonnante : Il semble clair que, dans certains cas, les deux soient vrais – l’étonnant dans cette conclusion c’est que Butler accepte maintenant d’autres facteurs que la « perte mélancolique » dans la différentiation sexuelle.
Le point d’accord entre Butler et Phillips c’est la constitution du sujet sexué à partir des pertes. Cette conception est partielle et fausse ; en fait, elle ne conçoit pas le fonctionnement de l’appareil psychique en « plein régime » capable de se poser toutes les questions évoquées. Ces questions se « travaillent »donc dans un espace constitué dans lequel il y a eu une sélection des investissements relationnels et autres qui sont abandonnés. Cette description est exacte, mais mettre l’accent sur les relations abandonnées laisse de côté le plus important : le sens des relations investies qui sont préservées dans cet espace qui, de fait, n’est rien d’autre que le monde interne du sujet. Voilà ce que nous apprend la clinique du trauma : ce qui est premier pour la constitution de l’appareil psychique, pour le monde interne, ce sont les inscriptions des liens d’amour et de plaisir. Un espace psychique qui n’est fait que de pertes et de manques, est déformé, carencé, mutilé ; dans ce cas l’attachement n’est pas une reconnaissance de l’autre dans sa différence mais une prothèse narcissique. Ma conviction est : ce qui fait l’humain c’est le peuplement des liens de vie avec d’autres humains. Sans quoi on ne peut survivre aux pertes. Et la clinique du trauma exige qu’on puisse aider le sujet à rejeter, dans la colère ou dans la haine et sans culpabilité, le meurtrier d’âme en garantissant, dans le même mouvement, la promesse d’un autre vivant jusqu’alors absent de l’histoire psychique. Une psychanalyse n’est pas une poubelle où l’analysant jette les déchets de son existence, mais la célébration des rencontres humanisantes et/ou l’invention des outils qui permettront de reconnaître et d’extraire ce type d’événement du réel où ils séjournent.
Ce qui est ici en discussion c’est la genèse théorique du sujet, autrement dit : la proposition d’un modèle logique de l’appareil psychique. Mais un modèle théorique qui ne fonde pas une pratique n’est qu’une élucubration académique, ou un discours universitaire. Dire d’un événement psychique fondamental qui n’a pas eu lieu qu’il est une « perte » procède de la connaissance de son importance pour le fonctionnement de l’appareil psychique ; c’est donc un point de vue extérieur, une appréciation fruit de l’expérience de celui qui énonce ce dire. Dans l’espace psychique qui est en train de se construire, l’événement qui n’a pas eu lieu n’est pas une perte, c’est un trou. Trou autour duquel, et avec lequel, cet espace s’organisera. Le sujet évidemment ne connaît pas l’existence de ce trou, ce sont les effets affectifs distordus et difformes sur l’autre qui le rencontre qui révèleront l’absence de cet événement psychique fondamental, de son besoin constituant. C’est ce que nous a appris la clinique du trauma et celle de la psychose infantile. Lorsqu’on dit bonjour à un enfant et qu’il nous répond par un cri de terreur, par notre stupéfaction nous partageons avec lui l’expérience d’un inconnu.
Le mode par lequel Butler traite la notion psychanalytique d’incorporation promue par Nicolas Abraham et Maria Torok est un autre exemple de la loufoquerie des procédés utilisés.
L’incorporation est un terme repris à Freud par Abraham et Torok pour rendre compte d’un processus psychique de transmission intergénérationnelle des expériences psychiquement traumatiques. Autrement dit, chez Abraham et Torok la notion vient nommer une découverte clinique qui nous permet de comprendre et soigner des souffrances et des impasses du corps psychique traumatisé qui se présentent comme hétérogènes à l’histoire du sujet. Sujet qui a reçu en héritage l’interdit de penser un secret qu’il recèle, sans le savoir, comme un corps psychique étranger. Ce secret peut concerner un meurtre, un fait d’inceste, une honte. Supposons qu’on ait caché, par honte, l’origine prolétaire du gendre devenu, après la mort de son beau-père, propriétaire milliardaire de l’entreprise familiale et, voilà, que quelques générations plus tard un petit fils, sans qu’on sache pourquoi, devient marteau.
Il s’agit donc d’une découverte clinique par le traitement psychanalytique du trauma ; puis de la théorie de cette clinique ; puis du constat par d’autres expériences cliniques du bien fondé théorique ; puis de l’intégration de la découverte au corpus général de la métapsychologie et, finalement, changement du maniement transférentiel des constellations défensives reconnues.
Cette configuration éminemment clinique dans laquelle la notion est proposée par Abraham et Torok, n’intéresse absolument pas Butler et ça donne ceci aux pages 162 et 163 : « La répudiation du corps maternel est, pour Abraham et Torok, la condition de la signification à l’intérieur du Symbolique. (…) L’incorporation traduit littéralement la perte sur ou dans le corps et se présente ainsi comme un fait corporel, moyen par lequel le corps vient arborer un sexe comme sa vérité littérale. » (les italiques sont de Butler).
Son commentaire n’est pas un malentendu, c’est une absurdité : il est évident que Butler considère le corps maternel dont parlent Abraham et Torok comme un corps réel et non comme un espace psychique. Le mot incorporation n’a donc plus rien à voir avec la découverte clinique et, à partir de là, son usage ne délimite plus rien ; les conclusions fournies par Butler sont, alors, des affirmations venues de nulle part sans aucun rapport avec la problématique choisie et censée éclaircir qu’on ne sait plus quel propos.
Pour conclure. Selon Butler, l’hétérosexualité est une organisation mélancolique de la sexualité, conséquence du tabou de l’homosexualité qui est antérieur au tabou de l’inceste. Le lesbianisme est ainsi une réponse culturelle affirmative au patriarcat qui fait de l’hétérosexualité le levier principal de son pouvoir de domination. – Pour démontrer la validité de ces thèses, Butler convoque, entre autres, des textes psychanalytiques auxquels elle fait dire ce qu’ils ne disent pas. Pour cela, elle utilise des commentateurs et des commentatrices dont les interprétations viendront remplacer une réflexion rigoureuse (ou les siennes) des textes convoqués. Par un autre expédient, comme dans des exemples ici cités, elle détourne les notions et les concepts d’une œuvre au profit de ses aprioris présentés, alors, comme la conclusion d’une élaboration de pensée dont on ne trouve nulle part le déploiement.
Au cours de son exposé, Judith Butler rejette, à l’occasion, le fait du corps anatomique, le fait du corps biologique, du corps somatique et sensoriel. Elle rejette le fait du corps érogène et le fait d’un corps psychique. Le corps pour Judith Butler est un corps de discours, en fait celui de la phrase dans la page d’un livre. Le corps freudien n’est pas un corps d’imprimerie ; il est un corps psychique réel, lui-même projection d’un corps anatomique, biologique, sensoriel et érogène. Qui se traduit en corps psychique fait de plaisir et de souffrances, plaisirs et souffrances parfois entremêlés du rejet de certaines réalités, enchevêtrement qui rend encore plus difficile la reconnaissance puis la distinction des différents fils qui composent une sensibilité et une subjectivité.
La psychanalyse n’est pas une logique de discours ; elle est une pratique clinique concrète qui essaye de permettre aux personnes, prises dans les difficultés de vivre, de mieux naviguer entre les deux pôles de l’existence humaine, celui du sexe et celui de la parole, aimer et travailler, désirer la jouissance du corps et penser cette jouissance.
Mathilde Larrère nous a averti qu’un féminisme sans lutte de classe, c’est du développement personnel. Le féminisme réduit par Butler au lesbianisme est une croyance religieuse qui, comme toute religion, a ses dogmes, ses interdits de pensées, ses rejets de réalité.
Troisième section
La troisième partie du livre commence par une critique de la distinction faite par Julia Kristeva entre le symbolique lacanien et la sémiotique. Cela ne m’intéresse pas, mes présupposés théorico-cliniques sont autres.
Je note néanmoins que l’effet de discours m’amènerait à penser que Judith Butler réduit souvent des positions défensives à la seule psychopathologie. Voici un exemple qui distingue les défenses d’une organisation pathologique de l’intérêt psychique d’une défense : dans les camps d’extermination nazis il fallait pouvoir mobiliser des défenses autistiques pour survivre. Les défenses sont une bonne et non une mauvaise chose.
Dans le cadre de la discussion avec Kristeva, la question du lesbianisme revient par rapport à la place attribuée au corps maternel, aux pulsions, à l’enfantement. On se demande, alors, si la théorie de Monique Wittig du lesbianisme comme un troisième sexe n’est pas ce qui structure ici le questionnement.
La controverse avec Kristeva est une querelle conceptuelle d’un discours qui contemple le plaisir qu’il se donne en tournant en boucle autour de lui-même. Et dont on arrive pas à saisir le point de vue qui le compose.
Pour sa controverse avec Foucault (page 199 et suivantes), ainsi que ses attaques contre les recherches du Docteur Page (page 216 et suivantes) je laisse à d’autres la vérification de la pertinence de ses critiques.
Puis on arrive aux théories de Monique Wittig. Pour Judith Butler, celle-ci propose une guerre à l’hétérosexualité et le lesbianisme est le moyen d’échapper au sexe et au genre : « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». La lesbienne est un troisième genre, puis non, « une lesbienne n’a en fait pas de sexe ; elle se situe au-delà des catégories de sexe », puis, « elle est une catégorie qui rend le sexe et le genre tout à fait problématique ». Tout compte fait, la perception que nous avons du sexe est une hallucination : « Ce qui nous croyons être une perception directe et physique n’est qu’une construction mythique et sophistiquée ». Et « l’acte de « nommer » le sexe est un acte de domination » On se demande, alors, pourquoi les autres dominations – table, autobus, maison – échappent à cette définition. Wittig rejoint Simone de Beauvoir dans son refus de l’idée de nature humaine, mais dit qu’il faut comprendre « la domination comme le déni d’une unité préalable et primaire de toutes les personnes sous la forme d’un être pré-linguistique », unité préalable qui semble bien se situer dans la nature. (cf. pages 225-229).
Butler dira être « convaincue que la disjonction radicale posée par Wittig entre hétérosexualité et homosexualité n’est simplement pas vraie, qu’il y a des structures psychiques de type homosexuel dans le cadre des relations hétérosexuelles, et des structures psychiques de type hétérosexuel dans les sexualités et les relations gaies et lesbiennes ». Bref, Butler critique Wittig en reprenant à son compte et sans le mentionner, en contrebande donc, la théorie freudienne de la bisexualité psychique. Pour cela il a fallu attendre les pages 239 d’un livre qui a 276. (Butler, comme je l’ai déjà mentionné, reprendra cet argumentaire, quelque temps plus tard, dans sa réponse à Adam Phillips).
Continuant à faire jouer la bisexualité, Butler trouvera suspect « que le féminin (n’)appartienne (qu’)aux femmes », refuse l’idée d’un troisième genre et conçoit que « la juxtaposition dissonante (masculin/féminin) puisse engendrer « une tension sexuelle » qui soit « objet de désir ». « C’est, dit-elle, la déstabilisation du rapport entre le corps et l’identité, le féminin et le masculin qui devient érotique. » – Cette dernière phrase pourra faire penser à une cause inconsciente du désir dans le rapport qu’unit la bisexualité psychique et le narcissisme selon la théorie freudienne de l’identification. Puisque la déstabilisation du rapport entre le corps et l’identité est produite par la multiplication des identifications à l’œuvre dans l’inconscient. Mais Butler, vite et bien fait, réduira les lignes de force qu’elle reconnaît aux signes qu’elles produisent (pages 240-241). De fait, ses propositions dynamiques sur la cause du désir, ou l’expression de ses réserves n’entame en rien sa conviction profonde, mais jamais déclarée explicitement, que le lesbianisme est la seule réponse « politique » adéquate au pouvoir masculin. (Ce changement brutal de registre – passer sans aucune médiation de la sexualité au politique – est fréquent chez Butler). Malgré les nuances apportées à la théorisation de Monique Wittig, pour Butler l’hétérosexualité reste toujours obligatoire et réduite à la reproduction, les délices du plaisir étant nécessairement le privilège distinctif du « corps lesbien ». (« L’hétérosexualité offre des positions sexuelles normatives » à la page 239 ;… « en tant que sexualité « lesbienne », tous ces actes accomplis en dehors de la matrice reproductive » à la page 244). Pour Butler, fondamentalement, il s’agit de redéfinir le lesbianisme à partir de Wittig.
« Si la sexualité et le pouvoir sont coextensifs, et si la sexualité lesbienne n’est pas moins construite que d’autres formes de sexualité, alors il n’est aucune promesse de plaisir « infini »hors du carcan de la catégorie du sexe. » (Je souligne. page 242). – Ce commentaire critique à Wittig est très révélateur. De fait, Butler refusant que le plaisir de la jouissance soit limité au sexe induit la question du passage entre la sexualité et la pensée ; or, cette transaction ne l’intéresse pas. Refusant le dualisme corps/esprit, Butler est obligé de concevoir la sexualité et la pensée comme deux registres compartimentées de la vie ; Butler saute d’un registre à l’autre et les parcourt alternativement comme s’ils existaient repliés sur eux-mêmes, sans liaison ou jonction avec quoi que ce soit d’autre. Ce clivage, présent dans tout le livre, rend parfois son texte très incompréhensible.
Pour résumer : chez Butler, le corps est coupé des sensations ; avec une sexualité interdite de zones érogènes on se demande quel type de plaisir il peut éprouver. Chez Butler, le corps est sans limite, hors temps et hors espace ; bref, un corps mort. La pensée, réduite à la conscience raisonnante, coupée des affects et interdite d’imagination et fantasmes inconscients est une pensée statique et ressassante qui avance dans l’opposition à d’autres, pensée qui n’est que négation. Son style, toujours déclaratif, jamais démonstratif, charrie une pensée qui ne produit que des idées qui sont forgées, elles, dans une grille rigide, adossées à des certitudes qui varient selon la conception, à attaquer ou à détruire. Le résultat est un texte confus, fermé sur lui-même.
Sa conception de ce qui est le plaisir se trouve à la page 261. Elle concerne le plaisir du drag qui trouve, en partie, « du plaisir de l’étourdissement dans la performance. ». Autrement dit, un plaisir confusionnel dont les traits de désespoir ne sont pas pris en compte par Butler. Pour elle, le drag condense sa conception du genre : une parodie. Parodie qui « ne présuppose pas l’existence d’un original qui serait imité par de telles identités parodiques. Au fond, la parodie porte sur l’idée même d’original (…) ». (Je souligne). Et, tout compte fait, le fantasme aussi n’est rien d’autre qu’une parodie, « tout comme la notion psychanalytique d’identification de genre renvoie au fantasme d’un fantasme (…) » (je souligne).
J’ajouterai que si le drag intéresse tellement Butler c’est que, par la parodie, il transforme le sens, la dimension bisexuelle du fonctionnement psychique inconscient, et l’angoisse des conflits psychiques en signes, en imitation, en comportement – la vie est un spectacle fait d’un conglomérat de performances inutiles.
Ce que Butler oublie de prendre en considération c’est que la parodie d’un drag n’a pas une forme immuable ; bien au contraire sa forme varie selon le drag qui la présente et selon ce qu’il veut parodier. En d’autres termes, la parodie est aussi et toujours une interprétation ; chaque drag a son mode de la présenter et fait le choix des accessoires qui la construisent. Autrement dit : le sujet réel dans son histoire singulière que Butler veut faire disparaître rejaillit invariablement de la cage où elle tente de l’étouffer.
À cette « mélancolisation » du féminisme, à ce féminisme de mort, je préfère le féminisme de vie des années 70 ; celui de la joie de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos – que le film de Callisto McNulty Les insoumuses présente si bien ; de la joie et l’intelligence de Wassyla Tamzali, de Michelle Perrot, de Françoise Héritier, de Lou Andreas-Salomé ; celui de la joie et la liberté des jeunes femmes qui manifestent aujourd’hui contre l’impunité machiste des gouvernants[8].
Reste à comprendre comment des propositions si pleines de haine pour la vie ont pu inaugurer une mentalité.
[1] Sur la canaillerie des psychanalystes : Aucune association de psychanalystes en Amérique Latine ne s’est opposée aux Dictatures Militaires. Bien au contraire. Lorsque le regretté Hélio Pellegrino a dénoncé publiquement qu’un psychanalyste en formation de sa Société, Amilcar Lobo, travaillait comme médecin auxiliaire des tortionnaires de la police politique il a été radié par le président de l’association Leão Cabernite, qui était, par ailleurs, l’analyste didacticien du tortionnaire dénoncé par Hélio. Hélio a été exclu par ses collègues, au prétexte que, faisant cette dénonciation, il salissait l’image de l’institution. (Anecdote burlesque : Hélio a été réintégré par jugement du Tribunal Supérieur Militaire, institution de la dictature, dans sa société psychanalytique, au motif qu’aucune faute professionnelle ne lui était reprochée !).
En Argentine, pendant la période de la terreur d’Etat, des psychanalystes des associations dominantes, membres de l’Internationale de Psychanalyse, ont dénoncé leurs collègues qui analysaient des militants de la lutte armée, collègues qui, suite cette à cette dénonciation, ont été torturés et assassinés par le pouvoir militaire. Autre exemple, plus proche de nous : à Paris deux soi-disant psychanalystes ont fait un pari : le premier qui aurait 100 patients par jour donnerai une fête arrosée au champagne. La fête a eu lieu.
[2] Psychanalyse et politique communication faite au Séminaire du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA), puis mise-en-ligne dans leur site.
[3] Diego García Reinoso, disait, lors Rencontre latino-américaine de psychanalyse, que dans les situations de terreur on rencontre toujours un silence qui vient annuler le trauma, un silence qui vient rendre le trauma muet, intime, inclus dans le tissus psychique.
Dans ces circonstances, défendre l’hypothèse de l’inconscient était, par excellence, un acte politique. Défendre l’hypothèse de l’inconscient était soutenir la possibilité de nommer ce qui doit rester en silence, hors langage, exclu de la parole, interdit d’être pensé. Défendre l’hypothèse de l’inconscient était parier sur la création des nouveaux outils pour débusquer ce qui devrait rester enseveli sous le mutisme, et miser sur la création de nouvelles formes capables d’accueillir ces trouvailles.
Diego Garcia Reinoso et sa femme, Gilou , sont rentrés de leur exil mexicain, au risque de leurs vies – anciens militants politiques ils auraient pu être assassinés lors de l’arrivée à l’aéroport – pour organiser l’antenne de soutien thérapeutique pour les Mères, dites les Folles de la Place de Mai, Gilou et Diego, mouvement politique qui a contribué à la fin de la période de terreur. Avant leur retour, Diego et Gilou étaient déjà des éminents psychanalystes dans l’Histoire de la psychanalyse en Argentine.
Voici ce que nous disait Gilou Garcia Reinoso :
Le pouvoir chez moi (en Argentine) a des caractéristiques de pouvoir absolu, il prend tout à sa charge, il s’occupe de tout, il remplit tous les espaces, il répond à toutes les questions, il s’arrange pour que tout le monde soit à sa place et pour que disparaisse celui qui n’est pas ou qui menace d’avoir un rapport quelconque avec quelque chose qui n’est pas tout à fait à sa place. Donc il faut faire disparaître toutes les possibilités réelles ou potentielles d’un déplacement dont la décision n’appartient pas au pouvoir. La disparition des personnes c’est un procédé terrible, mais que se passe-t-il au niveau du quotidien ? Que se passe-t-il chez les citoyens, chez les sujets à ce moment-là en Argentine ? Tous les jours quelqu’un disparaît. Qu’est-ce que cela veut dire que quelqu’un disparaisse ? Ça veut dire que chez mon voisin ou chez mon élève ou chez mon père ou chez n’importe qui à côté, il y a tout d’un coup ce que l’on appelle un « operativo », c’est-à-dire une opération de police ou de l’armée qui débarque avec un grand déploiement de force. Tout le quartier voit cela. Ça se passe plutôt la nuit mais c’est très ostensible : on enlève quelqu’un, on met à sac la maison, on prend un butin, c’est-à-dire tout ce qui vaut quelque chose. On emmène les personnes, on ne sait pas où, on ne sait pas qui. Très souvent ce n’est pas la police ou l’armée qui agit, mais des gens sans uniforme dans des voitures qui n’ont pas de plaques. Et à partir de ce moment-là il n’y a plus rien. Alors quelques personnes commencent à chercher. C’est très dangereux ; on s’auto-dénonce quand on commence à chercher. Au bout de quelque temps celui qui cherche reçoit un coup de téléphone et une voix lui dit :Vous feriez bien de tout plaquer et partir sinon vous subirez le même sort. » On ne sait pas qui parle, on ne sait rien de tout cela. Il y a quand même des avocats qui posent ce que l’on appelle des requêtes, « d’habeas corpus ». Les avocats s’occupent de dénoncer les disparitions mais les avocats disparaissent aussi. Il y a énormément d’avocats qui ont disparu de cette façon-là. Les dénonciations restent aux mains de la justice mais ne suivent pas leurs cours […] Ces situations limites posent des questions à tout le monde […] Ici en Europe, il y a eu un énorme silence sur ce qui s’est passé dans les camps de concentration…
Je n’ai pas du tout l’impression d’évoquer quelque chose de spécifique à l’Amérique latine, même si elle a évidemment des particularités.
Venons-en au phénomène original qui est le phénomène des Mères de la Place de Mai. Les Mères de la Place de Mai, qu’est-ce que c’est ? On les appelait les folles, le gouvernement les appelait les folles et je crois que c’est assez véridique dans un certain sens. C’était fou que sept femmes, à un moment donné, en 1977, la terreur à peine installée, se présentent à la maison du gouvernement et posent la question « où sont nos enfants ? »
C’était fou car jusque-là personne n’avait même osé poser la question directement : on prenait des médiateurs, on passait par la justice, qui n’existait d’ailleurs pas, on faisait semblant d’y croire, mais les Mères vont directement au gouvernement, et elles interrogent : « où sont nos enfants ? Elles y vont une fois. Ce sont des folles, on n’a pas besoin d’en tenir compte ! Elles continuent d’y aller. Elles y retournent. Puis il y en a d’autres qui se joignent à elles, et elles deviennent assez nombreuses. Un jour on leur met un revolver sur la poitrine et on leur dit : « Mesdames, circulez ! » […]
Ainsi les femmes, les mères, se présentent à la maison du gouvernement et posent la question sur la disparition de leurs enfants et on leur répond : « mesdames vous êtes folles, circulez donc. » Et elles commencent à circuler, et elles circulent devant la maison du gouvernement, autour de la Pyramide de Mai (symbole de l’indépendance du pays). À partir de ce jour-là, tous les jeudis à la même heure, il y aura un défilé : d’abord les femmes, puis des femmes et des hommes. Elles sont en tête, et elles portent un mouchoir blanc sur leur tête où, en tout petit, ce n’est pas lisible mais c’est quand même écrit, il y a le nom de quelqu’un et une date. Alors elles commencent à circuler tous les jeudis à 3 heures de l’après-midi, et elles circulent pendant des années. C’est curieux, mais cette circulation leur fait traverser des frontières, briser cet espace saturé, cet espace est perforé. Il y a un trou dans ce lieu qui était absolument « plein ». Cette circulation qui a l’air de se faire sur place fait circuler le temps. Je ne veux pas dire que ce sont les mères qui ont renversé le gouvernement. Je veux dire qu’au-delà de la question qu’elles posent, des paroles qu’elles disent, le fait de se présenter comme signifiant de l’absence est fondamental.
Parce que c’est la possibilité, la démonstration concrète, que le pouvoir n’est pas absolu. Il n’est plus absolu à partir de ce moment-là. Elles offrent à la population, par leur insistance, le retour à l’ordre symbolique, la possibilité de symboliser, et je pense que cela a eu un effet d’interprétation pour qui voulait l’entendre […]
Que s’est-il passé avec la population ? […] Une offre a été faite par le gouvernement – qui est peut-être toujours faite par les gouvernements totalitaires – de s’identifier au pouvoir tout-puissant. Cette offre il est facile au sujet de l’accepter parce qu’il est constitué comme ça. Il est exposé donc à répondre aux offres d’omnipotence […] S’identifier à cette offre c’est être imaginairement tout puissant et échapper ainsi à la détresse et à la reconnaissance de ce qui se passe lorsque nous contribuons à soutenir cet ordre absolu, destructif et terrible. Mais les Mères ont produit une ouverture et elles l’ont maintenue […] On leur dit qu’elles demandent l’impossible, et c’est vrai. Leur consigne c’est : puisqu’on nous les a pris vivants il faut qu’ils réapparaissent vivants. Ça l’air tout à fait absurde mais ça ne l’est pas. Il y a tout un parcours effacé. Un parcours entre le vivant et quoi ? Rien. Un vide qui doit être rempli dans l’ordre juridique, dans l’ordre de la parole et tant que ce ne sera pas fait, il y aura quelqu’un qui devra continuer à le réclamer […]
Pourquoi les mères, pourquoi des femmes ? C’est un point très important.
(Le psychanalyste sous la terreur, Editions Matrice/Rocinante, Paris 1988, page 187 et suivantes).
[4] Judith Butler, Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l’identité (éditions La Découverte, poche 2006)
[5] Il s’agit de Laura Simolo. Le livre de Jacques Rancière est Les trente inglorieuses, La Fabrique, 2022.
[6] Cf. ma théorisation sur le Surmoi chez Freud, Le Surmoi Célestine et le Surmoi Dulcinée, in Lettres à une jeune psychanalyste, Stock, 2008.
[7] Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, Editions, Léo Scheer, collection Non & Non, traduction de Brice Matthieussent, 2002, pages 239-240. Le commentaire d’Adam Phillips est aussi publié dans le livre.
[8] Cf. l’échange entre Wassyla Tamzali et Michèle Perrot à MEDIAPART, le 26 novembre 2021 :