Révolution, guerre civile, lutte entre deux classes :
confiance civile et intuition sensible chez Saint-Just

Sophie Wahnich,
Directrice de recherche au CNRS

Pour les révolutionnaires français les plus radicaux, Robespierre, Saint-Just, Billaud-Varenne, une société révolutionnée est caractérisée par la confiance civile. Aussi le spectre de la guerre civile est-il celui de la destruction de cette confiance fondatrice d’un lien social, politique, civil républicain. L’imaginaire de la guerre civile n’est pas alors seulement lié à des fronts visibles comme en Vendée ou dans le Comtat Venaissin, il fait signe partout où des forces travaillent sciemment ou de fait, à dénouer ce lien social civil, rendre labile cette confiance. Certes la séquence de la terreur est un point d’acmé de la guerre civile révolutionnaire[1], et sur cette question, je me permets de renvoyer à La liberté ou la mort, essai sur la terreur et le terrorisme[2], où j’avais montré en quoi la terreur était un processus de vengeance où deux groupes sociaux se font face et déploient des procédures publiques où doivent se racheter des dettes d’honneur et de sang. Cet affrontement coalise alors deux groupes sociaux soudés, quand la société en paix et unie est faite d’une myriade d’individus en liens réciproques et infiniment multiples et changeants.

Mais pour les révolutionnaires, tout affrontement qui peut conduire à la perte de confiance dans le lien social, conduisant à le rendre discontinu, frileux, voire redouté, relève du même danger. Il peut être plus insidieux, invisible, mais il produit le même effroi. Ainsi Saint-Just évoque-t-il le fédéralisme comme procédure de destruction des rapports sociaux, l’inverse des fédérations de 1790 : « Le fédéralisme n’est point détruit, et le voilà plus hideux même que la guerre civile, s’il est possible. Il n’existait plus de rapports sociaux entre une ville et une ville, entre un village et un village même[3]. »

Cette absence de confiance, de liens, de rapports sociaux pendant ce printemps de l’an II, empêche la cité révolutionnaire de prendre consistance. Elle reste fragile et incertaine. Ce qui effectivement n’advient pas, c’est un régime de familiarité qui suppose de pouvoir agir avec les autres sans avoir à y penser en termes de danger, de prudence, de stratégie, de chausse-trappes. Ce qui n’adviendrait pas, c’est finalement un régime de vie qui se distinguerait fondamentalement de celui de la cour et de l’Ancien régime où pour survivre, il fallait être malin et non pas franc et sincère car aucune réciprocité ne venait garantir les rapports entre courtisans. La guerre curiale de tous contre tous constitue l’envers de la cité révolutionnaire espérée par ceux qui affirment qu’un lien social confiant repose sur une liberté réciproque et donc sans domination. Saint-Just appelle à « mettre enfin la Révolution dans l’état civil[4] ». Ce serait l’art de consolider la cité révolutionnaire, voire de la refonder après la crise des factions, l’état de siège fictif[5], après la guerre civile larvée et effective qui vient de se déployer. Mettre la Révolution dans l’état civil, rétablir la fameuse confiance civile. Car sans cette confiance, les hommes se fuient et ne peuvent plus penser qu’ils sont libres parce qu’ils font lien, ils finissent par croire que les autres sont toujours des obstacles à leur liberté. Alors règne cette guerre de tous contre tous, ou guerre civile généralisée, guerre civile en guérilla du quotidien, sans front et avec des armes sournoises.

La guerre civile, n’est pas alors l’affrontement de deux blocs déterminés et bien visibles. C’est simplement l’état de guerre qui mine l’état de civilité, un état de guerre qui renonce à une conception où la liberté n’existe que dans la réciprocité. Le propre de cette guerre civile est même de détruire cette conception de la liberté sur laquelle repose la civilité révolutionnaire. Nous pourrions alors proposer dans ce contexte une définition de la guerre civile élargie, ce serait l’ensemble des pratiques sociales et politiques qui détruisent la liberté comme réciproque, fondement de l’égalité, conduisent à un état de guerre, c’est-à-dire de rapports de forces et non de droit[6].

Pour autant la définition classique de la guerre civile, telle par exemple qu’elle est précisée et définie par Montlosier, ce royaliste qui l’espère, est-elle éclipsée ? La guerre de tous contre tous assimilée à la guerre civile est-elle un abus de langage ? Que dit Montlosier ?

« Je pense (…) qu’il ne faut pas espérer par l’opinion seule un ouvrage aussi difficile que la contre-révolution. Je pense pourtant que l’opinion peut-être très utile si on sait la concerter avec les volontés ; mais pour cela, il faut […] intimider […] les volontés ennemies ; et comment intimider les volontés ennemies autrement que par la force ? Je viens de parler de force. J’ai prononcé là un mot terrible, car la force, destinée à agir contre la force, établit aussitôt un état de guerre ; et c’est une guerre, une guerre civile que j’appellerais au secours de ma patrie ! Ici je ne veux pas dissimuler que les républicains cherchent de toutes forces à l’éviter[7]. »

De fait un officier constitutionnel Monsieur de Gave l’avait interrogé en ces termes : « Je voudrais […] savoir comment […] vous garantirez votre patrie des horreurs de la guerre civile, de ce fléau, auprès duquel tous les malheurs que nous avons éprouvés ne sont rien, de ce fléau que des monstres seuls peuvent désirer & envisager de sang-froid[8]. » Et la guerre civile est un spectre pour les révolutionnaires français républicains. Pour les montagnards comme Saint-Just comme nous venons de l’évoquer mais aussi pour un girondin comme Roland qui la redoute face au roi traitre à sa patrie au printemps 1792. Montlosier a raison les républicains ne veulent pas de la guerre civile.

Or le même Montlosier substitue le mot lutte au mot guerre et fait advenir le mot classe pour parler de « composante sociale[9] ». Faute de guerre civile une lutte des classes ? Cependant, selon Marie-France Piguet qui connaît bien ce dossier, « la « guerre civile » et la « lutte entre deux classes » apparaissent dans l’œuvre de Montlosier comme des notions qui restent partiellement étrangères l’une à l’autre. Selon elle, elles ouvrent sur des problématiques disjointes[10]. Fulgurance de la guerre qui abat un parti unifié contre l’autre, mais longue durée de la lutte des classes sociales qui conduit à promouvoir de nouvelles forces et de nouvelles valeurs et détruit les anciennes.

Mais il y a bien une intersection et c’est en cette intersection que la guerre civile telle que je voudrais l’analyser ici prend sens.

De fait, les effets de la subversion des manières d’être au monde sont dans les deux cas analogues. Les épreuves de la guerre civile, sous couvert d’opinion à subjuguer par la violence ou à subvertir par mille gestes qui font abdiquer l’autre au quotidien, affectent les imaginaires sociaux, les pratiques sociales et civiles. Dans l’un et l’autre cas, c’est l’affrontement entre deux systèmes opposés de principes, ici dans cette séquence révolutionnaire deux conceptions de la liberté mais aussi l’affrontement de la liberté contre la tyrannie. Là se joue l’intersection entre guerre civile et lutte entre deux classes. L’une et l’autre produisent des dégâts difficiles à réparer.

Lorsqu’il s’agit de refermer la lutte des factions, Saint-Just déclare le 26 germinal an II, (15 avril 1794) que « ceux qui survivent aux grands crimes sont condamnés à les réparer[11] ». Les grands crimes sont ceux qui ont détruit les rapports entre êtres humains, détruit cette civilité qui rend les sociétés vivantes et habitables, qui fabrique ce que Saint-Just nomme une « communauté des affections » faite du penchant des hommes à se chercher par affinité et à fonder des liens d’amitié[12], d’amour, de fraternité, d’hospitalité. Il déclare ainsi dans ce même rapport « Il faut que vous fassiez une cité, c’est-à-dire des citoyens qui soient amis, qui soient hospitaliers et frères ; il faut que vous rétablissiez la confiance civile»[13]. Il associe ainsi le geste de faire une cité et celui de rétablir la confiance civile, les deux étant nécessairement concomitants pour prétendre qu’il y a bien eu une révolution de la liberté réciproque.

Cette réflexion de l’après coup n’est pas sans rappeler celle qui anime les philosophes britanniques après les guerres civiles du xviie siècle. Il faut penser à partir de l’expérience désolante pour qu’elle cesse et ne se reproduise pas. Or les philosophes britanniques comme Harrigton, Locke ou Sydney[14] pensent en termes de gouvernement civil et de loi de nature incluant les passions pour imaginer comment préserver l’édifice civil et la paix. Les grandes questions politiques qui les préoccupent sont le droit de résistance au pouvoir du souverain, la liberté de commerce, la liberté de prendre les armes et la liberté de conscience. Ce sont les points névralgiques de toute guerre civile et de tout retour à la civilité pacifiée.

Nous retrouvons un tel panorama au printemps de l’an II. Il se noue selon trois termes.

Les affections comme fondement d’une civilité révolutionnaire fondée sur la réciprocité de la liberté humaine et en conséquence, un droit selon la loi de nature. Le commerce et la religion sont les pratiques sociales qui ont conduit à la perte de confiance civile, mais en les révolutionnant, elles sont aussi celles qui permettront de la retrouver, celles qui permettront de réparer le corps social qui a été mis à l’épreuve. Alors l’usage du droit de résistance à l’oppression et celui de prendre les armes, pourront ne plus être abusifs. Cet abus était au cœur de la prétention fédéraliste lyonnaise de résister à l’oppression, alors qu’elle défendait des rapports de domination en ayant fait alliance avec les royalistes. L’abus des mots et des droits est bien au cœur du processus de la guerre civile redoutée.

L’enjeu est à la fois philosophique et théorique et Saint-Just qui est sans doute celui qui, parmi les révolutionnaires prononcés a le plus réfléchi sur le lien entre dissolution du lien social et retour des rapports de force et de domination, consigne depuis 1792 dans des textes personnels ces enjeux théoriques. Il puise dans son texte De la nature et dans ses Fragments d’institutions républicaines des éléments forts de ses argumentaires politiques présentés dans ses rapports. En retour, très explicitement ces textes théoriques viennent quant à eux réfléchir ses expériences politiques immédiates. Il convient de ce fait de les travailler de conserve, afin de comprendre comment l’événement révolutionnaire est tissé de cette intertextualité chez Saint-Just. Certes c’est évidement aussi le cas chez les autres membres du Comité de salut public. Les textes témoignent de leur espace délibératif continu et précis, car si les recoupements sont importants, chacun invente sa ligne de vie politique et la défend avec conviction tout en accordant la plus grande attention aux arguments des autres. Mais c’est bien Saint-Just qui est chargé des rapports du comité au cœur de la lutte des factions et c’est lui qui témoigne du fédéralisme comme forme hideuse aussi hideuse que la guerre civile. C’est donc avec Saint-Just et non cette fois avec Billaud‑Varenne et Robespierre, même si leurs préoccupations sont proches et que sur certains points ils ont été plus précis que Saint-Just. Robespierre explique mieux par exemple la guerre civile religieuse et propose des remèdes dans son discours du 18 floréal[15], Billaud-Varenne met plus en avant le rôle des institutions publiques culturelles et des dangers de la stratocratie dans son texte du 1er floréal. Mais c’est avec Saint-Just qu’il faut comprendre en quoi la cité comme la civilité révolutionnaire ne peuvent faire fi d’une dimension sensible.

Cette cité révolutionnaire est à la fois bardée de principes, d’arguments et d’affects, en conséquence faire la guerre à cette cité révolutionnaire, c’est dissoudre les arguments et les affects et atteindre ainsi les principes. Contre la liberté restaurer la tyrannie, c’est-à-dire l’économie psychique et affective de cette tyrannie, là réside l’effectivité de la guerre civile contre révolutionnaire[16]. Pour réinventer la liberté comme fondement civil, il s’agit de chercher comment fabriquer une autre économie psychique et morale, refonder cette communauté des affections pour sortir des épreuves de la guerre civile.

Or, c’est en réfléchissant sur ces épreuves que Saint-Just théorise en fait la cité des affections. Peut-être est-ce alors une autre manière de parler du lien social. Là où les principes, les lois en 1789 étaient créditées de faire la patrie, ce qui conduisait Saint-Just à déclarer « Là où il n’est point de lois il n’est point de patrie », désormais ce sont les institutions civiles qui vont être créditées[17]. Pour que les lois soient fondatrices de liens, il faut qu’elles soient aimées et cet affect fondateur ne se soutient pas dans la solitude. Il y faut une sorte de religion de la patrie, une religion civile, une « communauté des affections ». Mais cette communauté ne repose pas sur un amour désincarné des lois, mais bien sur ce que les lois font à la vie, la rendre meilleure, ou au contraire la rendre plus insupportable. Les épreuves de la guerre civile, sont les épreuves qui rendent la vie difficile et dissolvent l’espoir politique que cela puisse changer, dissolvent les pratiques politiques qui conduisent à ce changement. Ce sont ces épreuves qui sont décrites avec force dans les grands rapports du Comité de salut public au printemps de l’an II, 23 ventôse (13 mars 1794) et 26 germinal an II (15 avril 1794). Nous les analyserons en les mettant en rapport avec les écrits théoriques.

C’est alors, au printemps de l’an II que sans doute, chacun comprend comment l’arme fatale consiste à dissoudre en fait la sensibilité des hommes, leur capacité à s’indigner, se révolter, à résister. Même l’homme révolutionnaire peut être dénaturé, avili par des processus et des mécanismes réfléchis, il faut donc les comprendre. Rendre les citoyens apathiques, indifférents, fatigués ce serait vraiment avoir tué la cité. Le « crime » et la « perversité » dans le vocabulaire de l’an II pourraient alors prospérer sans entraves. Mais si les acteurs du Comité de salut public sont eux-mêmes fatigués en l’an II, voire déjà mélancoliques, ils tentent une dernière bataille, celle des réparations, celle où il faut soigner le corps social, retrouver la joie et la familiarité effectivement perdue. Faire donc ces institutions civiles. Car la question est désormais de savoir comment retrouver le courage et la faculté de juger, c ‘est ce qui est attendu de ces institutions réparatrices.

 

 

I.    Les épreuves de la guerre civile : plonger les citoyens dans le malheur et l’isolement

Dans son rapport du 26 germinal an II (15 avril 1794), Saint Just affirme que l’objectif des factions était de « faire haïr la république et de rendre les citoyens très malheureux[18]. » Ces mêmes factions avaient été présentées le 23 ventôse an II, comme moyens adoptés pour fomenter la guerre civile par les puissances étrangères et ceux qui les représentent en France pour avoir adopté leur point de vue, ce qu’il nomme « l’étranger[19] ». « L’étranger créera le plus de factions qu’il pourra : peu lui importe quelles elles soient, pourvu que nous ayons la guerre civile[20]. Tout parti est criminel parce qu’il est un isolement du peuple et des sociétés populaires et une indépendance du gouvernement. Toute faction est criminelle car elle tend à diviser les citoyens, toute faction est donc criminelle parce qu’elle neutralise la puissance de la vertu publique[21]. »

Comme nous pouvons le comprendre ici, le malheur a partie liée avec l’isolement. Malheur vécu sans doute, mais surtout impossibilité de penser la vie politique en termes de vertu publique sans que les hommes fassent lien. Pour faire une cité, il faut la vertu au sens romain du terme et cette vertu n’existe que dans l’échange entre les hommes, échange de biens, de pensées, de personnes. Il faut que la vie circule pour « le bonheur et pour la liberté » selon l’expression de Robespierre. L’isolement est en soit la première épreuve de la guerre civile continue, celle qui se joue dans l’affrontement entre révolution et contre-révolution, deux blocs qui ne forment pas des armées qui s’affrontent mais des manières d’être au monde qui s’affrontent pour se détruire l’une l’autre. Nous sommes peut-être avec cet événement dans le premier moment de guerre de position telle que théorisée par Gramsci dans ses Cahiers de prisons[22]. Une guerre de position qui vise et atteint les fondements du lien civil révolutionnaire.

I.1.    Le retournement du commerce pacificateur : détruire les liens moraux

Le premier moyen de destruction des liens civils confiants fut selon Saint‑Just, économique. Comme pour Aristote, mais aussi pour Montesquieu au xviiie siècle, pour Saint-Just, la question économique est une question de moralité. C’est à cet égard qu’il prend à bras le corps la question dans les fragments d’institution républicaines : « Je passe à l’examen de notre économie et de nos mœurs. Ces deux choses sont pleines d’analogies, on ne peut guère les traiter séparément[23]. »

Saint-Just semble reprendre ainsi le paradigme du lien entre mœurs douces et commerce, qui conduit à regarder le commerce comme l’envers de la guerre civile en tant qu’il permettrait aux qualités civiles de se déployer. « C’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce, et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces[24] » affirmait Montesquieu. Mais même chez Montesquieu, il y a une ambivalence des effets du commerce. «On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs » (xx, 1). En fait chez Montesquieu, « Le commerce corrompt les mœurs pures : c’était déjà le sujet des plaintes de Platon, mais il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours » (ibid.). Cette ambivalence du commerce oblige de ce fait à penser la manière dont il doit être organisé si l’on souhaite qu’il favorise la fameuse confiance civile. Car de fait, ce qui est observé au xviiie siècle, c’est que le commerce peut favoriser une pacification des relations entre les Nations mais pas entre les hommes. Montesquieu en vient ainsi à retourner finalement l’argument, il considère que le commerce peut effectivement déshumaniser : « On trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent » (idem). Le commerce peut ainsi conduire à l’abandon des « vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu’on peut les négliger pour ceux des autres » (ibid.). Pour rectifier cette tendance, il faut faire des lois et non pas « laisser faire », et plus précisément faire des lois qui pensent le rôle de la monnaie dans le lien social civil. Chez Saint-Just le souci apparaît fort dans les fragments. « Les monnaies ont dans tout état une souveraine influence, le peu d’attention que nous y avons fait doit avoir nourri, chez les ennemis de la Révolution française, l’espérance de la voir un jour s’absorber[25]. »

La leçon de Saint-Just concerne donc le pouvoir politique en tant qu’il doit agir sur la circulation monétaire et des denrées afin de ne pas transformer le commerce en arme de guerre civile. Dans cette réflexion, il s’agit de montrer quel processus conduit à la défiance. Saint-Just parle alors d’un « plan de famine » démarré dès 1789, afin dit-il d’« entretenir cet état d’agonie dans lequel la liberté ne pouvait pas s’affermir[26] ».

Sa réflexion sur ce sujet est élaborée dans un va-et-vient constant de la pensée théorique à la pensée pratique et politique en situation. On trouve ainsi de longs développements sur l’enjeu de la monnaie aussi bien dans le rapport du 26 germinal que dans les fragments.

« Vous vous rappelez la famine extrême de la fin de 1789. Ce furent les premier moyens par lesquels on tenta de ravir sa liberté au peuple et d’absorber la Révolution française dans un changement de dynastie[27]. »

« En 1789, le numéraire se trouva resserré, soit par la cour qui conspirait soit par la foule des riches particuliers qui projetaient leur émigration, les banques transportèrent au dehors et le commerce et les valeurs du crédit français. (…) les monnaies étant resserrées, les denrées le furent aussi. Chacun voulut mettre à l’abri ce qu’il possédait, cette défiance et cette avarice ayant détruit tous les rapports civils, il n’existât plus un moment de société, on ne vit plus de monnaie[28]. »

Si la destruction du lien civil passe par une guerre économique, on voit bien qu’elle débute avec la révolution elle-même, comme arme, levier contre-révolutionnaire au moment même où Montlosier pense à la guerre civile classique. La guerre civile pourrait alors d’emblée être identifiée au combat qui se mène entre Révolution et Contre-révolution quelques soient les moyens convoqués par les uns et les autres[29].

« L’avarice et la défiance qui avait produit cet isolement de chacun, rapprochèrent ensuite tout le monde par une bizarrerie de l’esprit humain, [… lorsque] le papier remplaça les métaux qui avaient disparu. Chacun craignant de garder les monnaies nouvelles (…) se pressa de les jeter en circulation, le commerce avait repris sur la défiance et les monnaies perdirent de leur valeur[30]. »

Selon l’adage classique, désormais la mauvaise monnaie chasse la bonne et dans le rapport du 26 germinal an II, cette réflexion sur les assignats et leur discrédit occupe une place non négligeable.

« On devait s’attendre que les assignats, promptement échangés contre les terres nationales mises en ventes ne se mesureraient jamais contre les denrées et le commerce ; que le numéraire resterait en circulation, et que la vente rapide des domaines nationaux éteindrait le papier monnaie par le brûlement, cela n’arriva point. Les annuités nombreuses laissèrent le temps aux acquéreurs d’agioter pendant onze ans[31]. »

Ce qui est ainsi dénoncée c’est bien la politique publique des modalités de vente. Et d’expliquer que « cette facilité (…) n’était pas pour les citoyens pauvres qui n’achetaient point les domaines ; elle était pour les riches[32] ». D’expliquer encore que non seulement elle creuse les écarts entre riches et pauvres mais qu’elle finit par appauvrir le trésor public au lieu de le renflouer. Le mécanisme de la dette devient à nouveau une manière de produire la perte de la vertu et le malheur. C’est l’argument qui est présent également dans Les Fragments.

« La vente des domaines nationaux et les tributs étaient le seul écoulement des monnaies, l’Etat qui vendait les fonds, ne se trouva plus assez riche pour en acheter les produits. Celui qui avait acheté de l’Etat un arpent de terre six cents livres, lui vendit trois cents livres son produit, cette ingratitude envers la patrie contraignit d’user de lois pénales. (…) l’état où nous sommes est précaire, nous dépensons comme le prodigue insensé. Trois cent millions émis par mois par le trésor public n’y rentrent plus et vont détruire l’amour du travail et du désintéressement sacré qui constitue la République[33]. »

Si les choses sacrées, c’est-à-dire, celles qui relèvent de l’échange sacré opposé à l’échange âpre du commerce[34], ne circulent plus, alors la République y perd son souffle et peut effectivement s’écrouler. Nous retrouvons in fine l’argument de Montesquieu, mais aussi celui de Saint Just dans De la nature[35], quand il s’interroge sur ce qui met fin aux assemblées délibératives de l’état d’indépendance ou état social. Dans la logique de Saint-Just, le contrat est un rapport de force et non un rapport où la loi de nature est respectée, l’état d’indépendance est donc d’avant le contrat social.

Pour Saint-Just, « les hommes n’abandonnèrent point spontanément l’état social. La vie sauvage arriva à la longue et par une altération insensible[36] ». « Quand les peuples perdirent le goût des assemblées pour négocier, pour cultiver la terre ou conquérir, le prince se sépara du souverain : ici finit la vie sociale et commence la vie politique ou la convention[37] », encore appelée dans le texte De la nature « rapport de force ». La convention « mit l’homme dans le commerce, il trafiqua de soi-même et le prix de l’homme fut déterminé par le prix des choses. Or comme il est certain que chaque chose fut inégale par sa valeur, l’homme et la chose étant confondue dans l’opinion civile, l’homme et l’homme furent inégaux comme la chose et la chose sont inégales[38] ». L’inégalité entre les hommes tient donc à leur réification, à la confusion entre objets de commerce et humains incessibles. Le commerce des hommes en devenant marchand signe la perte des sentiments naturels de sociabilité au profit des rapports de force. La guerre civile telle que pensée par Saint-Just se nourrit de et nourrit un commerce dépacificateur[39]. Mais mettre la Révolution dans l’état civil, c’est aussi considérer en 1794 que la loi de nature ne suffit pas. Il faut par l’art politique et social des institutions civiles conduire à une régénération de cet état de nature perdu. De la nature donc en 1792, mais Fragments d’institutions républicaines en 1794. On ne peut décidément pas seulement « laisser faire ». Il faut des lois qui fassent liens et des liens qui soient perçus comme sacrés pour faire cette fameuse cité.

I.2     Fédéralisme civil, détruire la communauté des affections

La destruction de liens économiques moraux conduit à ce que Saint-Just appelle le fédéralisme civil, « un fédéralisme où chaque commune s’isole d’intérêt. C’est ce qui arrive en ce moment, chacun retient ses denrées dans son territoire, toutes les productions se consomment sur le sol, il faut empêcher que chacun s’isole de fait[40] ».

Là aussi le va-et-vient est net entre les rapports et les fragments. Le 23 ventôse, il affirmait déjà : « L’immoralité est un fédéralisme dans l’état civil, par elle chacun sacrifierait à soi tous ses semblables, et ne cherchant que son bonheur particulier, s’occupe peu que son voisin soit heureux et libre ou non[41] ». Là serait la défaite de la réciprocité révolutionnaire : l’indifférence. Enfin le 26 germinal, Saint-Just reprend : « Le fédéralisme ne consiste pas seulement dans un gouvernement divisé mais dans un peuple divisé. L’unité ne consiste pas seulement dans celle du gouvernement, mais dans celle de tous les intérêts et de tous les rapports des citoyens[42] ».

Ici, comme ses homologues britanniques du xviie, il conçoit une société qui existe indépendamment du gouvernement et s’alarme de la disparition de cette société par la perte des liens entre citoyens, entre ceux mêmes qui ne seraient pas encore conscients d’être citoyens. Car Saint-Just affirme que dans « tout Etat, il n’est qu’un fort petit nombre d’hommes qui s’occupent d’autre chose que de leur intérêt et de leur maison[43] ». Mais même ainsi, s’ils sont en lien, ce sont des membres d’un peuple. Par contre isolés, ils ne font plus peuple, mais collections d’êtres apathiques. Cette apathie et cet isolement ne sont pas pour Saint-Just synonymes d’indépendance, car l’indépendance n’empêche pas les êtres humains doués d’affects de chercher à se lier. Les affects seraient ainsi comme le numéraire, ils permettraient la circulation, non plus des objets de commerce mais des personnes.

Dans le texte de la nature Saint-Just affirmait que ce sont les compétences[44] affectives naturelles des hommes qui les font vivre en société, « les sentiments de l’âme » sont, dit-il « le présent de la nature et le principe de la vie sociale[45] ». Cette nature où les sentiments conduisent les hommes à faire société n’est pas dénuée de lois. Il affirme ainsi que « tout ce qui respire est indépendant de son espèce et vit en société dans son espèce.(…) cette indépendance a ses lois sans lesquelles chaque être languirait seul sur la terre. Ces lois sont leurs rapports naturels, ces rapports sont leurs besoins et leurs affections ; selon la nature de leur intelligence ou de leur sensibilité, les animaux plus ou moins s’associent[46] ». En pointant résolument le rôle des affects dans le faire société, en donnant à ces affections le rôle d’aimants qui font que les hommes ne sont pas solitaires, isolés, Saint Just affirme que l’humanité et l’humanisation dépendent fondamentalement des affections.

Lorsque les affects font souffrir ils sont, non plus sentiments, mais passions, « fruits de l’usurpation et principes de la vie sauvage[47] ».

Sans affections et sans souci pour les affections, l’humanité se dissout et sombre donc dans la sauvagerie, ce qui est l’une des caractéristiques de la guerre civile, fabriquer des êtres sauvages en lieu et place d’êtres humains. Cette guerre civile déshumanise. Elle est d’ailleurs considérée comme hideuse à ce titre et perçue de ce fait comme l’œuvre de bêtes féroces, de personnes qui ont perdu leur humanité c’est-à-dire leurs affects et leur raison, car ils préfèrent la violence et la cruauté à l’art de faire des liens.

« On a vécu comme des sauvages, sans confiance, et sans bonne foi[48] », dit Saint-Just le 26 germinal an II. En amont, quand le roi avait trahi la cité et était responsable de la dissolution la plus sensible des liens confiants par la trahison des serments, il déclarait : « Nous cherchons la nature et nous vivons armés comme des sauvages furieux ![49] ». La violence, la guerre, l’inimitié, là est la sauvagerie et elle est fondée non sur les affections naturelles ou la vie naturelle des peuples mais bien sur la corruption historique qui pour Saint-Just est toujours l’œuvre concertée des êtres humains contre-révolutionnaires. Mais sont-ils encore humains, les contre-révolutionnaires ? Comme le roi ils se rangent parmi les animaux féroces[50], tigres, lions dévorant l’humanité au lieu de la soutenir par de bonnes lois.

« Vous êtes des bêtes féroces vous qui divisez les habitants d’une République et tracez un mur semblable à celui de la Chine autour de toutes les peuplades. Vous êtes des sauvages vous qui isolez la société d’elle-même ou qui excitez des rumeurs pour effaroucher la confiance qui nourrit les citoyens[51]. »

Or cette sauvagerie conduit à détruire ce qui est au fondement du lien et de l’échange que l’on pourrait qualifier d’anthropologique, la langue commune et l’échange des femmes. Sans langue commune pas de possibilité de délibérer, sans échange des femmes, pas de société qui s’élargit à l’universelle humanité. « Bientôt les Français n’auraient plus parlé la même langue. Il s’est fait depuis quelque temps peu de mariages éloignés ; chaque maison étant pour ainsi dire une société à part[52]. »

Cette multiplication de cellules qui ne partagent plus rien constitue pour Saint-Just le symptôme de ces malheurs et d’une société rabougrie par la guerre civile désormais synonyme de comportements sauvages[53]. Au lieu de s’aimer ou de se haïr, les gens se craignent ou se méprisent. « La monarchie restera-t-elle dans l’état civil[54] » interroge Saint-Just ? Un état civil où la « jalousie entre les citoyens » flétrit « le respect civil » et ainsi la vertu qui selon Saint-Just ne peut exister sans ce respect. Une société où les liens sont si précaires ne peut être républicaine.

 

 

II.  Les épreuves de la guerre civile : détruire la sensibilité

II.1.   La sensibilité est révolutionnaire

Saint-Just n’a jamais cessé de dresser le portrait de l’homme révolutionnaire comme homme sensible, doué de ce fait même de qualités morales et de vertu civique. Pas de révolution possible sans sensibilité qui seule permet d’éprouver une situation comme juste ou injuste. En tant que telle la sensibilité est révolutionnaire.

Le 23 ventôse an II : « Le simple bon sens, l’énergie de l’âme, la froideur de l’esprit, le feu d’un cœur ardent et pur, l’austérité, le désintéressement, voilà le caractère du patriote[55] ». « Tout ce qui porte un cœur sensible sur la terre respectera notre courage. On a le droit d’être audacieux, inébranlable, inflexible, lorsqu’on veut le bien. Peuple, punis quiconque blessera la justice ; elle est la garantie du gouvernement libre : c’est la justice qui rend les hommes égaux. Les hommes corrompus sont esclaves les uns des autres ; c’est le droit du plus fort qui fait la loi entre les méchants (…) Peuple, chéris la morale, juge par toi-même, soutiens tes défenseurs, élève tes enfants dans la pudeur et dans l’amour de la patrie ; sois en paix avec toi même en guerre avec les rois[56]. »

La sensibilité pour la justice garantit le maintien de la liberté, car être libre suppose de pouvoir résister à l’oppression face à l’injustice et de jouer son rôle de citoyen qui donne l’alarme quand c’est nécessaire. Le droit de résistance est d’ailleurs fondé sur l’expérience sensible, chacun sent s’il est ou non opprimé, c’était dans l’argumentaire de Sieyès dès 1789 dans son exposition raisonnée sur les droits de l’homme et du citoyen[57]. La sensibilité individuelle et le partage des affections sont les seules garanties de ne pas voir revenir la tyrannie car elles seules alertent sur l’oppression et permettent d’agir contre.

Ce rôle du citoyen sensible et patriote est décrit avec précision le 26 germinal an II : « Un homme révolutionnaire est inflexible, mais il est sensé, il est frugal, il est simple sans afficher le luxe de la fausse modestie ; il est l’irréconciliable ennemi de tout mensonge, de toute indulgence, de toute affectation. Comme son but est de voir triompher la révolution, il ne la censure jamais, mais il condamne ses ennemis sans l’envelopper avec eux ; il ne l’outrage point mais il l’éclaire ; et jaloux de sa pureté, il s’observe quand il parle par respect pour elle ; il prétend moins être l’égal de l’autorité qui est la loi, que l’égal des hommes et surtout des malheureux. Un homme révolutionnaire est plein d’honneur ; il est policé sans fadeur (…) Les aristocrates parlent et agissent avec tyrannie. L’homme révolutionnaire est intraitable au méchant mais il est sensible (..) il court dans les combats, il poursuit les coupables et défend l’innocence dans les tribunaux ; il dit la vérité afin qu’elle instruise et non pas afin qu’elle outrage. ; il sait que pour que la révolution s’affermisse, il faut être aussi bon qu’on était méchant autrefois, sa probité n’est pas une finesse de l’esprit mais une qualité du cœur et une chose bien entendue, j’en conclus qu’un homme révolutionnaire est un héros de bon sens et de probité[58]. »

Dans les Fragments, l’homme révolutionnaire ou patriote appartient à une communauté des affections où il agit par des secours réciproques : « La patrie n’est point le sol, elle est la communauté des affections qui fait que chacun combattant pour le salut ou la liberté de ce qui lui est cher, la patrie se trouve défendue. Si chacun sort de sa chaumière, son fusil à la main, la patrie est bientôt sauvée. Chacun combat pour ce qu’il aime : voilà ce qui s’appelle parler de bonne foi. Combattre pour tous n’est que la conséquence[59]. »

Face à de tels portraits, on comprend que les révolutionnaires prononcés, Robespierre, Saint-Just, Billaud-Varenne, craignent que la perte d’évidence sensible soit une perte de familiarité avec le monde et avec le projet révolutionnaire et républicain. Le malheur et la sauvagerie peuvent conduire à détruire cette compétence révolutionnaire nécessaire. La perte de sensibilité pourrait alors être directement responsable d’une perte, et d’humanité et de sens politique, double perte d’humanité naturelle et d’humanité politique.

II.2.   Détruire la sensibilité , détruire jugement et délibération au profit de la loi du plus fort

En effet pour ces hommes et femmes du xviiie siècle, ce qui rend humain un humain, c’est certes sa raison procédurale qui lui permet de calculer, mais surtout sa raison sensible, ce que Kant appelle un peu plus tard la « faculté de juger » dont dépend tout pouvoir de juger[60] et d’agir. En effet ce pouvoir dépend de l’expérience et donc du rapport sensible que chacun entretient avec le monde. Abimer ou détruire la sensibilité de quelqu’un, c’est affaiblir la circulation des émotions, qui, comme telles permettent de signifier à soi et aux autres des jugements moraux[61]. La perte d’émotion individuelle n’est donc jamais seulement individuelle, elle est aussi une perte pour la collectivité sociale et politique. Si plus personne n’est sensible, plus rien ne circule et aucun jugement ne peut plus être émis sur une situation sociale ou politique, personne ne peut plus dire ce qui est juste ou injuste et c’est alors que tout devient précaire et en même temps compact, car personne ne sait plus quelle conséquence aura son jugement et la prise de parole qui en serait la conséquence logique. Alors chacun se tait. Le silence signe la précarité et la désarticulation entre les décisions et le jugement commun émancipateur[62].

Ce jugement commun est déterminé selon les révolutionnaires par la vertu civique : franchise, vérité, désir ardent de protéger la liberté.

Saint-Just considère que la tyrannie trouve sa source quand cette vertu déserte les espaces publics démocratiques au profit d’un nouveau rapport de force, ou retour de la « méchanceté » d’Ancien régime. Ce rapport de force se déploie lorsque, nous l’avons vu, le respect mutuel n’existe plus, lorsque la crainte et le mépris ont pris la place de l’amour et de la haine, que sont face à face, la vertu simple de l’homme simple, « ingénu » dit-il, et le factieux qui fabrique des chausses trappes. « Malheur à ceux qui vivent dans un temps où l’on persuade par la finesse de l’esprit et où l’homme ingénu, au milieu des factions déliées est trouvé criminel parce qu’il ne peut comprendre le crime. Alors toute délibération cesse, parce que dans son résultat on ne trouve plus et celui qui avait raison et celui qui était dans l’erreur, mais celui qui était le plus insolent et celui qui était le plus timide. Toute délibération cessant sur l’intérêt public, les volontés sont substituées au droit, voilà la tyrannie[63]

La tyrannie serait le stade ultime de cette guerre civile invisible quant l’endurcissement et le silence ont raison du lien social républicain qui au delà des principes de liberté et d’égalité est supposé être fait de sentiments sociaux. La guerre civile oppose ainsi les intuitions sensibles des peu lettrés et les lettrés, qui ressemblent encore aux hommes de la cour et à leur art de persifler. Saint-Just évoque encore des « Tartuffes en patriotisme[64] », le déguisement, la dissimulation comme armes de guerre civile et comme brouillage du sensible.

Or la guerre civile exacerbée au moment de la lutte des factions a aussi brouillé le sens des mots. La guerre civile est une guerre faite à la langue comme espace de sens commun. On a nommé résistance à l’oppression un pur désir de séparation de l’intérêt général au nom de l’intérêt particulier : « Qu’on mette de la différence entre être libre et se déclarer indépendant pour faire le mal[65] », demande Saint-Just. Il dénonce également ceux qui prétendent résister à l’oppression alors qu’ils ne font, dit-il que « résister à l’échafaud[66]. » « Il ne faut pas qu’un rebelle qui vend son pays puisse résister à la justice, en disant qu’il résiste à l’oppression[67]. »

On comprend mieux la signification de l’énoncé fort connu « La terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais[68]. » Le crime laisse désormais indifférent. Or dans la conception sensualiste du moment, ne plus voir le crime, c’est effectivement ne plus avoir de sensibilité naturelle, ne plus avoir de rapport spontané avec sa conscience et la morale : « Le citoyen n’a d’abord de rapport qu’avec sa conscience et la morale, s’il les oublie, il a ce rapport avec la loi, s’il méprise la loi, il n’est plus citoyen : là commence son rapport avec le pouvoir[69] ». La question était apparue le 8 ventôse : « Une société dont les rapports politiques ne sont point dans la nature, où l’intérêt et l’avarice sont les ressorts de beaucoup d’hommes que l’opinion contrarie, et qui s’efforcent de tout corrompre pour échapper à la justice, une telle société ne doit-elle point faire les plus grands efforts pour s’épurer si elle veut se maintenir ? Et ceux qui veulent l’empêcher de s’épurer ? Ne veulent-ils pas la corrompre ? Et ceux qui veulent la corrompre ne veulent-ils pas la détruire ?[70] ». Parler de destruction c’est bien encore parler de guerre. Elle est devenue lancinante, le 23 ventôse à nouveau : « Que voulez vous, vous qui ne voulez point de vertu pour être heureux ? Que voulez vous, vous qui ne voulez point de terreur contre les méchants ? Que voulez vous, vous ô vous qui, sans vertu tournez la terreur contre la liberté ? Et cependant vous êtes ligués ; car tous les crimes se tiennent et forment dans ce moment une zone torride autour de la République ?[71] » Zone de feu ou de guerre, les métaphores disent comment pour Saint-Just, l’intersection entre guerre de position au sens de Gramsci et guerre civile au sens de Montlosier est devenue sensible.

Si cette guerre civile cesse parce que la révolution aura réussi à vaincre ses différents types d’ennemis, il faudra réparer cette perte de sensibilité, réparer ce qui a été corrompu. Réparer les humains car il ne peut y avoir de républicains déshumanisés, ce serait un oxymore. « Un gouvernement républicain a la vertu pour principe, sinon la terreur. Que veulent ceux qui ne veulent ni vertu ni terreur ?[72]. » Ils veulent cette sensibilité corrompue.

III.          Réparer les crimes, sortir de la sauvagerie

« Les factions ont passé comme les orages, et nous ont laissé des plaies douloureuses qu’il faut guérir[73]. » Guérir, réparer, régénérer. Il faut restaurer un corps social, qui certes connaît les lois de nature, mais saura aussi connaître les institutions républicaines qui refondent la cité et cette fameuse communauté des affections. Il faut donc retrouver des sensations humaines non dénaturées par cette histoire destructrice. Retrouver ce qu’il appelle la nature et une sensibilité qui fait des humains des êtres indépendants, mais sociables et solidaires tels donc qu’il les avaient décrits dans son texte théorique De la nature[74] dont des passages entiers sont recopiés dans les fragments d’institutions républicaines.

III.1.  Retrouver les compétences affectives : le mot d’ordre d’institutions civiles

La violence, la guerre, l’inimitié là est la sauvagerie et elle est fondée non sur les affections naturelles ou la vie naturelle des peuples mais bien sur la corruption historique. « La plupart des erreurs de la cité sont venues de ce qu’on a regardé la législation comme une science de fait. De pareilles idées devaient perpétuer les peuples dans l’esclavage, puisqu’en supposant l’homme farouche et meurtrier dans la nature, on n’imaginait plus d’autres ressorts que la force pour le gouverner. Pour avoir confondu le droit social et le droit politique on a fait des agrégations et non point des sociétés[75]. » Il ne faut pas prendre les hommes pour des animaux sauvages à dompter mais leur reconnaître leur nature humaine, c’est-à-dire implicitement faite d’humanité : une indépendance qui aime la socialité.

Selon Saint-Just, seule l’abondance prouverait qu’on est sorti de ce qu’il appelle des « lambeaux » d’une société où « le change, le commerce, la confiance, les relations » ont été détruites. La civilité doit accompagner l’abondance retrouvée, c’est pourquoi il affirme l’équivalence entre faire une cité et « rétablir la confiance civile[76] ». C’est pourquoi il propose toute une série de mesures qui doivent ramener cette confiance dans le commerce, la vie économique.

C’est pourquoi selon lui, il faut inventer de nouvelles règles qui ont toutes à voir avec cette fameuse moralité du commerce. « Asseoir équitablement les tributs sur tous les gains » et ainsi résoudre la question des impôts. Empêcher tout le monde de « resserrer les monnaies » et ainsi empêcher la déflation et la cessation des circulations de denrées. Empêcher de « thésauriser » et de négliger l’industrie pour vivre dans l’oisiveté. Il s’élève ainsi contre la financiarisation des modes de vie des plus riches. Contre la dépendance du change, rendre le signe inaliénable à l’étranger. « Connaître invariablement la somme de tous les profits faits dans une année » et « proportionner les dépenses de l’Etat à la quantité de signes en circulation nécessaires aux affaires particulières » afin d’éviter un endettement démesuré.

Enfin affirme Saint-Just, « Là où il a de très gros propriétaires on ne voit que des pauvres, rien ne se consomme dans les pays de grande culture » et il propose des sortes de lois antitrust.

Il affirme encore et encore que l’état de civilité suppose l’indépendance : « un homme n’est fait ni pour les métiers (on dirait aujourd’hui le salariat) ni pour l’hôpital, ni pour les hospices tout cela est affreux. Il faut que l’homme vive indépendant » c’est-à-dire sans rapport de domination que ce soit par le besoin salarié ou l’assistance.

La communauté des affections est de ce fait une communauté solidaire et indivisible mais où la non-domination est garantie par l’indépendance. Non une communauté où chacun serait incapable de soutenir sa propre liberté, mais une communauté de cellules indépendantes qui s’associent pour les secours réciproques du travail et de la défense[77].

Les affections naturelles sont ainsi les lois naturelles, et de ce fait, l’indépendance ne se confond nullement avec l’individualisme ou l’égoïsme. L’indépendance consiste tout simplement en des liens affectifs réciproques choisis, en une non-domination dans les relations humaines. Ramener la confiance civile suppose de ne plus entraver ces liens, de les favoriser dans des institutions civiles qui diffèrent et des lois et des institutions étatiques. Les liens doivent s’épanouir comme moyens et comme fins de cette civilité retrouvée sans contrainte étatique. C’est dans ce contexte que l’éducation, la religion civile, les fêtes, permettent de transmettre un idéal de non-guerre civile, c’est-à-dire la conscience que la cité est toujours à refaire, à retisser.

Saint-Just au printemps de l’an II, met l’accent sur la fragilité et sur la chute possible du moment révolutionnaire. « On parle de la hauteur de la Révolution : qui la fixera, cette hauteur ? Elle est mobile. Il fut des peuples libres qui tombèrent de plus haut[78]. » Le rapport à l’impossible a ressurgi comme une menace. Face à cette menace apparaît le mot d’ordre de faire des institutions civiles : « Formez des institutions civiles, les institutions auxquelles on n’a point pensé encore : il n’y a point de liberté durable sans elles. Elles soutiennent l’amour de la patrie et l’esprit révolutionnaire même, quand la Révolution est passée. C’est par là que vous annoncerez la perfection de votre démocratie (…)[79] ».

Pour Saint-Just ce moment de refondation civile institutionnelle peut se confondre avec un nouveau mot d’ordre : « faire une cité ». Le 26 germinal an II : « Il faut que vous fassiez une cité, c’est à dire un peuple de citoyens amis, hospitaliers et frères » ; dans le troisième fragment, « formons la cité, il est étonnant que cette idée n’ait pas encore été à l’ordre du jour[80] ».

On pourrait dire que la révolution n’a jamais cessé de le faire mais si ce mot d’ordre parait à ce point impératif alors à Saint Just, c’est que ce « faire cité » est l’antonyme asymétrique de la guerre civile. Face à la guerre civile il ne s’agit pas seulement de la faire cesser mais bien de re-faire cité.

Or ce « re-faire cité » ne peut reposer sur des lois de contraintes comme dans la période de la terreur mais sur ces fameuses institutions civiles. Dans le troisième fragment d’institutions républicaines, il ne fait plus confiance aux lois : « Il y a trop de lois, trop peu d’institutions civiles. ». « Obéir aux lois cela n’est pas clair; car la loi n’est souvent autre chose que la volonté de celui qui l’impose. On a le droit de résister aux lois oppressives[81] », rappelle alors Saint Just. « La solidité d’une république n’est point dans ses défenseurs toujours enviés toujours perdus, mais dans les institutions immortelles qui sont impassibles et à l’abri de la témérité des factions[82]. »

La communauté des affections identifiée à la patrie serait la réalisation de ces institutions civiles fondées sur la pratique des affections.

Selon Saint-Just « Les institutions ont en effet pour objet de mettre « l’union dans les familles » ; » l’amitié parmi les citoyens » ; « l’intérêt public à la place de tous les autres intérêts » ; « de rendre la nature et l’innocence à la passion de tous les cœurs » ; « de former une patrie. » ; « Substituer l’ascendant des mœurs à l’ascendant des hommes ». Faire en sorte « qu’un enfant puisse résister à l’oppression d’un homme inique. »

Sortir de la sauvagerie de la guerre civile, c’est retrouver l’intuition sensible appuyée sur l’amitié et l’amour, seules sources de véritable « familiarité » et de compétences pour individuellement et collectivement résister à l’oppression.

III. 2. Réparer les liens d’amour et d’amitié en leur donnant une fonction normative

Loin désormais d’être naturelles, les affections doivent être définies comme des principes institutionnels. « Il est essentiel dans les révolutions où la perversité joue un si grand rôle de prononcer nettement tous les principes, toutes les définitions. » Saint Just s’emploie ainsi à définir les affections républicaines garantes de la communauté.

Ce mot « affection » connaît dans la langue française trois sens, un premier sens qui renvoie aux notions d’affects, d’émotions, de passions, de sentiments, un second sens qui renvoie à la maladie, un troisième qui est souvent celui des révolutionnaires : sentiment tendre qui attache à quelqu’un et par extension ceux qui sont attachés entre eux par ce sentiment tendre, les affections sont les parents et les amis.

C’est cette dernière notion d’affection qu’on retrouve parmi la liste des institutions civiles à fabriquer à définir. Sous l’intertitre des affections[83], Saint-Just évoque l’amitié entre les hommes, et l’amour entre un homme et une femme.

L’amitié prend alors un caractère public et sacré puisqu’elle est déclarée chaque année dans le temple au mois de ventôse, et que celui qui ne croit pas à l’amitié ou qui n’a pas d’amis est banni. Cette sacralité est signifiée également dans une proximité amicale qui engage jusqu’à la mort : « les amis sont placés les uns auprès des autres dans les combats », « ceux qui sont restés amis toute leur vie sont enfermés dans le même tombeau », enfin les amis portent le deuil les uns des autres et préparent les obsèques les uns et des autres, sont tuteurs des enfants en cas de divorce ou de mort du père.

Ce lien pourtant peut être rompu mais pour des raisons explicables, l’amitié est un engagement public « si un homme quitte un ami, il est tenu de rendre compte au peuple dans le temple, des motifs qui le lui ont fait quitter[84] ». Enfin ce sentiment social crée une responsabilité commune «Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis ».

Pour Saint-Just, un groupe d’amis est ainsi collectivement responsable des actes de chacun. L’amitié produit ainsi par une responsabilité réciproque, une nécessité de vertu réciproque, et à ce titre Saint-Just fait bien de l’amitié une institution civile qui fabrique cette réciprocité nécessaire pour que le lien horizontal soit solide sans qu’on ait besoin de recourir à des lois de contraintes externes. Mais alors, c’est l’institution civile elle-même qui est devenue contraignante.

Cette réciprocité contraignante n’est pas sans rappeler la réciprocité qui fonde la résistance à l’oppression et le devoir d’insurrection dans la déclaration de 1793.

L’amitié telle que définie par Saint-Just serait la garantie de la résistance à l’oppression, qui était elle même garantie contre l’oppression des gouvernements. A ce titre la communauté des affections permettrait d’aller au-delà de la Déclaration des droits de 1793. C’est bien parce qu’on sait désormais que les suffrages ne suffisent pas pour avoir de bons représentants et de bonnes lois, que même la résistance à l’oppression peut être falsifiée, qu’il faut de telles institutions civiles. On comprend ainsi mieux la radicalité de l’exigence assortie de publicité, et de bannissement.

Venons-en à l’amour entre les hommes et les femmes, qui lui peut demeurer privé tant que la filiation n’est pas en jeu. « L’homme et la femme qui s’aiment sont époux, s’ils n’ont point d’enfants, ils peuvent tenir leur engagement secret, mais si l’épouse devient grosse, ils sont tenus de déclarer au magistrat qu’ils sont époux. Nul ne peut troubler l’inclination de son enfant quelle que soit sa fortune[85]. »

Retenons cet écart, entre amitié publique[86] et amour privé et fondamentalement libre. Libre dans ses choix et libre car justement hors institution. Seule la filiation est institutionnalisée avec des devoirs entre ascendants et descendants, mais cela n’est pas traité au titre des affections, mais des institutions de l’enfance et de la jeunesse, institution des écoles, institutions sur l’éducation, institutions sur les morts, hérédité, adoption, et ce fameux mot communauté qui apparaît sur un mode exclusif, « il n’y a de communauté qu’entre les époux ». « Ce qu’ils apportent et ce qu’ils acquièrent entre dans la communauté. Ils ne s’unissent point par un contrat, mais par la tendresse et l’acte de leur union ne constate que leurs biens mis en commun sans aucune clause. S’ils se séparent, la moitié de la communauté leur appartient, l’autre moitié appartient aux enfants, sinon au domaine public, le peuple nomme dans les temps des tuteurs aux enfants des époux séparés. Les époux sont tenus de faire annoncer leur divorce trois mois avant dans le temple[87]. »

L’amour entre un homme et une femme n’est donc pas une institution civile, mais ses effets en termes de filiation et de possessions nécessitent des institutions civiles[88]. L’union civile ne dit rien de l’amour et la rupture du lien n’a pas à être justifiée mais entraine des effets sur les biens et la filiation.

Saint-Just se préoccupe cependant des rapports de domination qui peuvent exister entre hommes et femmes : les institutions civiles sont alors là pour empêcher que la liberté soit entravée par la domination ainsi : « celui qui trompera une fille sera banni[89] ». Celui qui frappe une femme est puni de mort, celui qui a vu frapper une femme et n’a point arrêté celui qui la frappait est puni d’un an de détention ». « Les femmes ne peuvent être censurées [90]. »

La communauté des affections est ainsi la cité rêvée de Saint-Just, peuple de citoyens, amis, hospitaliers et frères.

Qu’est ce alors que l’hospitalité et la fraternité ? Les conditions de possibilité d’une humanité qui ne serait pas en guerre civile mondiale, c’est-à-dire à l’échelle de l’humanité, en processus de déshumanisation réciproque.

Dans le chapitre 2 des Fragments intitulé De la société, Saint Just évoque les besoins et les affections des peuples pour récuser la notion de surpopulation et le supposé droit de conquête qui l’accompagne. « L’esprit de conquête n’est point né de la misère, mais de l’avarice et de la paresse. (…) L’insuffisance du territoire ne prouve point un excès de population, mais la stérilité de l’administration politique. Ces besoins et ces affections ne produisent point un droit de conquête ; elles produisent ce qu’on appelle le commerce ou l’échange libre de la possession[91]. »

On pourrait dire que l’hospitalité est pour celui qui est reçu le contraire de la conquête, pour celui qui reçoit le contraire de l’isolement économique et social, car dans l’esprit de Saint-Just nous l’avons vu, les mœurs et l’économie ne font qu’un et ne point s’isoler c’est avoir commerce avec des hommes éloignés soit par simple désir de rencontre, soit à l’occasion du commerce. Il explicite de ce fait les règles de l’hospitalité en terme économique : « nul ne peut acquérir de terres, former de banques, ni entretenir des vaisseaux en pays étranger. » L’injonction est réciproque et le territoire, les biens nationaux, le domaine public ne sont point aliénables à l’étranger.

Saint-Just invite ainsi à la fois à favoriser le commerce mais aussi à instaurer des frontières. A ce titre il n’imagine pas une société de circulation marchande illimitée des biens et des personnes, il n’est pas à ce titre un libéral. Il propose des règles pour une société fraternelle. Cette fraternité doit exister entre communauté d’habitants et elle est alors secours réciproques comme entre les membres d’une communauté, et garantie réciproque par les traités de commerce et le refus de la guerre de conquête entre peuples, l’assistance aux vaisseaux en danger, la fraternité est fondamentalement l’état de paix entre les peuples. « Je dis donc que les hommes sont naturellement en société et naturellement en paix, et que la force ne devrait jamais avoir de prétexte pour les unir ou les diviser[92]. » La fraternité n’est donc pas non plus un effet de l’indistinction des communautés ou des peuples, mais le signe de leur retour aux affections naturelles. La communauté des affections pourrait alors devenir la commune humanité comme humanité républicanisée c’est-à-dire faite de communautés multiples, de peuples multiples qui machinent avec des lois et des institutions civiles son indivision et non son indistinction comme garantie de la paix.

Mais Saint-Just qui a lutté constamment contre les rapports de force déclare qu’il y a nécessité dans l’absence de synchronie historique d’évolution des mœurs d’être lucide « ce rêve s’il est possible, c’est dans un avenir qui n’est point fait pour nous. Il faut donc sans chercher inutilement à mettre des rapports de société entre les peuples, se borner à les rétablir entre les hommes. Ces peuples plus ou moins opprimés plus ou moins éclairés ne peuvent en même temps recevoir les mêmes lois ». Ce à quoi il renonce vaillamment de peuple à peuple, il finit par y renoncer mélancoliquement au sein même de la république « la force ne fait ni raison ni droit ; mais il est peut être impossible de s’en passer pour faire respecter le droit et la raison… [93] »

Mais je ne m’arrêterai pas sur ce pessimisme, mais bien sur l’effort de Saint-Just pour le déjouer lui-même. Il invente ainsi une anti-loi martiale qu’on peut lire dans le complément au carnet :

« Lorsque les autorités publiques seront impuissantes contre l’attroupement et la violence du peuple, le drapeau déployé au milieu de la place publique imposera la paix et sera le signal que le peuple va délibérer.

Le peuple s’assemblera paisiblement et fera parvenir sa délibération aux autorités. Elle sera transmise au pouvoir législatif. Si quelqu’un trouble la paix de la délibération du peuple, le peuple le fera arrêter et le livrera aux autorités constituées. »

Savoir délibérer paisiblement et savoir préciser l’usage de la force nécessaire seraient alors les signes qu’une communauté des affections a bien été tramée par un souverain peuple enfin redevenu libre et qui serait définitivement sorti de la guerre civile.

Conclusion

La réflexion de Saint-Just qu’il ne mène pas seul, mais qu’il mène d’une manière singulière, est ainsi arcboutée à l’expérience vécue de la Révolution dans ses grandeurs et dans ses échecs. Il se souvient d’un temps d’avant la commotion destructrice. « Ce qui faisait l’an passé la force du peuple et des Jacobins, c’était que les orateurs qui présentaient des lois dans le corps législatif, murissaient ces lois aux Jacobins. Aujourd’hui les Jacobins n’exercent plus que la censure, et l’on n’y médite point de travaux. Ainsi il ne sortirait pas de lois d’une assemblée où un parti ne cherche qu’à offenser et l’autre qu’à combattre. Les Jacobins sont bons…[94] » Les grands crimes sont donc les crimes qui donnent toute la place conquise par la Révolution française pour l’espace délibératif, à un combat stérile qui conduit au silence, détruisant le principe démocratique indispensable à un gouvernement populaire : la possibilité de dire ce qu’on pense et d’en débattre, sans risquer d’être mortifié, voire dénoncé injustement, voire d’en mourir. Ces crimes exacerbent ce que Spinoza appelle les passions tristes qui rétrécissent l’horizon du monde au lieu des joies, qui l’agrandissent. C’est pourquoi les crimes dénoncés portent atteinte à toute la société dans ses fondements.

L’horizon de confiance et de joie étant rétréci, sectionné, divisé, la société s’effondre ou ressemble à celle de l’Ancien Régime. Et c’est comme si il n’y avait pas eu de Révolution. Ce serait la grande victoire des anti- et des contre- révolutionnaires. On retrouverait alors le projet de Montlosier, gagner une guerre civile en intimidant les volontés ennemies par la force. Ce dernier souhaitait un front clair, mais savait que l’opinion avait aussi une grande efficacité pour atteindre ses objectifs. Or ce que décrit Saint-Just après-coup, est très explicitement une impossible civilité confiante du fait d’une guerre sournoise faite dans l’espace public et qui atteint le plus profond de chacun, sa capacité à être avec les autres, à juger d’une situation, à penser ensemble, à produire dans la société une intelligence collective révolutionnaire. Ce « plus profond » ce sont les affections, la sensibilité humaine et les liens qu’elles produisent quand une confiance liée à la liberté réciproque a produit l’évidence du respect de chacun par chacun. La bienveillance civile comme fondement des bonnes lois. Parler de « guerre civile » n’est pas alors abus de langage mais proposer un antonyme asymétrique à la bonne civilité. Une société est en guerre civile quand elle ne fait plus société. Cette guerre là est la guerre civile latente toujours prête à ressurgir quand la raison sensible est abandonnée au profit de la force, du rapport de force et de domination. Cette guerre civile produit des traces tout aussi profondes que l’autre, elle défamiliarise de la même manière, on n’est plus en sûreté nulle part et même dans sa maison ou son village ou sa société anciennement fraternelle, les mots ne veulent plus rien dire, le déguisement est le cachet du crime… On aura reconnu les catégories que Jérémie Foa a déployé à propos des guerres de religion.

Mais, ici, il s’agit à proprement parler d’une guerre sur la définition même des rapports humains, non pas l’au-delà, mais l’ici-bas. Une guerre où vouloir la Révolution c’est vouloir la tendresse humaine là où d’autres comme les tenants du lobby colonial plaident pour une ontologie de l’insensibilité. Cette guerre civile profonde vise à déshumaniser les rapports humains. Et dans cette déshumanisation apparaissent alors deux segments sociaux qui se font front, front de classes, lutte de classes. Non parce qu’on aime combattre chaque jour, mais parce que là où l’on avait espéré trouver des adversaires critiques avec qui délibérer et élaborer, on a rencontré des ennemis. Ennemis de classe.

Le moment révolutionnaire témoigne ainsi d’une intersection entre guerre civile classique « hideuse » et guerre civile de positions « plus hideuse encore », qui nous fait aujourd’hui trouver la question des affects tendres en politique désuète, voire sans intérêt. Mais sans tendresse humaine, il n’y a pas de République, pas de cité, pas d’amis, de frères ou d’hôte chéris. Non il ne reste que le danger quotidien de se voir anéantir par la force. La sensibilité est perdue, brulée. Il faudrait la retrouver par la conscience de classe et savoir comme Rosa Luxembourg, que se penser républicain, suppose de penser l’égalité et la tendresse des rapports sociaux que la République permet.

[1] Sur la notion de guerre civile nous renvoyons au collectif dirigé par Jean-Clément Martin, La guerre civile entre histoire et mémoire, Ouest éditions, 1995.

[2] Sophie Wahnich, La liberté ou la mort, essai sur la terreur et le terrorisme, Paris la Fabrique édition, 2002.

[3] Saint-Just, Œuvres complètes, présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec, Paris, Gallimard, 2004, 26 germinal an II, p. 749.

[4] Saint-Just, Œuvres complètes, Op.cit., 23 ventôse an II, p.677.

[5] Notion révélée et explicitée par Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset, 2008.

[6] C’est l’état de guerre décrit par Sieyès dans sa reconnaissance et explication raisonnée de la Déclaration des droits de l’homme des 20 et 21 juillet 1789. L’intelligence politique de la Révolution française, Paris, textuel, 2012, Bibliothèque nationale, Le29 71A.

[7] Mémoires de M. le comte de Montlosier, sur la Révolution française, le Consulat, l’Empire, la Restauration et les principaux événements qui l’ont suivie (1755-1830), Paris, Dufey, 1830, 2 volumes. Ces Mémoires sont restés inachevés et le tome 2 se termine avec le départ de Paris de Montlosier à la fin de la Constituante en septembre 1791. Ici Montlosier, Des moyens d’opérer la contre-révolution, pour servir de suite à son ouvrage intitulé : De la nécessité d’une contre-révolution, s. l. n. d. [1791], p. 10. Cité par Marie-France PIGUET, « Contre-révolution », « guerre civile », « lutte entre deux classes» : Montlosier (1755-1838) penseur du conflit politique moderne, Astérion [En ligne], 6 | 2009, mis en ligne le 03 avril 2009. URL : http://asterion.revues.org/1485.

[8] Lettre de M. de Montlosié à M. de Grave et réponse de M. de Grave à M. de Montlosié, Lille, imp. de C.-L. de Boubers, [1791], p. 8. Cité par Marie-France PIGUET, art cit.

[9] Marie-France PIGUET, art cit. p. 35.

[10] Idem.p.37.

[11] Saint-Just, « Rapport sur la police générale », in Œuvres complètes, présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec, Paris, Gallimard, 2004, p. 763.

[12] L’amitié est chez Saint-Just comme nous allons le voir, la base des rapports civils.

[13] Saint-Just, « Rapport sur la police générale », in Œuvres complètes, op.cit. p.747.

[14] Sur l’analyse de ces trois philosophes nous renvoyons au travail de Myriam-Isabelle Ducrocq, Aux Sources de la démocratie anglaise. De Thomas Hobbes à John Locke, Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2012.

[15] Sur ce point, « Le culte de l’Être suprême : est-ce seulement la faute à Rousseau ? » in Bruno Bernardi dir, Catalogue Rousseau au Sénat, Paris, Gallimard, 2012, pp. 140-157.

[16] Sur la société de cour, il faut encore une fois retourner à Norbert Elias, La société de cour, Flammarion, 1985, puis Calmann-Lévy, 1994 (préface de Roger Chartier, traduction de Pierre Kamnitzer et Jeanne Etoré).

[17] Miguel Abensour, Saint-Just, les paradoxes de l’héroïsme révolutionnaire.

[18] Saint-Just, « Rapport sur la police générale », in Œuvres complètes, op.cit. p.742.

[19] Sur le sens de cette expression dans ce rapport, je renvoie à l’article de 1988 paru dans Mots, Sophie Wahnich

« L’étranger dans la lutte des factions. Usage d’un mot dans une crise politique (5 nivôse an II – 9 thermidor an II) » revue Mots, Année 1988, Volume 16, Numéro 1 pp. 111-130.

[20] Souligné par nous.

[21] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit. pp. 694-695.

[22] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. choisis et commentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2012.

Cahiers de prison, Paris, Bibliothèque de philosophie, NRF, Editions Gallimard,1996

[23]Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Fragments », op. cit. p.1113.

[24] Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XX, chapitre 1.

[25] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit. « Fragments », op.cit. p.1113.

[26] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit. 26 germinal. p.743.

[27] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p.743.

[28] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Fragments », op.cit. p.1113.

[29] Lénine évoque à propos de la Révolution russe une révolution identifiée à une « lutte de classe, guerre civile la plus aiguë, la plus sauvage, et la plus exaspérée. » cité par Gabriele Ranzato, « Evidences et invisibilité des guerres civiles », in La guerre civile entre histoire et mémoire, Jean-Clément Martin (ÉD.), Ouest édition, 1994, p.20.

[30] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit. p.111.

[31] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit. p.744.

[32] Idem.

[33] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit., pp. 1115-1116.

[34] Mauss échange kula, échange gwimali

[35] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit , pp.1041-1084.

[36] Saint-Just, œuvres complètes, op. cit., p.1051.

[37] Saint-Just, œuvres complètes, op. cit., p.1051.

[38] Saint-Just, œuvres complètes, op. cit., p.1054.

[39] C’est à ce titre qu’on peut avec Saint-Just évoquer une critique libérale du libéralisme économique. La libre circulation des choses ne doit pas conduire à la réification des hommes.

[40] Saint-Just, œuvres complètes, « Fragments », Op. cit., p.1137

[41] Saint-Just, œuvres complètes, 23 ventôse an II, Op. cit., p.692.

[42] Saint-Just, œuvres complètes, 26 germinal an II, Op. cit., p. 749.

[43] Saint-Just, œuvres complètes, « Fragments », op. cit., p.1136.

[44] Nous entendons compétences au sens de Luc Boltanski, dans L’amour et la justice comme compétences, trois essais de sociologie de l’action, Paris Métailié, 1990.

[45] Saint-Just, œuvres complètes, « Fragments », op. cit., 1043.

[46] Saint-Just, œuvres complètes, « Fragments », op. cit., p.1044

[47] Saint-Just, œuvres complètes, « Fragments », op. cit., 1043.

[48] Saint-Just, œuvres complètes, 26 germinal an II, p.746

[49] 13 novembre 1792, dans son premier discours au procès du roi,

[50] Sur cette question des animaux féroces, nous renvoyons d’une part à l’article inaugural de Reinhardt Koselleck sur les antonymes asymétriques, dans Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1990, et au travail de Pierre Serna Comme des bêtes, Paris, Fayard, 2017, qui montre comment ce partage entre humanité et animalité est travaillé et travaille le moment révolutionnaire.

[51] Saint-Just, œuvres complètes, 26 germinal an II, p.749.

[52] Saint-Just, œuvres complètes, 26 germinal an II, Op. cit., p. 749.

[53] Sur cette question de la sauvagerie, nous renvoyons pour l’usage métaphorique à notre travail sur l’étranger et plus particulièrement les Anglais comme ennemis extraordinaires dans L’impossible citoyen, l’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997, réed 2010 évolution de l’humanité, et au travail de Jean-Luc Chappey, Sauvagerie et civilisation, Paris, Fayard , 2017.

[54] Saint-Just, œuvres complètes, « Fragments », op. cit, p.1112.

[55] Saint-Just Œuvres complètes, op.cit.23 ventôse an II, p.681.

[56] Saint-Just Œuvres complètes, op.cit.23 ventôse an II p.698.

[57] Sieyès, « Préliminaire de la constitution : Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme, comité de constitution », 20 et 21 juillet 1789, in Sophie Wahnich, L’intelligence politique de la Révolution française, Paris textuel, 2012, bibliothèque nationale, Le29 71A.

[58] Saint-Just Œuvres complètes, op.cit.26 germinal, 747-748.

[59] Saint-Just, œuvres complètes, Op. cit., p. 977.

[60] En 1985, Jean François Lyotard questionne cette faculté de juger en ces termes : « Avoir du jugement. Cela ne s’enseigne pas. Cela pourtant s’acquiert, dit-on, avec l’âge. Nécessité d’en avoir quand entre deux parties en conflit, aucune règle n’existe qu’il suffirait d’appliquer pour trancher. Le judicieux, figure positive du critique, veille au différend pour éviter d’instruire le cas selon une législation qui ne serait pas la sienne ». Jean Luc Nancy lui répondait en ces termes : « À l’axiome de J.-F. Lyotard : nous avons désormais à juger sans critère, l’auteur ajoute une règle : celle d’une tâche qui consiste à être exposée à l’impératif d’une liberté qui n’est pas loi mais qui est “l’autre comme loi”. Le jugement du sublime chez Kant en donne l’exemple. On peut ainsi parler d’un “jugement dernier” qui juge sans cesse chacun de nos jugements ». Or, cet échange nous paraît au cœur de la question révolutionnaire où l’expérience fait loi et où le jugement doit pouvoir donner l’alarme qui conduira à résister à l’oppression.

[61] Sur ce point nous renvoyons au collectif désormais classique, La couleur des pensées, Sentiments, émotions, intentions, sous la direction de Patricia Paperman & Ruwen Ogien (Eds) EHESS éditions, et plus particulièrement aux texte de Martha Nussbaum, « les émotions comme jugement de valeur » pp.19-33 et à celui de Patricia Paperman : « l’absence d’émotion comme offense », pp.145-175.

[62] Sur cette compacité, nous renvoyons aux travaux de Miguel Abensour et Patrice Loraux quand ils travaillent à comprendre la question totalitaire non du côté des régimes politiques mais des affects et des perceptions sensibles, Miguel Abensour, De la compacité – Architectures et régimes totalitaires, le cas Albert Speer, Sens et tonka, 1997, réédité en 2013, Patrice Loraux « Les disparus » dans Jean–Luc Nancy (dir.), L’art let la mémoire des camps, représenter exterminer, Paris, Seuil, coll. » Le genre humain », 2001, p. 41-59. Ainsi faut-il entendre que si totalitarisme il y a dans un vocabulaire évidement anachronique, il est du côté de la contre-révolution et des effets de cette guerre civile.

[63] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit. Fragment d’institutions républicaines, 8.

[64] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit.23 ventôse, p.680.

[65] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. Rapport du 26 germinal An II, p.764.

[66] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit.23ventôse, p.689.

[67] Saint-Just, Œuvres complètes, op.cit.23 ventôse p.686.

[68] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Fragments », p.1141.

[69] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Fragments d’institutions républicaines », p.1138.

[70] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit 26 « germinal », p.743.

[71] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit 23 « ventôse », p. 688.

[72] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit « Fragments d’institutions républicaines », p.1139.

[73] Saint-Just Œuvres complètes, op. cit 26 « germinal », p.743. p.743.

[74]Date non connue entre 1792 et 1794.

[75] Saint-Just, œuvres complètes, op. cit., p. 1045

[76] Saint-Just, 26 germinal an II.

[77] Cette réciprocité est au fondement du droit naturel déclaré en 1789 (voir à nouveau Sieyès) et au fondement des fédérations de 1790 qui associent des villages de paysans qui font le serment de se porter des secours réciproques.

[78] Saint-Just, « Fragments d’institutions républicaines, Troisième fragment », Saint-Just, Œuvres complètes, présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec, Paris, Gallimard, 2004, p.1141.

[79] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Rapport sur la police générale »., p.763.

[80] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Fragments d’institutions républicaines, Troisième fragment », p.1138.

[81] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Fragments », p. 1136.

[82] Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. « Fragments », p.1088.

[83] « Fragments », p.1102.

[84] « Fragments », p.1103.

[85] « Fragments » p.1102.

[86] Sur l’amitié, nous renvoyons au beau livre de Marisa Linton, Choosing Terror. Virtue, Friendship and Authenticity in the French Revolution, Oxford University Press, 2015, 323 pages.

[87] « Fragments », p.1124.

[88] À ce titre l’amour chez Saint-Just n’est pas de soi inscrit dans la topique familiale décrite par Anne Verjus, il est bien hors société tant qu’il ne produit pas du familial en surcroit. Anne Verjus, Le cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, préface de Mona Ozouf, Paris, Belin, 255 p.

[89] « Fragments » p.1102.

[90] « Fragments » p. 1105.

[91] « Fragments » p. 1097.

[92] « Fragments », p.1098.

[93] « Fragments », p. p.1139.

[94] p.1147.