Effets de la modernité dans la clinique

Le langage, transparence et opacité

Christine Gioja Brunerie

Le CIPA en 2021 poursuit sa recherche autour du langage. Nous étudierons d’abord le destin de la langue lorsqu’elle ne peut plus servir de véhicule pour rencontrer l’autre, lorsqu’elle est devenue une arme pour détruire ou lorsque la personne a tout perdu. La faille originelle resurgit alors avec violence et le trauma atteint des espaces sensibles propres à chacun, mais aussi des espaces sensibles qui appartiennent à l’humanité. La conjonction de ces deux espaces, privé et public, est à considérer dans son exploration sociale et clinique et sa reconstruction possible ou non avec les aléas du politique qui la gouvernent.

La première session de ces Séminaires Thématiques a eu lieu en visioconférence le samedi 6 février et nous vous présentons ici les textes des deux intervenants de ce jour ; Georges Zimra et Hala Ghannam Trefi. Les vidéos conférences de ces Séminaires Thématiques seront prochainement diffusés sur CipaNews.

Georges Zimra, Psychiatre, psychanalyste, avait proposé en juin une conférence mettant en scène la langue comme une contrebandière « à l’origine abyssale que les mythes s’empressent de combler par des récits qui consignent l’immémorial, l’oublié, la perte ». Les Séminaires Thématiques ayant été repoussés au mois de février 2021 du fait de la covid-19 et les travaux de recherche de Georges Zimra ayant évolué, l’exposé prévu à l’origine n’a finalement pas été présenté lors de ces Séminaires Thématiques. Georges Zimra a opté pour un autre texte dans lequel la langue est apparue comme une arme de destructivité et non de compréhension et de mise en relation avec l’autre. Il y a souligné l’aspect totalitaire dans l’usage qu’en a fait l’inquisition pendant des siècles au nom de la vérité, toute parole en provenance des hérétiques étant considérée comme insurrectionnelle et menaçante pour la tradition. La parole dont parle Georges Zimra est celle qui non seulement ne laisse aucune place à l’autre, mais plus ne l’altère en rien. C’est une parole qui ne fait pas rencontre, l’autre étant lui-même arrimé à ses propres convictions. Ce qui est en cause, ce n’est pas la raison sensible mais la croyance qui met en scène défaut d’altérité et défaut de tiers et dont la parole adhère au code.

C’est d’un univers paranoïaque qu’il s’agit, sans espace de cocréation, où l’écoute à l’instar de la parole est elle aussi une arme qui interprète toujours dans le même sens, la polysémie de la langue étant ici considérée comme une source de soupçon, de dissimulation et non de richesse.

D’une certaine façon, traquer l’hérésie ou imposer une vérité absolue au nom de la croyance, c’est traquer le sous-entendu, « la contrebandière », pour reprendre cette expression de Georges Zimra et la chasser de la langue.

Georges Zimra nous a fait un exposé que vous pourrez retrouver prochainement en vidéo sur notre site, vous en serez prévenus. En attendant, vous trouverez sous ce lien la conférence, La contrebandière, qui était programmée pour juin 2020.

Pour Hala Ghannam Trefi, Traductrice, interprète, la langue est le véhicule qui va tenter de Traduire le traumatisme et la cruauté d’événements traumatiques qui « désorganisent les fondements identitaires des individus ».

La position de Hala Trefi Ghannam, traductrice interprète auprès de réfugiés syriens, est celle d’une écoute empathique. Cette écoute comme la parole qui en découle sont outils de compréhension, même si elle est difficile à articuler à tant de souffrances. Hala Trefi Ghannam met en place un espace où les turbulences peuvent se décliner ou se taire, un espace en mouvement, un espace de cocréation des discours, des récits. Et cet espace de création doit tenir dans un espace-temps limité dans lequel elle doit faire preuve à la fois d’une grande et sensible habileté, d’une présence à l’autre et à elle-même. Elle doit garder en elle la structure imposée, servir de tiers, d’entre-deux, recueillir une parole dans l’objectif de « transposer de vive-voix un message d’une langue à l’autre » sans le dénaturer. L’injonction à parler est reconnue ici comme un risque pouvant bloquer la parole et ici la polysémie de la langue est mise en valeur.

Avec une question qui demeure : celle d’être prise entre l’injonction administrative de faire parler et le non-dit caché, parce qu’indicible au regard de toutes les souffrances qu’il recèle.

Hala Trefi Ghannam est confrontée au choc des temporalités : « Confinement temporel et dérèglement spatial », à « l’attente dans l’attente », au paradoxe du récit de l’expérience « à la fois nécessaire et impossible ».

Deux langues, deux cultures, des traumatismes souvent indicibles pour toutes les raisons qui sont évoquées et de plus la parole n’est pas utilisée de la même façon d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre où, pour certains, « le raconté est non accepté socialement ».

La question c’est comment entendre ? et comment dire ? Comprendre, est une notion difficile souvent, c’est ce qui s’entend à travers l’évocation de certaines paroles : « Vous ne comprenez rien, vous ne comprenez pas, et vous n’imaginez rien ». Face à l’impuissance qui peut nous gagner dans certaines situations d’entretien, il n’est souvent que de croire en l’autre, en ce qu’il peut nous dire.

Traduire, pour Hala Trefi Ghannam, c’est comment emprunter le « je » de l’autre, parler à sa place, à la première personne – « C’est singulier et troublant » – mais c’est ainsi que la traductrice-interprète croit en lui.