La contrebandière

Georges Zimra

Psychiatre, psychanalyste

 

Nos connaissances sur la Bible, considérée jusqu’à une date récente comme le Livre de l’origine par excellence, ont été radicalement bouleversées par la découverte de textes plus anciens encore qui ont fait reculer le récit de l’origine et donner de nouvelles clefs de lecture et d’interprétations des contenus bibliques.

La « distinction mosaïque » n’opère pas entre un Dieu unique et des dieux multiples mais entre le vrai dieu et les faux dieux, entre le savoir et le défaut de savoir, entre la croyance et son défaut. Deux modes de formulation du monothéisme se succèdent. Le premier est que tous les dieux sont Un, formule que l’on retrouve dans les textes égyptiens, babyloniens, ainsi que dans l’Antiquité gréco-romaine, il s’agit là d’une conception évoluée du polythéisme qui constitue un monothéisme inclusif. Le second, est qu’il n’existe pas d’autres dieux en dehors de Dieu, apparaît chez Akhenaton aux environs de 1350 avant le Christ, ce monothéisme est dit exclusif, il est le propre du judaïsme, de l’islam et du christianisme.

Le sens premier du monothéisme n’est pas d’affirmer qu’il n’existe qu’un seul dieu, mais de dire, qu’à l’exception du seul vrai dieu, il n’existe que de faux dieux. Affirmer qu’il n’existe qu’un seul Dieu n’empêche pas que d’autres vénèrent d’autres dieux, c’est du reste parce qu’il existe un vrai Dieu qu’il existe aussi des faux dieux, la question est bien sûr de les distinguer. Le commandement ne stipule pas, il n’ y a pas d’autres dieux que moi mais « Tu ne dois pas avoir d’autres dieux. » C’est dans cette adresse que se marque l’élection, la séparation des autres divinités. La relation qui lie le vrai Dieu aux autres dieux n’est pas encore en ce point exclusive, elle est seulement une relation de subordination[1] Elle n’est pas un événement historique qui modifie le monde une fois pour toutes, mais une idée régulatrice qui a déployé sa puissance de transformation du monde par à-coups, des siècles durant[2].

L’entrée fracassante du monothéisme d’Akhenaton dans l’histoire, se caractérise par la destruction des dieux égyptiens, des temples, des idoles, l’interruption du culte, l’abolition des rites et des fêtes. La réduction qu’opère Akhenaton n’est pas seulement de réduire la pluralité des dieux à un seul dieu, mais elle instaure aussi une nouvelle visibilité de dieu. Dieu n’est pas encore, avec Akhenaton, séparé du monde, il est un élément du cosmos qui propage la vie. Le Un qu’il représente reste inscrit dans la série des nombres, c’est à dire dans leur succession, là où le monothéisme juif distinguera un Dieu Un, délié de la suite des nombres, du comptable, un Dieu Un, qui ne connaît d’autre référence que lui-même, Unique, sans suite et sans commencement.

Dès le troisième millénaire, assure Jan Assmann, en Mésopotamie, les traités contractés par serments devaient être compatibles avec d’autre dieux, c’est-à-dire devaient être traductibles. La violence qui opposait les peuples entre eux n’était pas d’ordre théologique mais politique. La traductibilité des noms de dieux permettait de dépasser l’ethnocentrisme primitif des religions tribales et de contracter entre elles des pactes juridiques ou commerciaux. Un tel dispositif était impensable si les dieux étaient décrétés vrais ou faux. Le polythéisme de ce point de vue est une technique de traduction, il recourt à l’organisation qui permet de rendre compatible d’autres formes de représentations. « La distinction mosaïque » met un coup d’arrêt à la traductibilité. On ne peut pas traduire Jupiter par Yahvé pas plus Assur, Amon ou Zeus. Le Dieu unique est intraduisible parce que toute traduction est une altération qui porte atteinte à la vérité du Dieu Un, parce que toute traduction introduit une historicité dans ce qui relève exclusivement de l’atemporel[3]. La distinction entre vraie et fausse religion est pour Assmann révolutionnaire parce qu’en lieu et place de ce qu’on pourrait appeler « une herméneutique de la traduction » apparaît une « herméneutique de la différence[4] ». Le polythéisme reposait sur une conception faible de la vérité puisque tous les dieux étaient compatibles. Les grecs comme les romains ne trouvaient rien à dire à la célébration par les peuples conquis de leurs propres cultes. A l’inverse les religions révélées se considérèrent d’emblée comme détentrices d’une vérité absolue, c’est-à-dire d’un commencement absolu. Si tous les dieux sont dans leurs vérités, relatifs et contestables, le Dieu unique est absolu et incontestable.

Avec le monothéisme il n’ y a plus de place pour la traduction mais pour la conversion, soit par la prédication, soit de manière violente. En fait c’est le séparé radical qui établit une altérité absolue en opposition aux autres dieux qui entretenaient entre eux des rapports de hiérarchies qui pouvaient évoluer. La vérité acquiert un statut nouveau : celui d’être absolue, indémontrable, indépassable, incritiquable. Car tout ce qui est démontrable, critiquable, relève des vérités partielles. Seule l’adhésion inconditionnelle à cette vérité, qui s’appellera la foi, permet de l’asseoir dans sa pleine et entière souveraineté. Celle-ci est incontestée. La destruction des idoles et le massacre des animaux sacrés représentent la même menace pour les iconistes que l’idolâtrie pour les aniconistes. « L’iconisme et l’aniconisme sont des médiums d’institution de la proximité divine qui s’excluent mutuellement[5]. » « L’inversion normative » si elle prétend être une technique de l’oubli, n’opère pourtant ni effacement, ni refoulement, ni forclusion des pratiques anciennes, mais consigne au contraire très scrupuleusement leurs souvenirs, à titre de contre modèle de l’image de soi. Une image inversée. L’inversion normative s’impose comme la nécessité de se différencier, de se distinguer de ce qui a précédé pour définir une origine propre. Elle est en ce sens, le premier degré d’altérité puisqu’elle définit l’identité à la fois en opposition à ce modèle mais non sans lui. On retrouvera une situation analogue dans le christianisme naissant lorsqu’il changea le jour du repos sabbatique, autorisa la consommation du porc, mit fin aux interdits alimentaires.

Double figure que celle de Moïse, celle biblique du libérateur, et celle de l’égyptien qui incarne la signification positive de l’Egypte dans l’histoire de l’humanité. L’argument le plus fort et le plus décisif de Freud, à savoir, « la phase de latence » du monothéisme entre 1300 et 700, n’est pas un phénomène de l’histoire mais de la mémoire. Les idées qui sont associées au nom de Moïse dans la tradition ne sont apparues qu’au cours de l’Exil à Babylone et plus tard encore. Pour Jan Assmann il n’existe aucun rapport causal entre Akhenaton et Moïse. Entre Moïse et Akhenaton il y a un monde.

La question est donc de savoir comment les souvenirs de la période amarnienne se sont conservés et transmis. La question qui est ici posée est la signification du propre Après la mort d’Akhenaton les Egyptiens ont réagi de façon agressive au monothéisme, parce qu’ils avaient gardé de l’époque arminienne, une peur et une haine envers toute forme d’iconoclasme[6]. Quelle trace gardons-nous de cette époque ? Il ne s’agit pas de reconstruire l’histoire, mais de repérer les transformations et les formes que prend la mémoire collective pour se transmettre. Dans les traditions orales la mémoire est continuellement en travail. La révolution amarnienne a été éliminée de la mémoire historique et officielle pendant près de trois millénaires.

En dépit de ce long silence, son geste, étonnement a continué à se transmettre dans la mémoire collective. Car si l’épisode amarnien avait sombré dans l’oubli total en l’espace de quatre-vingts ans en Egypte, les traces qu’il avait laissées furent suffisamment traumatiques pour donner naissance, à des légendes marquées par une fièvre religieuse qui, faute d’une inscription officielle dans la mémoire culturelle, ne cessa de s’enrichir de souvenirs des temps antérieurs et postérieurs dans les récits transmis oralement. Que sont devenus ces récits ?

Si la pensée d’Akhenaton a été effacée durant trois millénaires c’est aussi parce qu’elle n’a trouvé aucun espace pour s’écrire. De plus comme il était souvent de tradition à la mort de chaque pharaon, le successeur détruisait ce qui se rapportait au défunt. Il en va autrement avec le récit biblique. La pensée monothéiste n’a pu s’établir sous forme d’une tradition écrite que très tardivement. Le Pentateuque fut probablement rédigé à Babylone au moment de l’exil en 586 avant le Christ. Les textes les plus anciens de l’Ancien testament remonteraient au viiie ou ixe siècles avant le Christ. La question dès lors qui se pose est celle de savoir comment un évènement, un récit, une fable, quitte le domaine de la mémoire pour se retrouver couché dans celui de l’écrit. A quelle contrainte, à quelle exigence obéit-il ? La question de l’origine y est étroitement liée. De l’Exode à l’Exil, de l’Egypte à Babylone, la pensée monothéiste s’écrit comme un après coup, un passage, d’une terre à une autre, d’une culture à une autre, d’une religion à une autre. De la même façon l’écriture de la Bible exige l’Exil à Babylone qui est la perte de la souveraineté politique et juridique. La déterritorialisation est la figure de la mémoire, du passé, de ce qui n’est plus. L’Exil et l’écriture de l’Exil sont la restauration d’une mémoire menacée d’effacement. Que relate l’écriture ainsi rapportée ? Quels évènements narre-t-elle ? Quel récit constitue-t-elle et pour quelle mémoire ? En d’autres termes de qui parle t-elle, à qui parle t-elle ? Si en moins de quatre-vingts ans la mémoire d’Akhenaton fut effacée, il n’en est pas de même pour les mythes fondateurs, les récits et les légendes de son époque continuèrent comme des braises à alimenter un feu qui ne pouvait s’éteindre avec son fondateur et qui trouvèrent refuge au cœur même du récit biblique. Ce qu’Assmann nomme une « crypte », n’est autre qu’une transcodification des mystères égyptiens.

Une transmission qui continue de s’exercer sous le couvert d’une autre culture. Ainsi pouvait continuer à vivre sous le manteau monothéiste, le texte d’Akhenaton qui n’a pas eu le temps de se structurer comme contre religion, car toutes les contre religions naissent dans l’espace de « la cohérence textuelle[7] ». N’ayant pas eu l’écrit pour lester sa mémoire, le récit d’Akhenaton, a voyagé au grès de ceux qui le transportèrent avec eux, jusqu’à ce qu’il trouve refuge dans l’écrit. On trouve une illustration de cette conception cryptique dans les versets 20-30, du Psaume 104, qui sont pour Jan Assmann la traduction du texte égyptien du Grand Hymne d’Amarna. Cette stupéfiante proximité est telle qu’il reste étonné que Freud soit passé à côté sans la remarquer. Voilà peut être ce qui éclaire d’un jour nouveau, les traces archaïques, mnésiques et phylogénétiques dont parle Freud. Ainsi le Grand Hymne d’Amarna relate la course du soleil qui sombre dans les ténèbres de la nuit et qui est étonnamment proche du Psaume 104, 20-30. C’est cette proximité, et cette ressemblance qui permet d’accueillir en des temps différents, et des croyances différentes, des récits qui continuent d’exister dans une filiation, qui les rapproche autant qu’elle les éloigne, et dont l’écriture est le lieu de cette hospitalité[8]. Le texte qui se rapproche le plus de cet hymne se trouve dans le Psaume 104, 20-30[9].

Certains spécialistes de l’Ancien testament contestent qu’il s’agisse là d’une traduction de l’égyptien. Or fait remarquer Assmann il n’existe pas de texte égyptien traditionnel qui soit aussi proche de l’hymne d’Amarna. Ce qui a existé en Egypte se retrouve antérieurement à Babylone. Le 3 décembre 1872 la Bible a cessé d’être le plus vieux livre du monde. Ce jour là dans Society of Biblical Archaeology, George Smith, un assyriologue renommé qui avait déchiffré l’écriture cunéiforme des tablettes sorties du sol de l’antique Mésopotamie, annonçait son extraordinaire découverte : une histoire proche du récit biblique du Déluge qui lui était bien antérieure. Ce récit composait la xie tablette de L’Epopée de Gilgamesh de la fin du deuxième millénaire que relatait le Poème du Supersage, le Noé à Babylone[10]. Personne écrit Jean Bottéro n’avait pris la mesure de cette découverte. Car si la Bible avait emprunté un récit à une civilisation antérieure à elle, elle n’était plus le livre unique et surnaturel, ni le plus vieux livre du monde, encore moins écrit sous la dictée de Dieu ou son inspiration, mais une œuvre écrite par les hommes. Plus encore la traduction de l’épopée de Gilgamesh relatait les conditions qui avaient présidé à la naissance de l’homme.

Un texte sommeille dans le lit de l’écrit, célèbre un temps originel et se révèle en fait d’un autre temps. Il y a là certainement à méditer sur notre modernité, si prompte à faire de chaque secte, tribut, communauté, ou religion le moment intégriste d’une origine inaliénable, unique et irréductible engloutissant dans les sables de la pensée jusqu’à la trace qu’un étranger habite en nous.

L’histoire du monde est demeurée en Occident jusqu’au xvie siècle l’histoire de la Bible. L’histoire de cette histoire est le travail de l’archéologie, de la philologie, et de la littérature du Proche Orient. Les divergences, les tensions et les oppositions entre l’histoire biblique et celle des archéologues ont produit une altération profonde dans notre appréhension du monde. La vérité a été exilée du texte et avec elle l’homme qui lui était attachée. Depuis lors, l’homme vit en exil de lui-même, en deuil de l’origine. Il se détache et s’éloigne chaque jour d’avantage de ses croyances pour inscrire au cœur de sa quête de vérité, le doute et l’incertitude dont la lettre est le site.

Dieu parle Grec

C’est à la Septante que l’on doit la première et décisive altération de la Torah. Le passage par le grec ne fut pas seulement la rencontre de l’hellénisme et de la révélation sinaïtique, il fut aussi le moment où Dieu parla grec. Elle demeure une œuvre capitale autant pour le judaïsme hellénistique que pour les pères de l’Eglise. Elle fut la matrice du christianisme. C’est à Alexandrie, au iiie siècle avant notre ère, qu’eut lieu, sous l’impulsion de Ptolémée II (285-246), la première traduction de la Bible de l’hébreu au grec. Pour des juifs qui ne parlaient plus l’hébreu, la traduction apparaissait comme une nécessité de maintenir, à travers une autre langue, le lien avec la culture d’origine, ce qui est à la fois un indice d’acculturation mais aussi celui d’une résistance farouche à la disparition. La légende veut que soixante-douze sages, six par tribu d’Israël, parfaitement bilingues, soient reclus dans soixante-douze maisonnettes avec l’interdiction de communiquer entre eux. Les traducteurs invoquèrent l’aide de Dieu, et Philon d’Alexandrie raconte qu’« ils prophétisèrent, comme si Dieu avait pris possession de leur esprit, non pas chacun avec des mots différents mais tous avec les mêmes mots et les mêmes tournures, chacun comme sous la dictée d’un invisible souffleur[11]. » Le travail achevé, on constata avec stupéfaction, que les soixante-douze sages avaient produit la même version, et jusque dans les moindres détails. Aux yeux de tous, cela démontrait la vérité des Ecritures, leur indéniable inspiration divine. Commenter le texte grec dès lors revient à commenter le texte hébreu. Dieu pour la première fois dans l’histoire parle Grec et la loi juive est diffusée dans tout le bassin méditerranéen. La Septante acquiert la réputation d’un original divin. Marguerite Harl[12] explique que selon certaines hypothèses, il s’agirait non pas d’une traduction à partir du texte hébreu, mais d’une translittération en lettres grecques; les arguments en faveur de cette théorie résident dans l’étude des noms propres et des expressions qui en gardent la trace. On connaît ainsi la deuxième colonne des Hexaples d’Origène écrite en hébreu, translittéré en grec.

Un texte grec exprime désormais une théologie juive qui deviendra le texte de référence du christianisme. Sous le grec, l’hébreu est là. Parmi les juifs, l’enthousiasme céda rapidement le pas au rejet le plus absolu. le Talmud compara cette traduction à la fabrication du veau d’or, elle s’avéra, non seulement fautive sur bien des points mais elle donna lieu à des révisions et à des remaniements liés aux multiples lectures apologétiques. On distingua les réviseurs, parmi lesquels Aquila qui corrigea le texte grec pour le rendre plus conforme à l’hébreu, et les remanieurs, comme Origène, qui en christianisèrent la lecture. C’est à Origène que l’on doit l’interprétation chrétienne des Ecritures, mais aussi leur « christianisation ». Pour lui l’Ecriture est comme l’agneau pascal dont il ne faut en aucun cas manger « la chair crue » pas plus qu’elle ne « doit être bouillie ». Il « faut la rôtir » en la passant au feu de l’esprit chrétien. Il en découle un dédoublement de la transmission, les versions successives finissant par mener à un éloignement considérable de l’original au point que la version d’Aquila, au milieu du iie siècle, marqua la rupture entre juifs et chrétiens, ce qui permet de dire, que ce premier schisme, judéo judaïque est un schisme textuel. Cette Septante d’Aquila, jugée fidèle au texte hébreu, sera prisée autant par les pères de l’Eglise que par les talmudistes. Les recensions chrétiennes, accomplirent un travail considérable, pendant trente ans (215-245), Origène s’efforça d’établir un synopse en six colonnes comprenant de gauche à droite le texte hébreu, sa transcription en grec, la révision d’Aquila, celle de Symmaque puis deux autres colonnes : la Quinta et la Sexta. La deuxième colonne permettait aux chrétiens d’apprendre l’hébreu, rendu facile par l’absence de vocalisation. Cette présentation était polémique et devait nourrir la controverse avec les juifs. Toutefois Origène le reconnaît : les multiples altérations que le texte a subies ont produit « une différence considérable entre les copies, soit par manque d’attention de certains copistes, soit par présomption absurde de certains autres pour corriger ce qui est écrit, soit encore parce que en corrigeant ils ont retranché ou ajouté à leur guise[13] » Plusieurs versions de la Septante furent ainsi constituées, creusant un écart, non seulement, entre elles, mais aussi au regard du texte original qui avait servi de support à la traduction, et qui ne contenait ni voyelles ni ponctuation de vocalisation. Vers la fin du premier siècle de notre ère, une version consonantique prit une valeur normative : c’est le texte proto massorétique. Mais la désignation des voyelles en hébreu, ne devait prendre forme définitive que vers la fin du ixe siècle. C’est dire que les conventions de vocalisation actuelles datent d’environ mille ans. L’absence des marqueurs vocaliques n’avait pas été sans conséquence sur le texte biblique, produisant une multitude de sens, une polyphonie signifiante qui a engendré, non seulement, les plus extrêmes spéculations cabalistiques, mais aussi les calembours, les jeux de mots, les mots d’esprit. Pour les cabalistes, une seule erreur dans la transcription de la Torah imposait, sa destruction, car la puissance du mal et de la souffrance n’avait pénétré dans le monde que par la faille d’une seule consonne.

La découverte des manuscrits de Qumram en 1949 met en évidence des textes nettement différents de la version proto massorétique. Il était devenu possible d’étudier l’histoire de la Bible à partir des témoins conservés et non plus simplement de versions. Il s’opéra un renversement de la perspective : le grec qui avait éclairé l’hébreu, se trouvait à son tour éclairé par l’hébreu et l’œuvre des traducteurs. Pour autant on ignore tout du texte hébreu qui permit l’établissement de la Septante tout comme on ignore l’état originel de la Septante. Il s’ensuit le surgissement d’une divergence entre deux traditions. Le Grec utilisé par la Septante était-il propre aux juifs ou bien commun à tous les Grecs ? Dans ce passage d’une langue à l’autre, la Bible fut également ouverte aux concepts philosophiques grecs, la « bonté », « la justice » apparaissent là où l’hébreu évoque l’apaisement ou la colère mais aussi comme le note Levinas, pour la première fois une pensée «énonçait en grec des principes que la Grèce ignorait » : ainsi Théos, traduisit Elohim, Kurios fut employé pour Iahvé, Pantokrator pour Adonaï sebaoth. Si pour les premiers, le Messie est appelé khristos, les seconds, avec Aquila, pour qui le Messie n’est pas encore venu, désignent l’oint par aleiphen dont le participe forme eleimménos[14]. La traduction effaça les jeux sonores, les assonances, toute une poétique de la lettre. Les métaphores furent remaniées « être incirconcis des lèvres » est rendu en grec par « être sans paroles » En (Dt,10, 16) l’hébreu dit « incirconcire le prépuce du cœur » le grec traduit « la dureté du cœur » En (Is 59 ; 20) En (jn15 ;16-,19) Samson tue ses ennemis avec une mâchoire d’âne et on donna à ce lieu le nom de Lechi, le grec ne translittère pas le nom et traduit léchi par « mâchoire » de sorte qu’au verset 19, au lieu de lire « Dieu fendit le creux qui est à Lechi » la Septante traduit, « Dieu ouvrit la blessure de la mâchoire » Le burlesque de la traduction n’empêche pas les pères de l’Eglise d’en donner une interprétation allégorique : Samson préfigure le Christ, la mâchoire préfigure les ossements des saints, l’eau préfigure le baume qui s’en écoule[15].

La véritable révolution qu’allait connaître les Ecritures est la conséquence de la traduction dont l’allégorie sera l’élément déterminant. Marguerite Harl met en évidence la rhétorique de l’énonciation du Nouveau Testament, réduit à n’être que l’annonciation du Nouveau Testament. Il en résulte une tentation majeure : celle de priver la Bible de son énonciation pour la réduire à un énoncé. Ainsi en Rm, 11, 26, il est écrit : « De Sion viendra le libérateur », la Septante, traduit : « à cause de Sion » et le texte massorétique : « pour Sion ». Divergence de lecture, divergence de traduction, divergence d’interprétation nous mettent au vif du sujet. Lire, traduire, deviennent des opérations de conquête du pouvoir. La traduction est d’emblée confrontée à une altération de la lettre, à sa transformation, son dévoiement au service d’une théologie nouvelle. On peut considérer que l’antijudaïsme théologique a sa source dans un mode de rapport à la littéralité, à la traduction, qui déchaîne la violence contenue dans la lettre, sa division en savoir et vérité. Le colossal travail de refoulement, de recouvrement, d’effacement de la lettre que les traductions réalisèrent relève d’une véritable tentative de meurtre dont le meurtrier fait l’aveu dans le temps où il commet son meurtre. Le travail de traduction est à la fois reconnaissance, au sens fort du terme, du texte traduit mais aussi son appropriation par le travail de la pensée qui anime le traducteur. C’est en cela qu’il n’y a pas d’innocence à traduire, c’est en cela que traduire est un aveu de destitution d’une pensée par une autre, sans jamais pour autant en être définitivement quitte. Chaque traduction révèle tout autant le sens qu’on a voulu voiler que celui qu’on prétend dévoiler. Le travail de la traduction reconnaît de ce fait qu’il y a de l’intraduisible, qu’il y a un irréductible de la langue, qui refuse de se laisser adapter, circonscrire, transposer. Il en résulte qu’un ordre, un texte nouveau s’impose au texte ancien dans lequel les lettres de la Torah ne tardent pas à devenir des lettres mortes que la Voix a désertées. « Laissé à sa lettre, écrit Lyotard, le juif est simplement mort. Le souffle chrétien ranime la lettre, rend l’âme à sa vie. La mort juive devient aussi nécessaire et bonne après coup. Dialectique du refoulement ? Juif est ce qu’il faudra oublier… La Torah écrite et orale est déclassée par la nouvelle Voix. Celle-ci dénoue l’ancienne Voix et la renoue [16]». La Torah devient pour le christianisme, l’ancienne loi, elle constitue le support, la source, la trame d’un texte nouveau, qui permet de penser l’ancien. Celui-ci n’est plus qu’un texte d’annonciation, qui a perdu sa qualité d’énonciation. Texte riche de promesses et de potentialités qui révèle le texte nouveau. Le texte juif acquiert pour la chrétienté, un statut d’archive, de texte témoin, d’arbre généalogique du Christ trace et fossile de ce qui fut, promesse réalisée de ce qui est

La traduction fut à la fois une pratique d’appropriation des textes mais aussi l’espace infini de l’altération de la lettre qui exige sans cesse la part de vérité qui lui est due. De sorte qu’on ne peut oublier aussi que ce sont ces mêmes enjeux de traduction qui ont permis la diffusion universelle de la Bible. La Septante restera néanmoins en usage jusqu’au qu’au viie siècle. L’expérience de la Septante met au jour une expérience de la traduction de l’Ecriture, comme ouverture au milieu des nations, mais aussi risque d’un effacement, d’une disparition[17] Levinas faisait remarquer à ce sujet, que l’histoire de la philosophie occidentale « a été une destruction de la transcendance » et d’ajouter que « Nous n’avons pas fini de traduire la Bible. La Septante est inachevée[18]. » L’Occident fut par excellence la civilisation de la traduction qui, dès l’origine, est marquée par la question de l’interprétation, c’est-à-dire comme l’écrit Pierre Legendre, par la construction de la Référence fondatrice.

Le grec est la langue universelle et cet universel a pour support le texte juif. L’universalité de la Torah est confrontée à la singularité de son histoire. Comment l’histoire d’un peuple, d’une terre peut-elle s’imposer comme universelle ? Philon sera le premier à utiliser le sens allégorique de la Torah. Il fut le premier à distinguer le sens littéral, réservé au peuple, du sens allégorique réservé aux initiés, comme le feront à sa suite non seulement les pères de l’Eglise mais aussi les philosophes arabes, la pensée médiévale, et la pensée européenne.

Le sens littéral maintient l’ordre social et la tradition, le sens allégorique, permet de distinguer les différents niveaux de lecture, ou encore pour reprendre une figure néoplatonicienne le sens littéral relève des fondations et l’allégorie du travail de l’architecte qui construit l’édifice. Deux conceptions s’imposent et s’opposent : la tradition et la science. Avec l’allégorie se fait jour pour la première fois un rapport inédit au Texte. La vérité du Texte n’est pas dans le Texte, elle est ailleurs. Le Texte énonce autre chose que ce qu’il dit ; il a un sens caché, inouï, qu’il s’agit de découvrir. D’où deux conceptions : la lettre et l’esprit. A partir du iie siècle Philon fournit aux pères de l’Eglise un modèle exégétique qui servira de base à la construction de la théologie chrétienne. Paul comme Philon lisent la Bible grecque qui est l’instrument de la prédication chrétienne. Les pères de l’Eglise se livrèrent à une pratique intensive de la lettre, cherchant sous la lettre, le sens caché, le mystère de la divinité. Origène et Clément d’Alexandrie préservèrent et diffusèrent l’œuvre de Philon qui concilia en Europe jusqu’à Spinoza Athènes et Jérusalem. C’est aussi à partir de Philon que la philosophie va être subordonnée à l’Ecriture comme la raison à la foi. La philosophie sera pour Philon la voie d’accès au divin. Loin de s’opposer aux Ecritures, elle en vient au contraire confirmer la vérité. Elle sera pour lui une expérience d’une richesse infinie « Aucune pensée mesquine ou terre à terre, écrit-il, m’habitait et je ne frétillais pas parmi la gloire, les richesses où les jouissances physiques, mais j’avais l’impression d’être constamment soulevé en l’air, porté par une inspiration divine qui s’emparait de mon âme, et de circuler en compagnie du soleil et de la lune, en compagnie aussi du ciel et de l’univers tout entier[19] » Philon a ouvert la voie à l’histoire grec des juifs. Le christianisme naissant a recueilli l’immense œuvre de Philon.

Traduire la bible

L’Europe est le continent par excellence des traductions. Elle s’est façonnée et bâtie sur l’histoire des traductions et des retraductions qui est aussi l’histoire de la pensée, des croyances, des doctrines, des dogmes et des idéologies. De la Septante à Luther en passant par la Vulgate de saint Jérôme, la Bible a posé la question du statut des Ecritures dans leur rapport à la vérité, une et indivisible. Cette question a hanté tout le Moyen Âge et le débat théologico-philosophique s’est poursuivi, les siècles suivants avec la science. La traduction fut l’espace privilégié où se nouent les rapports de la vérité, du savoir et du pouvoir. Le passage d’une langue à l’autre contient tout autant la trace d’un meurtre que son aveu, dans les opérations de refoulement, de recouvrement, d’effacement. Paul Ricœur[20] souligne que le travail de traduction est le travail d’un deuil infini, l’histoire d’une perte irrémédiable, d’une restauration impossible de l’origine qui fait de la Bible, la trace de l’Oublié, qui nous constitue et nous construit dans un système de références et de normes. Eclairer les problèmes posés par la traduction, c’est revenir sur les enjeux et les débats qui ont structuré la pensée et dont les effets se prolongent dans notre modernité. Entre la lettre et l’esprit, l’interprétation littérale et allégorique, c’est le champ infini de la discursivité qui s’ouvre dans ses rapports avec la raison et ses limites.

La vérité des Ecritures est liée à l’ancienneté du récit biblique. La vérité historique est la vérité des Ecritures. Au xiiie siècle la théologie abordait la Bible avec la raison au cœur de la foi afin de revenir sur le Livre sous la forme d’une herméneutique autonome. A la même époque l’apprentissage de l’hébreu se révèle indispensable pour quiconque prétend traduire et commenter la Bible. Le Livre devient un véritable laboratoire de l’esprit scientifique, l’outil d’une critique conduite par la raison. Maintes fois recopié, raturé, commenté, annoté, il a conduit à une mise à distance de la parole de Dieu. Les correctoires confrontent les versions, suppriment les ajouts. L’exégèse traite des figures de la langue et des métaphores utilisées ; les mots sont porteurs d’un sens allégorique, spirituel, mystique, par l’enrichissement permanent de l’apport philosophique à la théologie. Au xvie siècle, Lefèvre d’Etaples traduit la Bible en français lors même que le pape Clément VIII, s’oppose à la traduction en langue vulgaire. La Bible devient un livre, imprimé, diffusé. François Laplanche[21] signale que l’évolution de la Bible est déterminée à cette époque par quatre facteurs : Les débats interconfessionnels, le développement de la philologie profane, l’évolution scientifique de l’Europe, la réflexion politique occasionnée par l’émergence de l’Etat souverain. La création de l’Etat, s’impose à la suite du vaste mouvement qui a conduit à revisiter les textes anciens, et aboutit à une émancipation du pouvoir politique du pouvoir spirituel. Ceci a permis une séparation de l’histoire et des Ecritures. L’exégèse humaniste s’attache maintenant à rester le plus proche de la vérité du texte. Il s’ensuit un détachement de la lettre et du sens. Il s’agit de se soustraire autant de la domination des rabbins sur le texte ancien que de celle des calvinistes orthodoxes qui préfèrent le texte massorétique (lingua sacra). Il faut distinguer maintenant le vrai sens de l’Ecriture, celui qui est voulu par l’auteur, et celui qui est enseigné par le texte. L’étude des textes à la lumière de la philologie permet de considérer le texte biblique dans le moment historique qui lui a donné naissance. L’idée de progrès dans la nouvelle alliance apparaît comme une étape de la progression de l’histoire. En cela la traduction de la Bible marque indéniablement l’évolution de la pensée, et à chaque traduction on peut repérer l’idéologie de l’époque, sa théologie, son empreinte, son pouvoir de domination. Lorsque Luther rompt avec la Vulgate, c’est autant pour consommer sa rupture avec Rome que pour retourner au texte hébreu. La traduction marque un moment non seulement de l’histoire de l’Eglise, mais aussi de l’Allemagne dans la fondation de la langue allemande. Si donc estime, Luther, certains pensent qu’ils feront une meilleure traduction que la sienne qu’ils se hâtent de la faire, car lui-même sait que jusque là il « n’a pas lu le moindre livre ou la moindre lettre où se trouverait le vrai usage de la langue allemande[22] » Traduire la parole, dans le langage « de la femme à la maison » des « enfants dans la rue », de « l’homme du commun au marché » pour leur transmettre le parler propre de la Bible, celui de l’hébreu, imposait de bousculer la langue allemande. Accablé devant l’immensité de sa tache, Luther se demandait comment il pouvait adapter le chant des prophètes, pareil à celui des rossignols, à celui des coucous allemands. « J’ai préféré écrit-il, porter atteinte à la langue allemande, plutôt que de m’éloigner du mot, Ah ! Traduire n’est pas un art pour tout un chacun comme le pense les saints insensés ; il faut pour cela un cœur vraiment pieux, fidèle, zélé, prudent, chrétien, savant, expérimenté, exercé[23]. » Accueillir les mots de l’hébreu, les laisser « s’acclimater », dans le texte, parce qu’ils font mieux que l’allemand, c’était accueillir la source, en lester l’écriture par l’altérité. Il voulait « laisser du jeu » à la langue hébraïque pour qu’elle puisse s’exercer dans la langue allemande qui la recevait. Il parvint de tirer de son sommeil une langue que l’oubli commençait à gagner, en accouchant d’une autre qu’il ne connaissait pas, pour célébrer « les noces saintes entre deux langues ». Lorsque Luther achève sa traduction, il prend toute la mesure de ce qu’avait été, son travail. « Si la Bible doit percer l’obscurité, ce sera grâce à nous chrétien qui avons l’intelligence du Christ, sans laquelle la connaissance des langues elle-même n’est rien. C’est en raison de cette lacune que beaucoup de traducteurs anciens, y compris Jérôme, ont failli en de nombreux endroits. Mais moi, qui ne puis certes pas me vanter d’avoir réussi en tous points, j’ose pourtant affirmer que cette Bible allemande est plus claire et plus certaine en bien des endroits que la Bible latine, à tel point que vraiment, si les imprimeurs ne la gâtent pas par leur paresse (comme cela leur est coutumier ) la langue allemande possède une meilleure Bible que le latin, j’en appelle au lecteur[24] » Mendelssohn, père de l’émancipation du judaïsme allemand, lorsqu’il traduit la Bible à son tour, note qu’il a peu innové par rapport à Luther ; il a « germanisé » avec bonheur, sans craindre les tournures hébraïques introduites dans l’allemand, « même si elles ne sont pas de l’authentique allemand » Rosenzweig qui devait avec Buber faire une nouvelle traduction de la Bible remarquait à propos de la traduction Luther : « Il vient un jour dans la vie des peuples, un moment où l’écriture, de servante de la langue, devient sa maîtresse. Et ce moment arrive quand un contenu qui embrasse toute la vie d’un peuple se trouve coulé dans l’écrit, quand donc, il y a pour la première fois, un livre que chacun doit avoir lu[25] » La Bible s’est transmise et s’est perpétuée comme texte par les traductions successives. Son universalité tient à la pluralité des langues, lesquelles en retour ont imposé un texte qui, paradoxalement, refoule l’altérité. Celle ci ne fait retour que parce que la langue est le tissu de l’histoire, et que la lettre exige sa part de vérité. La Torah devient l’Ancien Testament pour les chrétiens signifiant ainsi l’alliance révolue des hébreux, au profit du christianisme, nouvel Israël. Le judéo- christianisme, par la magie du trait d’union établit une continuité de lecture, d’annonce, d’un testament à l’autre. Et le mot de Testament quelle pertinence religieuse a- t-il pour le judaïsme ? Il n’est ancien qu’au regard du nouveau, il n’est nouveau qu’au regard de la traduction, il n’est traduit qu’au regard de la lecture qui en est faite. C’est là une tentative de réduire l’apport des juifs à la culture européenne qui fait dire à Renan que depuis que la Bible hébraïque fut transmise à Luther, les juifs n’ont « plus rien d’essentiel à faire[26] ». Toute la culture biblique du christianisme est construite dans une théologie de la préfiguration. L’Ancien Testament n’a de sens qu’au regard du Nouveau. L’exemple le plus célèbre est celui qu’on trouve en Isaïe (7, 14) où « la jeune femme » alma a été traduit par « la jeune fille » comme s’il était écrit bétoula, vierge, ceci pour préfigurer la naissance virginale de Jésus. Ce que transmet une traduction la plus fidèle qui soit c’est de la théologie chrétienne. On ne peut en effet décider de traduire « judaïquement » un texte, car ce serait méconnaître que nous sommes travaillés par la langue, traversés par elle. Parce que les fondements de l’Occident sont chrétiens, c’est-à-dire basés non seulement sur le refoulement, mais sur l’effacement d’une langue par une autre dans les enjeux de domination et de pouvoir. L’Europe chrétienne entretient un rapport essentiel avec la traduction en ce qui concerne ses textes fondateurs. La Bible que nous lisons est le résultat d’un effacement, de l’hébreu en grec, puis en latin. L’altération du texte forge l’altération de la lecture, donc du lecteur. Le monothéisme aura-t-il été que la suite des traductions qui n’en finissent pas de traduire ce qui résiste dans la langue ? Institutionnaliser Babel. En cela le christianisme ne fut pas seulement une opération d’effacement, de recouvrement ou de refoulement mais aussi un geste inouï d’appropriation des textes juifs. Chaque traduction contient peu ou prou les enjeux de pouvoir, de remise en question de ce que disent les textes dans ce que font les mots. Nietzsche dénonçait : « La façon dont la Bible est accommodée à toutes les sauces, et dont l’art de lire de travers est inculqué dans les règles au peuple… Je parle de la tentative d’escamoter aux juifs sous leur nez l’Ancien Testament en prétendant qu’il ne comptait que des enseignements chrétiens…Ensuite on s’abandonna à un délire d’interprétation et d’interpolation qui ne pouvait absolument pas s’allier avec la bonne conscience…et partout où il était question d’un morceau de bois, d’une verge, d’une échelle, d’un rameau, d’un arbre, d’une souche, d’un bâton, cela devait être une prophétie du bois de la croix…C’est que l’on était en guerre et que l’on pensait aux adversaires et non à l’honnêteté[27] ».

Babel indique Henri Meschonnic dans L’utopie du juif[28], est le nom qui est donné à la réversibilité du théologique en historicité. Il ouvre sur la pensée de la langue, son génie, ses confusions. Jusqu’au xviiie siècle, on pensait que l’hébreu était la langue de l’origine, la langue d’avant Babel, et Bossuet enseignait au dauphin que 4000 ans s’étaient écoulés entre la création du monde et la naissance de Jésus[29]. Cette approche du divin est un enjeu de la vérité : celui de pouvoir écrire l’histoire, de l’imposer comme l’unique vision du monde. L’évangélisation, la mission chrétienne, n’avait d’autre préoccupation que celle d’imposer et de diffuser le texte de la Vérité qui est aussi celui du pouvoir et de la domination. Mieux encore, les traductions prétendaient à une telle fidélité qu’elles effaçaient toute trace d’altérité ou d’historicité qu’elles portaient, donnant l’illusion que le texte n’avait jamais été traduit, qu’il était la langue originelle. De sorte que la traduction s’impose non pas de manière substitutive, ce qui en marquerait encore l’altérité, mais en lieu et place de son origine. Ce sont nos ancêtres les Gaulois que le colonialisme enseigne aux petits Africains. C’est là une figure extrême qui déborde la traduction, mais elle a le mérite de souligner l’effacement. Ainsi en éliminant les diversités lexicales, linguistiques, stylistiques, d’un texte, on efface, on nivelle, on naturalise, au sens du cadavre qu’on empaille, ce qui en fait sa flamme, sa diversité, son équivocité. Ceux dont la traduction prétend au naturel, au passage intégral d’une langue à l’autre ne font passer qu’eux-mêmes déguisés en l’autre en laissant croire qu’ils sont le même. Une pratique du langage qui donne à l’autre l’illusion qu’il est celui auquel on s’adresse escamote une dimension essentielle de l’altérité. Tout se passe comme si en évitant Babel, on évitait la multitude et la pluralité des langues pour revenir à la langue adamique jusque et y compris dans la traduction, alors que c’est la pluralité des langues qui se trouve être une bénédiction, la richesse de l’humanité. La passion du traducteur est à rebours, elle est celle des mots, ceux des autres parce qu’ils sont étrangers, les siens parce qu’il ignore qu’ils lui sont étrangers ; bien souvent nous parlons une langue morte, tant les mots ont été usés, laminés, répétés comme dans une ritournelle. D’où s’impose la nécessité des retraductions parce qu’on ne peut dire d’aucun texte qu’il est traduit une fois pour toute, parce qu’une langue devient morte quand elle a perdu sa puissance d’ébranlement, comme un texte qui n’aurait pas connu de retraduction peut s’éteindre de la flamme qui l’a nourri. Parce que ce ne sont pas les mots qui sont traduits, mais les idées. Plus qu’il ne porte la langue, le traducteur est porté par elle avec son fardeau d’histoire, plus qu’il ne la parle, elle le parle. Où est-il ? Qui le parle ? Qui l’écrit ? Qui l’habite ? De quel temps est-il ? D’ici ou d’ailleurs ? La force de la poétique, est d’arracher la langue à la durée, à la contingence, c’est faire entendre les mots de loin, de très loin. Ce n’est pas revenir à la langue maternelle, comme on retourne dans la maison de son enfance pour y retrouver les délices de la nostalgie, non, c’est de s’apercevoir qu’elle était la chrysalide d’où l’on n’était jamais sorti.

La traduction fut longtemps identifiée à la menace de porter atteinte aux textes sacrés, de les altérer, de les transformer. Comment préserver le message originel en le traduisant ? La question n’est pas nouvelle, elle touche tous les textes sacrés depuis la Septante. Walter Benjamin considérait qu’une traduction exprimait « le rapport le plus intime entre les langues » car ajoutait-il « les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres mais a priori et abstraction faite de toutes leurs relations historiques apparentées en ce qu’elles veulent dire[30] ». Traduire n’est pas restituer servilement les mots mais être capable d’exalter la langue au point de faire passer dans la langue de traduction tout le parfum de la langue traduite. Toute traduction est provisoire parce que le temps travaille la langue et la langue travaille les hommes. Se contenter de traduire la langue, c’est exprimer son vieillissement. Il ne s’agit donc pas, de refléter, ou d’imiter, il s’agit de faire passer la puissance corrosive de la langue traduite dans celle qu’on veut rendre. Cette exaltation d’une langue par une autre, cette intimité qu’elles entretiennent entre elles, exprime leurs virtualités, leurs mystères, de sorte que c’est la langue du traducteur qui en sort enrichie, rénovée. « C’est la croissance des religions, écrit Walter Benjamin, qui dans les langues fait mûrir la semence cachée d’un langage supérieur[31]. » La conception de la traduction chez Benjamin, relève d’une théologie des langues, d’une mystique de l’ineffable ; la diversité des langues recoupe celle de leur proximité, elles sont le murmure de l’écho messianique d’une humanité réconciliée, la restauration de la langue adamique. La traduction se fait ici contre Babel : retrouver dans la multitude des langues, l’écho originel de leur communauté plus que de leur diversité. Derrida à l’inverse plaide pour un irréductible de la langue, un intraduisible qui permet d’espérer « une culture universalisable des singularités, une culture dans laquelle la possibilité abstraite de l’impossible traduction puisse néanmoins s’annoncer[32] ».

L’incessante lecture et relecture de la Bible, la longue suite des traductions et des retraductions imposent de dégager toujours plus d’historicité pour éviter une sédimentation du sens. La disparition d’une culture est liée à la réduction de son énonciation en énoncés, elle devient signifiée et non signifiante, réduite à des objets de culte, à des reliques où vient se loger une croyance fossilisée comme un document archéologique témoigne que la vie fut avant de n’être plus. Cette croyance, coupée de son énonciation a ceci de pathétique qu’elle prétend ressusciter la vie à partir des reliques. Certes les juifs, remarque-t-on, disposent de l’Ecriture mais ils demeurent incapables, sans le Christ, de la comprendre. Les marranes étaient souvent dans cette situation d’avoir à préserver, leur culture, leur pratique religieuse, dans le secret ; de sorte que, après à peine quelques générations ils se trouvaient en état d’acculturation pratiquant un judaïsme christianisé, qui avait perdu toute attache culturelle avec le judaïsme mais aussi avec le christianisme. Cette agonie culturelle qui leur était infligée relève de l’expérience de laboratoire. En effet, que devient une culture lorsqu’elle est coupée d’une pratique du langage qui fonde sa sociabilité, son énonciation, sa corporéité, son oralité ? Cette coupure est celle d’une langue devenue morte parce qu’elle a perdu son pouvoir d’ébranlement. La fidélité au texte restitue-t-elle pour autant ce pouvoir d’ébranlement en rénovant la langue ?

La traduction d’André Chouraqui en 1974 se rattache à un littéralisme rigoureux. Il s’agit pour lui de faire entendre l’hébreu dans le français. Ainsi rahim de l’hébreu, traduit communément par miséricordieux, est tiré de trois lettres rhm qui désigne la matrice, ce qui donne dans la traduction des béatitudes de Jésus : « Heureux les matriciels ils seront matriciés ». Cette traduction demeure d’une approche difficile mais d’autres expressions sont d’une traduction plus heureuse, plus poétique quand pour désigner « le bord de mer » il traduit la « lèvre de la mer » shephat yam. Adam est traduit par le « Glébeux », au commencement par « en tête » l’arbre de la connaissance par « l’arbre de la pénétration du Bien et du Mal » la colère divine est rendue par l’expression « que cela ne brûle pas Adonaï » ; oindre devient « messier » ; et le cours du jour par « l’os du jour ». Que donne à lire une telle littéralité ? Un texte plus « originel » ? Plus fidèle et à quoi? Et puis encore comment traduire le souffle, le rythme, la pulsation, la musique qui anime le texte ? Derrière chaque traduction un travail de perte et de dette s’organise. Le travail du traducteur ne consiste pas seulement à demeurer fidèle au texte ni à refléter une époque, mais à produire à travers une opération de perte, l’excès de la langue et non le sens, pour mieux en saisir l’inaccessibilité, son point de fuite. Le Livre se constitue par la somme des livres qui l’organise, le compose en ouvrant l’écrit sur l’Autre, en en renouvelant la poétique. C’est cela qui permet de féconder le propre, par la médiation de l’altérité. Traduire, c’est reconnaître non seulement la part d’étranger que nous portons, mais la part d’étrangeté qui se révèle à nous, c’est à dire une intimité recluse que l’on ne soupçonnait pas, qui éclate dans la langue comme le chiffre secret de son mystère. On ne peut par conséquent faire abstraction de cette étrange proximité des langues avec la langue originale, même si celle-ci est sa langue maternelle du traducteur, on n’y accède, que chargé d’histoire

Traduire la Bible est le lieu de rencontre de la philologie et de l’idéologie, le conflit du langage et du pouvoir. « Le signifiant biblique, écrit Henri Meschonnic, s’énonce comme une historicité humaine qui déborde le théologique, l’anthropologique, le cosmique. Traduire la Bible c’est produire le décentrement de soi, c’est refuser toute place qui serait assignée par un sens pétrifié dans la lettre, c’est renouveler infiniment, incessamment la source vive du langage[33]. » En ce sens, poursuit Henri Meschonnic, « le judaïsme ne peut tout autant énoncer son élection théologique sans que celle-ci une fois énoncée ne soit épuisée ». C’est en ce sens que tout texte porte en lui s’il ne veut pas mourir, la puissance fécondante de l’Autre. En faisant du signifiant juif un signifiant atemporel, anhistorique, le risque en la matière est d’échapper à toute critique, à toute altération de la lettre pour faire de l’inaltérable la conviction d’une élection qui serait un mythe. Comme tout signifiant le juif ne saurait se réduire à lui-même sans étouffer sous son ipséité. La fossilisation du signifiant, sa sacralisation, sa préservation relève de la conviction que le vestige vaut autant que la vie, pire encore, qu’il dispense de vivre la vie. Un excès de fidélité, de mémoire, d’hyper mémoire conduit à vénérer ce qui fut et oublier ce qu’on est. Ainsi devient on « un juif du souvenir pour un souvenir du juif[34] ». Ce que Levinas[35] traduit exemplairement en soulignant que notre temps est formé de « juifs sans judaïsme gardiens d’un judaïsme sans juifs ». Ainsi, les juifs de « l’assimilation » avaient accepté de renoncer à leurs signifiants pour une universalité vide de toute réalité psychique, de tout particularisme, nettoyé de toute apparences, habitudes, rites, mode de vie qui fait de la perte de « signifiant la matrice de la mort comme le signifiant est la matrice de la vie[36] ». Ceci montre la puissance d’effacement qu’une traduction peut exercer. Mais par ailleurs que signifie un texte qui reste enfermé dans son inaltérabilité ? Que serait devenu la Torah sans la Septante ? Peut on penser qu’un texte traverse les siècles, immuable, identique à lui-même ? Si le sacré se réfugie dans l’inaltérable et l’inaltéré, c’est parce qu’il défie toute historicité en se repliant sur lui-même. Un texte qui demeure vivant, est un texte qui a gardé sa puissance d’ébranlement. Je comprends le judaïsme disait Levinas en permettant à la Bible de rester « un livre lisible »

L’étude scientifique des Ecritures, philologique, linguistique, anthropologique, a permis une meilleure connaissance de ce que fut notre passé mais aussi ce qui constitue notre présent. La véritable révolution ne fut pas de remplacer la Vulgate de Saint Jérôme par une traduction supposée plus performante, ni même de revenir au texte hébreu, mais de passer des langues de la Bible à un langage biblique d’une universalité que permet la science. Ceci a été rendu possible grâce aux travaux de l’école biblique de Jérusalem, aux travaux des archéologues, aux découvertes de Qumram, à l’intérêt suscité par les différentes versions des Targums en araméen, ainsi que les écrits inter testamentaires qui ont considérablement enrichi notre connaissance de cette époque et permit une approche des textes sans précédent. Le xxe siècle a connu un mouvement sans précédent de traduction, mais aussi une véritable révolution concernant la diffusion et l’étude critique de la Bible[37]. Qu’est- ce qui peut susciter un tel intérêt ? Ce n’est pas le retour au religieux ni le désir d’une évangélisation qui semble terminée, mais une passion des traces, une passion de ce qui constitue notre culture, notre mémoire, notre civilisation.[38] Aujourd’hui les rouleaux de la mer morte sont enfermés dans un sanctuaire à Jérusalem où un système hydraulique permet à tout le bâtiment de s’enfoncer dans le sol en cas de bombardement. Ces précautions fait remarquer Georges Steiner, sont aussi « une barbarie métaphysique et éthique » dans la mesure où les mots ne sauraient être détruits par l’artillerie, ni vivre dans un « blockhaus ». « Enfermé dans une patrie matérielle, le texte risque bel et bien de perdre sa force vitale, de voir trahies ses valeurs de vérité. Mais quand le texte est la patrie, même quand il est enraciné uniquement dans la remémoration exacte et la quête d’une poignée de vagabonds, de nomades du mot, il ne saurait s’éteindre. Le temps est le passeport de la vérité, sa terre natale. Quel meilleur logis pour le juif[39] »

Freud, pour revenir à lui, ne croit pas comme beaucoup d’autres à un retour des juifs sur la terre de leurs ancêtres préférant pour sa part l’horizon apatride des commencements qui ne cessent jamais de commencer. Freud a déterritorialisé l’origine pour en faire la béance qui habite l’humain, son incommensurabilité, son irréductibilité à une terre, une religion, une race, pour faire de la parole la patrie inaliénable de l’être parlant, sa plus lointaine, sa plus antique patrie, aux frontières toujours nouvelles, recomposées, inaugurales. A Erich Neumann installé à Tel-Aviv il écrit « Votre conviction très positive que la terre palestinienne est indispensable à l’individuation juive est précieuse pour moi. Comment concilier cela avec le fait que les juifs en général ont vécu plus longtemps dans d’autres pays qu’en Palestine […] ? Serait-ce que les juifs sont si habitués à être non juifs qu’ils ont besoin concrètement du sol palestinien pour les rappeler à leur judéité[40]. » Tout le rapport de l’identité de l’identité à la terre, à l’histoire à la mémoire est là. La langue exprime cette tension au cœur du sionisme à la fois la nécessité de la sécularisation et maintien de la Halakha, le conflit est ouvert, il est politique, idéologique, spirituel.

La langue et le sacré

Trois jours seulement après son arrivée à Jérusalem, Scholem met en garde contre l’usage de la langue hébraïque, dans son passage du sacré au profane. L’hébreu parle d’une voix immémoriale, il porte en lui des siècles de tradition, la parole des prophètes, le pacte de l’alliance. Comment une telle langue peut-elle s’adapter à l’actualité, se réduire aux impératifs et aux exigences du présent? Pierre Bouretz remarquait qu’hier à Berlin l’hébreu était la langue de l’insoumission, de la révolte, du refus de l’assimilation. Aujourd’hui à Jérusalem « le présent désenchante : la langue s’épuise dans les routines du quotidien, ses formes les plus intenses ne survivent que par hasard, nul ne sait où le temps l’entraîne[41] » Dans une lettre à Walter Benjamin, Scholem souligne son opposition à un sionisme « d’une soi-disant « solution politique de la question juive »» La Palestine ne saurait être la terre de la normalisation des juifs. Le sionisme meurt d’avoir anticipé ses victoires sur le monde spirituel. « Lorsque le sionisme s’est trouvé vainqueur à Berlin, donc dans le vide du point de vue de notre tâche, il n’a plus été capable de gagner à Jérusalem[42] » Tels sont les termes du dilemme qui à l’origine du sionisme posaient la question du théologique et du politique. c’est l’envahissement du passé dans le présent, l’irruption violente d’une langue endormie durant deux millénaires et qui sort de sa léthargie sans reconnaître le monde qui a grandi autour d’elle[43]. Dans une lettre à Rosenzweig[44], Scholem lui fait part de sa terreur de voir la langue sacrée devenir une langue sécularisée, une langue adaptée, aménagée pour la communication, le quotidien, le commerce, la technique « Ce pays, écrit-il, est pareil à un volcan où bouillonnerait le langage… cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue t-elle pas un abîme qui ne manquera pas de s’ouvrir un jour ? … la sécularisation de la langue n’est qu’une façon de parler, une expression toute faite. Il est impossible de vider de leur charge des mots bourrés de sens, à moins d’y sacrifier la langue même … Mais si nous transmettions à nos enfants la langue telle qu’elle nous a été transmise, … ne risquerions-nous pas de voir un jour la puissance religieuse de ce langage se retourner violemment contre ceux qui le parlent ? » Il y a à la fois dans cette lettre l’impossibilité que la langue se sécularise et la mise en garde contre sa sécularisation. L’impossibilité de la réduire à une langue de l’information comme l’impossibilité d’en faire la langue théologique. Car on ne peut vider une langue de ses signifiants, des mots qu’elle contient, de la charge affective et émotionnelle qu’ils recèlent, pas plus que les mots ne peuvent ni ne doivent figer la langue pour célébrer Dieu. Ceux qui ressuscitèrent l’hébreu avaient une foi inébranlable dans leur projet, car s’ils avaient été clairvoyants auraient-ils eu l’audace de faire de la langue sacrée « un espéranto » ? Cette langue que l’on croyait uniquement réservée à la prière, la voilà déguisée en langue vivante comme si la vie lui avait été donnée avec le déguisement, devenant ainsi une valeur anonyme d’échange et de communication. Croit-on impunément pouvoir acclimater une langue seulement à un environnement politique, linguistique, marchand ? Le mal qui guette les sionistes est dans la langue que Ben-Yehoudah[45] avait entrepris d’adapter aux nécessités de la vie quotidienne, eux qui prétendaient régler l’essence de la langue avec des mesures « techno linguistique » vont au devant de la catastrophe, du retour « spectral » du sacré. « L’abîme » au dessus duquel ils marchent, est l’abîme du sacré, il recèle le mystère que porte la langue dans les noms qu’elle contient. La menace qui est clairement formulée ici est qu’une vie sans la langue est une vie morte. Les générations ne se transmettent et ne sont liées les unes aux autres, que par les mots qui font vivre la langue. Si on transmettait seulement une langue qui pourrait nommer et désigner ses objets sans elle-même être porteuse des noms qui l’habitent, on n’aurait transmis qu’une coquille vide, un langage sans la langue. La langue ne peut pas se transmettre et continuer à vivre par les seules innovations que la modernité lui impose, ce serait comme une langue qui effacerait son passé à mesure qu’elle se fabrique, une langue sans histoire, une langue sans mémoire, une langue vidée de la parole. La langue à venir est en cela grosse de catastrophes prophétise Scholem « Un jour viendra où la langue se retournera contre ceux qui la parlent » C’est la puissance du sacré jusque là ignorée, méconnue, refoulée qui fera son retour, car au cœur de la langue qui ne cesse d’évoquer Dieu de mille façons, Dieu ne restera pas silencieux[46]. Cette langue qui a oublié d’où elle venait, se retournera vengeresse contre ceux qui l’ont ignorée, maltraitée, désacralisée, asservie en valeur marchande ; contre ceux qui ont oublié sa puissance d’ébranlement. C’est de cette langue que surgiront les catastrophes, les faux messies, les exaltés, les fanatiques, les adeptes du Goush Emounim, et autres arpenteurs du ciel qui ont converti Dieu au nationalisme. Mais une langue peut elle demeurer sacrée, se replier sur elle-même, inaltérée, inaltérable, captive des livres de prière ? Comment ignorer cette étrange et inquiétante intimité qu’elle a entretenue avec les juifs tout au long des siècles dans leur liturgie ? Comment en retenir la sève jaillissante et tumultueuse ? La voilà maintenant courant dans les rues, gambadant parmi les enfants avec une insouciance qu’on ne lui soupçonnait pas. Que dit-elle de ce qu’elle dit ? Comment le passé et le présent pouvaient-ils cohabiter ? Comment l’ancien pouvait-il ressourcer le nouveau ? Comment le lointain qui bruisse encore de son mystère pouvait-il habiter avec la modernité politique ? Il faut voir dans ce ressourcement de la langue, la fascination secrète des sionistes pour l’hébreu qui raconte le mystère d’Israël avec les mots de l’histoire. La fin de l’exil revenait à vivre pleinement cette étrangeté pour ne plus être confiné dans le statut de l’étranger, la langue s’emparait d’eux. Mais dans cette résurrection de l’hébreu le risque d’un retournement de la langue, est là, celui de confondre les temps bibliques et les temps présents, et faire de Dieu l’instrument de la vie politique.

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[1] Jan Assmann, Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007, p. 57.

[2]. Ibid, p. 10.

[3] Nous retrouvons aujourd’hui les effets de l’intraduisible dans la désignation du mont du temple à Jérusalem par Har ha bayit par une désignation antagoniste celle de l’esplanade des mosquées Haram al Sharif. L’intraduisible est ici ce qui permet à chacun de revendiquer une inaliénable singularité et non pas de voir celle-ci effacée par une traduction qui aliène la culture propre et la soumet à des rapports de domination..

[4] Jan Assmann, Le Prix du monothéisme, op. cit., p. 41.

[5] Ibid p.79..

[6] Jan Assmann, Le Prix du monothéisme, op. cit., p. 96..

[7] Jan Assmann, Moïse l’Egyptien, Paris, Flammarion, 2011, p. 294.

[8] « Lorsque tu te couches dans l’horizon occidental,

L’univers est plongé dans les ténèbres et comme mort.

Les hommes qui dorment sont dans les chambres la tête enveloppée,

Aucun œil ne voit l’autre…

Tous les lions sont sortis de leur antre,

Et tous les reptiles mordent

Les ténèbres sont un tombeau et le monde gît dans le silence

C’est que leur créateur repose dans son horizon » Ibid, p. 300.

[9] « Tu amènes les ténèbres et c’est la nuit

Durant laquelle rôdent tous les animaux des la forêt :

Les lionceaux rugissent après leur proie

Et réclament de Dieu leur nourriture.

Le soleil se lève, ils se retirent

Et ils vont se tapir dans leurs repaires.

L’homme sort pour son travail

Et pour sa tâche jusqu’au soir »

On retrouve l’écho de ces derniers vers dans l’Hymne d’Amarna :

« L’humanité est éveillée et debout sur ses pieds,

C’est toi qui les as fait lever !

Sitôt leur corps purifié, ils prennent leurs vêtements

Et leurs bras sont en adoration à son lever.

L’univers entier se livre à son travail. » Ibid, p. 300.

[10] Jean Bottéro, La Naissance de Dieu, Paris, Gallimard, 1986, p. 21.

[11] M. Hadas-Lebel, Philon d’Alexandrie, Paris, Fayard, 2003, p. 107.

[12] M. Harl, La Septante, Paris, Cerf 1994, p. 66.

[13] Ibid p. 163

[14] Ibid p. 189 à 254

[15] Ibid p. 305

[16] J.-F Lyotard, Misère de la philosophie, Paris, Galilée 2000, p. 139

[17] E. Levinas, A l’heure des nations Paris, Minuit 1988, p. 43-65

[18] E. Levinas, L’au-delà du verset, Paris , Minuit 1982, p. 94

[19] M. Hadas Lebel, Philon d’Alexandrie, op. cit. p. 255

[20] P. Ricoeur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004

[21] F. Laplanche, La Bible en France, Albin Michel, Paris, 1994

[22] M. Luther, « Préface à l’Ancien Testament », in De la liberté du chrétien,. p. 129

[23] A. Berman, L’Epreuve de l’étranger, Gallimard 1984, p. 55

[24] M. Luther, « Préface à l’Ancien testament » in De la liberté du chrétien, p. 127

[25] L’Epreuve de l’étranger, op. cit. p. 50

[26] E. Renan, L’Avenir religieux des sociétés modernes, cité par Z. Sternhell, Les Anti- lumières, Fayard, 2006 p. 326

[27] F. Nietzsche, Aurore., §84 Le Livre de poche, Les cahiers de la philosophie, 1995, p. 106

[28] H. Meschonnic, L’utopie du juif, DDB, 2001

[29] Bossuet, Discours sur l’histoire universelle à Monseigneur le Dauphin, Pléiade, 1961, p. 680

[30] W. Benjamin, La Tâche du traducteur, œuvre T1, Folio essai 2000, p. 248

[31] La Tâche du traducteur. op. cit. p. 252

[32] J. Derrida, Foi et savoir, Paris, Point Seuil 2000 p. 31

[33] H. Meschonnic Jonas ou le signifiant errant, Gallimard, 1981 p. 95

[34] Ibid p. 95

[35] E. Levinas, Difficile liberté, Paris : Albin Michel, 1976, p. 304

[36] H. Meschonnic, Jonas ou le signifiant errant, op. cit., p. 101

[37] Si, au début du siècle la Bible était traduite en soixante-dix langues, on la trouve aujourd’hui en plus de trois mille langues et dialectes. Le nombre d’études bibliques est énorme, celui des revues, des travaux et des retraductions n’a jamais été aussi important.

[38] En 1990 les Anglais publient une nouvelle version de la Bible qui est tirée à 13 millions d’exemplaires, et les Italiens en 1991 ont édité une Bible à 9 millions d’exemplaires.

[39] G. Steiner De La Bible à Kafka, Paris, Fayard 2002, p. 198

[40] C. G Jung, Correspondance T1 1906-1940 Paris, Albin Michel, 1992, p. 219.

[41] Bouretz Pierre, témoins du futur. philosophie et messianisme., paris, Gallimard, 2003, p. 458

[42] Gershom Scholem, Le Prix d’Israël, Ecrits politiques 1917-1974, L’Eclat, Paris, 2003 p. 49

[43] Le Prix d’Israël, Ecrits politiques, op. cit. p. 92

[44] « Lettre de Gershom Scholem à Frantz Rosenzweig » le 26 décembre 1926 trad. de l’allemand par Stéphane Moses in Jacques Derrida, Les yeux de la langue Paris, L’Herne 2005

[45] E. Ben-Yehoudah, La renaissance de l’hébreu, trad. et préface de G. Haddad, Paris DDB 1998

[46] Lettre de Gershom Scholem à Frantz Rosenzweig le 26 décembre 1926