Tumultes en démocratie

LOUIS MOREAU DE BELLAING *

 

La démocratie sensible est toujours, à venir, inachevable par définition, sinon ce serait l’uniformisation et l’unité des individus et des groupes, c’est-à-dire un immobilisme qui ressemble à la mort matérielle, culturelle, économique, sociale et surtout politique au sens du politique, c’est-à-dire de nos référents communs pour éviter le chaos. L’un des communs de l’anthropologue, du psychanalyste, du sociologue etc., sauf du philosophe politique et du géographe de géographie physique, et encore, ce commun c’est le TERRAIN. Et le terrain, pour le psychanalyste peut être le terrain individuel avec en séance la présence aussi bien physique que psychique d’un individu ou d’une individue qui parle, mais peut être aussi, s’il est psychanalyste-chercheur, voire enseignant, un terrain plus ou moins vaste d’enquêtes, peuplé par des humains qu’il peut se donner pour tâche de découvrir, ce terrain étant souvent le même que ceux de l’anthropologue Le psychanalyste va aller aussi loin qu’il pourra dans son travail sur le terrain « collectif » c’est à dire aussi loin que possible vers l’anthropologie ou la sociologie ou l’histoire en les questionnant. Il passe par cette anthropologie spécifique qu’est l’anthropologie freudienne, mais aussi par l’anthropologie critique et d’autres sciences sociales qu‘il peut questionner.

C’est dans cette perspective que je vais reprendre l’ensemble de l’ouvrage, très rapidement, pour laisser les auteurs présents parler et se commenter eux-mêmes.

Dès son introduction, Marie-Laure Dimon indique que les auteurs sont tous psychanalystes (le CIPA est une association de psychanalystes) sauf Monique Selim qui est anthropologue, Louis Moreau de Bellaing qui est sociologue, un peu anthropologue, Sophie Gosselin qui est philosophe, Serge Raymond qui est expert judiciaire. Marie Laure se demande comment modifier notre imaginaire, source de notre humanité et de notre émancipation. La production des images par l’art peut nous aider à nous recentrer sur nous-mêmes; Les images sont les traces dans notre esprit de perceptions antérieures. Vestiges d’une expérience perdue, d’un passé aboli, leur mise en forme est un point de jonction Je/corps/monde.

Elle montre que l’homme planétaire est un homme du commun, pris entre sa violence nécessaire pour se défendre dans la vie et sa violence extrême contre l’autre différent ou étranger. Il a à maintenir sa singularité, sans oublier la violence qui l’anime en maintenant un écart entre cette singularité et les ressources nécessaires pour faire du commun. Elle ajoute dans sa communication, qu’un capitalisme régulé, ordonné, pourrait être féminisé pour se mettre au service de tous équitablement. A part la dernière proposition, ce sont aussi les conclusions du MAUSS obtenues par le cheminement sociologique.

Après une analyse documentaire à reprendre, Louis Moreau de Bellaing conclut que, si l’on prend les cinq invariants repères limites que la démocratie retient a minima pour se définir, comme régime politique et comme société – la liberté, l’égalité, la fraternité, la responsabilité et la justice –, ces invariants dont le glossaire n’est pas infini, n’ont pas besoin d’être lus pour être connus. Chaque être humain les apprend peu à peu dans des rythmes liés aux mouvements du corps, aux perceptions, aux souvenirs, etc. ; c’est à ces fondamentaux que les sciences sociales doivent revenir et qu’ils soient sans cesse à questionner dans leur signification, on ne peut guère en douter. Au niveau du quotidien habituel qui se signifie, pour tous, depuis toujours, dans le monde, de la même manière ; donner, transmettre, parler, c’est le lexique de la signification qui renvoie au sens. Qu’on le veuille ou non, c’est déjà la démocratie sensible : la sensibilité démocratique. Dire : je ne m’intéresse qu’au sens, pas à la signification ou l’inverse, c’est atrophier l’un des fondamentaux auquel la démocratie fait référence : le commun.

Après des décennies de terrains au Bangladesh, au Laos, au Vietnam, en Chine et en France, Monique Sélim, en final de sa communication intitulée Captures globales du sujet et clivages idéologiques ose ce message d’espoir : Au-delà des phénomènes objectifs qui voient les imaginaires de l’émancipation se marchandiser, et les mobilisations se construire sur des aliénations réitérées et reproduites, il faut, sans aucun doute, tabler sur les capacités de révolte et de subversion des êtres humains un peu partout dans le monde, nombreuses depuis 1968, moment exceptionnel.

Le terrain est premier chez Pascale Hassoun, puisqu’il s’agit de la transmission de la psychanalyse en Chine. Qu’est-ce qui nous lie, malgré nos diversités ? Qu’est-ce qui lie l’humain à l’humain ? Comment à partir des écarts que nous faisons travailler entre les pensées, faire surgir une nouvelle réflexivité et, ce faisant, contribuer à plus d’humanité ; « S’humaniser », dit Annie Frank, c’est, pour l’essentiel, être limité par l’existence pleinement reconnue de l’autre. L’homme planétaire pourrait être celui qui serait contraint par la mondialisation et la globalisation (ce dont les mères chinoises souffrent beaucoup) à l’uniformisation. Le prix à payer est l’enfant privé d’enfance, tiré du côté de la performance.

Serge Raymond a eu comme terrains les prétoires et l’hôpital psychiatrique. Il a fait une multitude d’expertises de cas, pour montrer que la loi pénale s’applique ou non à eux en toute légitimité. Il dit courageusement dans sa communication intitulée L’incorporel féminin, un doute critique : Puis-je oser la proposition que la femme soit devenue, devienne, à partir de rituels qu’elle s’est construits, le symbole de l’excellence d’une vérité passagère dans laquelle l’homme s’efforce de trouver refuge ? Dans cette perspective, on parlera du fantasme primordial de possession chez l’une comme chez l’un. On comprend mieux alors que, quand on parle de l’amour, il s’agit de donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Le masculin souffre de ce que possède la femme. Quant à elle, rien ne dit qu’elle souffre de ce que possède l’homme.

L’étendue des terrains documentaires parcourus par Albert Le Dorze et son expérience de psychiatre lui permettent de poser, à propos des heurs et malheurs de la sensation, deux interrogations auxquelles il répond : peut-on accepter que la prise en compte de la sensation, du sensible, antérieur à la perception, au langage, plongeant dans l’archaïque, le vital, limite possible du naturel humain, apparaissent comme un soutien à l’envahissante idéologie de l’écologie intégrale qui sacralise la Nature ? Des écrans, un langage informatique universel suppriment la rencontre, la chair, la négativité interpersonnelle. Les droits naturels d’homo sapiens n’existent que comme fictions. La lutte à venir contre la souffrance, marque la plus tangible de ce qu’on appelle le progrès, importe encore, impérative, à l’avenir. Le libre arbitre aurait disparu avec les nouveaux habits de la communauté civilisée et de ses rejetons. La matrice numérique contraignante s’impose à des millions de chômeurs et de précaires La psychanalyse, débarrassée de ses algébroses digitalisables hypostasiées, se devait, se doit d’armer sa critique de cette matrice au nom du sensible.

Au terme de sa réflexion sur l’abjection et l’altérité, Sophie Gosselin, philosophe, écrit que l’enjeu est de repenser et de se mettre à l’épreuve du corps, en rompant avec le dualisme cartésien et le matérialisme réductionniste dont il est porteur. Seulement alors, l’instance du « symbolique » pourra reprendre consistance pour donner articulation et formes à nos rapports aux autres, qu’ils soient humains et/ou non humains. Une tradition minoritaire en Occident admet que le corps est irréductible à de la substance étendue, mais constitue plutôt le lieu d’une épreuve sensible existentielle. Mais elle accueille aussi les appréhensions et les pensées du corps non occidentales, par exemple celles de peuples pour qui le corps est moins le support d’un esprit que l’actualisation singulière et différenciante d’un esprit commun à l’ensemble des existants. Si une telle proposition à la fois philosophique et anthropologique n’intéresse pas les anthropologues, alors qu’est-ce qui les intéresse ?

Evelyne Tysebaert s’interroge sur les sources somatiques de la représentation psychique du monde s’appuyant sur son expérience de psychanalyste et sur des terrains documentaires, comme chacune et chacun de ses collègues, elle note que ce qui est dénommé l’œil pinéal permettait aux premiers vertébrés marins et aux amphibies de distinguer la lumière et l’obscurité. L’œil en trop du roi Œdipe est évoqué dans un poème d’Hölderlin. Enfin, c’est dans la glande pinéale que Descartes établissait le siège de l’âme raisonnable. De l’œil pinéal primitif à l’œil en trop, puis à l’âme raisonnable, c’est tout le travail de la culture que l’homme peine à gagner, ou, en sens inverse, tout l’abîme d’une régression qui, toujours, nous déborde et nous échappe.

Yolanda Gampel s’intéresse elle, aux figures de l’exil. Elle a repris des notes de Freud destinées à lui et qui n’ont été publiées et utilisées qu’après sa mort. L’expérience de l’exil entraine la perte des espaces, des repères essentiels (qui peuvent être des valeurs, mais aussi des significations), des repères sensoriels (odeurs), des personnes, autant de supports identificatoires à la construction de soi. La dépossession de tout ce qui avait fait notre vie, l’état de dépendance qui en résulte, nous fait expérimenter jusqu’où peut aller et l’extrême difficulté à simplement continuer d’exister… Le travail analytique permet de cerner les subtiles articulations entre la grande histoire et les histoires individuelles… La question de la langue rapproche le sentiment d’inquiétude que génère le fait de ne pas se sentir chez soi. Le sentiment d’étrangeté de soi-même s’accroit quand la langue maternelle perd sa place d’objet primitif au profit de la langue d’adoption. Mais, à double tranchant, la langue opère une mise à distance de l’objet primitif d’amour, pour se détacher et laisser libre cours à la croissance du psychique

Georges Zimra se demande ce que disent les images, ce que font les mots. C’est à l’inflation des images qu’il s’attaque. Les préférences du plus grand nombre ne contredisent pas l’homogénéisation, elles la confirme. La démocratie devient ce qu’on vend au plus grand nombre. Consommer, c’est rassembler ceux qui se rassemblent. Le flux massif des images est une partie du combat pour le pouvoir mondial. Il n’exige ni armées, ni occupation, ni guerres, mais la diffusion continue, permanente, infinie des images qui produit l’assujettissement de l’individu à la seule pensée consumériste. Un individu quelconque est substituable, d’un bout l’autre de la planète, à un autre. Faire coller le corps à l’image, c’est donner à l’image un statut d’existence virtuelle et cette virtualité devient plus réelle que la vie. L’image s’impose alors comme un récit de ce qui n’a jamais pu être écrit, parlé, pensé. L’humanité ne s’est construite que par le désenlacement de l’image par l’irréductible écart qu’elle entretient avec le langage sans cela c’est la puissance létale de l’image qui s’impose.

Jean Nadal s’interroge en tant que peintre, sur les utopies du vide et du rien. C’est sur le vecteur sensoriel, dit-il, que s’étaye le pulsionnel. L’expérience inaugurale d’un éprouvé de plaisir reste le préalable nécessaire à l’investissement de l’activité représentation et de l’image qui en résulte. Il faut que l’intrication synchronique de différents moments les additionne, pour former une expérience globale et indissociable. Cela permet de relier la représentation d’une chose à la représentation de mot, l’image au langage et à la langue. Les convergences entre les interprétations psychanalytiques, musicales ou picturales, anthropologiques et historiques sont multiples, fécondes, et, pour certaines ont des familiarités communes avec celles du partage des lois du fonctionnement des processus oniriques qui débordent et infiltrent la vie éveillée la pensée onirique.

Christine Gioja Brunerie note en conclusion, que l’émergence de nouvelles utopies coexiste avec le cramponnement à un monde ancien qui se manifeste par la montée des communautarismes de tous ordres liés aux excès du religieux comme à ceux du capital.


* Sociologue, ancien Professeur des universités, membre du CIPA