Habiter le corps de la mère, habiter le corps psychique.
Les espaces, les lieux

 

Nous envisagerons d’explorer «L’habiter» au croisement de la psychanalyse, de l’anthropologie et de la philosophie. Si l’habitat révèle plus le concret, l’habiter lui se réfère à l’être se déployant dans le monde tout en le construisant; nous interrogerons cet engagement avec les concepts de maison, d’espace et de lieu. Nous approcherons avec la psychanalyse la mise en forme du corporel et du psychique avec pour premier lieu «la maison originelle» [1], lieu de vie du fœtus dans le monde intra-utérin ; puis en anthropologie, en tant qu’organisation singulière de la transmission comme dépositaire de l’identité des sujets et, d’un point de vue philosophique le prendre soin comme une enveloppe héritée d’une protection maternelle lointaine. Ainsi Gaston Bachelard met-il en mouvement la maison à travers le monde des images en y apportant une réflexion poétique, une rêverie et une métaphorisation des enveloppes dans leurs fonctions protectrices.

La psychanalyse offre une voie d’approche qui lie par analogie la perception du monde maison et celle du corps propre animé par le monde de la sensorialité et de l’émotionnel. Cette expérience singulière témoigne de l’édification des premières différenciations, moi/non-moi, plaisir/déplaisir, mettant en place les limites et les frontières entre le monde intérieur et le monde extérieur.

Le lieu, qui d’emblée surgit, est celui du corps propre en relation avec d’autres lieux, ontologique et commun, dont les passerelles et les liens invitent à réfléchir aux notions d’intérieur et d’extérieur, comme lieux d’inscription de l’espace et du temps. Nous considérons alors qu’habiter est un processus entretenu dans l’interrelationnel et qu’il est sous-tendu par l’éminemment singulier, dont la teneur intersubjective le fait accéder à l’autre pour articuler ses différents flux sensoriels. L’autre est aussi l’interface avec l’extériorité porteur du social et de la culture. Habiter son corps propre sensible et son corps psychique aujourd’hui avec tout ce qui se développe en s’exposant, tels le corps augmenté, l’exosquelette, l’intelligence artificielle, la GPA, etc., confronte à une grande complexité.

Nous considérons notre premier habitat avec le monde du vivant dont l’espèce est partie intégrante. Albert Le Dorze a écrit : «l’homme est le premier animal éthique capable de s’arracher à sa condition de bestialité. Il s’agirait alors de liberté que n’a pas l’animal [2]». Il développe en précisant qu’il convient d’observer le vivant en termes de mécanisme et qui, chez l’humain, n’est pas prédéterminé par le monde extérieur et le générique. La théorie néoténique permettrait-elle ainsi de faire le lien entre nature et culture, corps et esprit ?

La nature serait-elle alors nécessaire à la pensée freudienne [3]? Habiter les lieux de l’ontologie du sujet de la singularité et son environnement permet de saisir l’importance décisive d’être chez soi. Ce chez soi commence donc in utero et l’immaturité à la naissance, qui caractérise l’humain, se prolonge par la néoténisation.  Dany-Robert Dufour [4] mène une réflexion sur le réel à partir de sa conception «du corps néoténique de l’homme» ce qui lui permet d’affirmer qu’au regard de l’état de non-finition où il se trouve, il n’y a pas de nature humaine. L’humain habite d’abord le lieu des signes, des signifiants formels, de démarcation et des pictogrammes puis son langage. Il se crée ainsi un territoire aux frontières de l’instinct et de la libido dont l’ancrage se fait à partir de son corps propre et de ses protoreprésentations. Celles-ci constituent le socle métaphorique de la subjectivité avec ses lieux, ses espaces afin que la parole advienne.

Ainsi la construction d’un corps psychique permet-elle le passage de la territorialité à l’habiter, Julia Kristeva [5] l’éclaire par le concept de matricide. Elle précise que le fantasme de décollation de la mère et son dépassement par l’expérience de la «mère suffisamment bonne» ouvre avec l’amour la voie à la liberté de penser, l’avènement d’espaces psychiques et de l’intelligence sensible permettant la symbolisation du matricide. L’échec du matricide serait de ne pas pouvoir faire sans la mère car sa toute-puissance écrasante laisse le sujet aux prises avec l’envie. Il sera donc question pour Julia Kristeva du refus du féminin maternel à partir du sensible chez l’homme comme chez la femme, en d’autres termes, refus ou défaut d’une féminisation primaire qui passe par l’identification primaire à la mère. Ce féminin est le plus inaccessible pour les deux sexes par peur de la passivation et la crainte d’un engloutissement sensoriel.

Cependant, la mère ou son tenant-lieu transmet son univers culturel, son histoire, et la culture pénètre l’enfant à travers son corps propre et son corps psychique. Elle est porte-parole du social qui se formalise dès la première rencontre « bouche-sein » : quand l’enfant avale une première gorgée de lait, il avale une gorgée du monde [6]. De plus, la mère offre un espace psychique empreint de culture qui préexiste à l’enfant. Cet espace, nous le qualifierons de rêverie et les fantasmes originaires sont alors organisateurs tant du point de vue individuel et familial que groupal. Ils fondent la rencontre entre l’individuel et le collectif.

Nous étudierons avec Aline Tauzin à partir de l’anthropologie les formes de déconstruction du maternel adossée à la fois à une « mère suffisamment bonne » et à l’ébranlement du patriarcat dans les sociétés marocaine et mauritanienne à partir de pratiques de danse ainsi que la musique contemporaine, telle que le Métal joué par certains jeunes hommes. Cette musique vient désédimenter la musicalité de la langue maternelle, celle de la tradition par l’appropriation de thématiques et de techniques nouvelles. S’extraire de la langue originelle exige de la transformer en définissant son propre langage sensible à partir d’éléments purs de la sensorialité et de faire advenir le symbole à travers la musique. Son langage devient médiateur et il s’agit d’accéder à un langage universel par l’aptitude au symbolique chez l’humain.

Il sera aussi question du corps propre en s’interrogeant sur notre première maison. Comment le corps propre et la maison vont-ils par analogie, par «métamorphoses silencieuses» dit François Jullien, ce monde des protoreprésentations constitue la matrice qui délimite l’intérieur et l’extérieur ?

Pour se faire, Isée Bernateau précise que «le corps propre et la maison par son statut et sa fonctionnalité se construisent en étayage sur les représentations conscientes et inconscientes du corps propre» [7]. Se construire un chez soi, une maison psychique originelle, dit-elle, c’est se lover d’abord dans le creux maternel, le corps de la mère. Le corps à corps mère-enfant est au centre du sujet de la singularité dans sa première inscription au monde. S’ouvrir au concept de maison, c’est reconnaître les investissements relationnels et pulsionnels du sujet singulier qui se noue avec elle ; c’est aussi reconnaître la pluralité de ses divers modèles et aspects qui ont, depuis longtemps, mobilisé l’anthropologie, la sociologie, l’architecture ; c’est de plus aller au-delà des liens pulsionnels qui unissent également ses habitants dans le vivre en commun à commencer par le groupe familial. In fine, il s’avère nécessaire de reconnaître à la maison un statut qui la fasse entrer dans la dialectique sujet/objet. Cependant par sa concrétude, elle survivra à ses habitants.

La métaphore de «la maison natale» nous permet d’aborder le rôle que tient la maison à l’adolescence. Elle prend forme à travers nos divers investissements, sensoriels et subjectifs, individuels et collectifs. La maison natale est faite d’images et de représentations et fonde notre appartenance comme lieu d’ancrage. En anthropologie [8], selon Claude Lévi-Strauss, la maison natale désigne une organisation patriarcale reposant sur la lignée, le domaine, la terre, tout en définissant le lieu de notre pays d’origine, celui de nos racines. Que se passe- t-il psychiquement dans ce lieu d’inscription ? Ce lieu peut être un repère engendrant le monde ou être un non-lieu quand il vient à faire défaut. Qu’advient-il de nos racines à travers les phénomènes de continuité et de discontinuité, de séparations et de ruptures dans lesquels cette maison entretient bien souvent une continuité psychique identitaire ? L’adolescent vient battre en brèche l’unité identitaire pour trouver la voie de son émancipation. Si les conflits lui sont nécessaires, ils peuvent faire émerger la douleur première, celle de l’être au monde. Ainsi la violence de l’arrachement au maternel laisse-t-elle advenir la figure des non-lieux, ferments de l’errance.

La souffrance identitaire peut être révélée par la maison natale et se retrouver chez le sujet dans le social. La souffrance peut être recouverte par l’idéologie de l’enracinement, obturant le travail de deuil tout comme celui du processus œdipien et de l’interdit de l’inceste. La force des racines narcissiques met en place un mode totalitaire d’investissement, révélant souvent des angoisses profondes habitées par la terreur du remplacement de soi en diabolisant une altérité, tel qu’un membre d’une famille, lors de certaines successions et héritages.

Les notions d’espace, de lieu et d’enveloppe psychique méritent toute notre attention, car actuellement, les espaces sont-ils encore des lieux dans la mondialisation et la globalisation ? Faut-il à cet égard repenser le concept d’enveloppe psychique comme le suggère Agnès Antoine ?

Les démocraties sont fragilisées par un monde devenu de plus en plus complexe et, de ce fait, les individus adoptent comme mode de défense la simplification et la radicalisation au risque de perdre le débat et la contradiction dans l’espace public. Que devient alors l’espace du symbolique fondé sur le partage du sensible ? L’identitaire [9] ne prendrait-il pas la place du politique assurant ainsi une continuité effective entre l’individu et le collectif où le sujet de l’inconscient est effacé au profit d’un nous territorialisé, tribalisé.

Georges Perec écrit, [10]«L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner; il n’est jamais à moi, il me faut sans cesse le désigner, il faut que j’en fasse sans cesse la conquête». Mais aussi, la conquête sur l’infini de l’espace est de «pouvoir décrire l’espace, le nommer, le tracer et construire un lieu imaginaire en le faisant sortir de l’informe en lui donnant un lieu psychique et retrouver ainsi son chez soi toujours en mouvement».

Marie-Laure Dimon
Psychanalyste, Thérapeute de couple. Présidente du CIPA de 2009 à 2020

 

[1] Isée Bernateau, Vue sur mer, Editions PUF/Humensis, 2018. Nous nous sommes appuyés particulièrement sur cet ouvrage pour approfondir entre autres les concepts de maison et de maison natale

[2] Albert Le Dorze, Homme animalisé Animal humanisé, Editions L’Harmattan, Psychanalyse et civilisations, 2020.

[3] Dany Robert Dufour, « Une raison dans le réel : le corps néoténique ».

[4] Dany Robert Dufour, ibid.

[5] Julia Kristeva, « Julia Kristeva, psychanalyse et « multivers »

[6] Piera Aulagnier, La Violence de l’interprétation, éditions PUF, 1975.

[7] Isée Bernateau, ibid. p.42.

[8] J’ai ici emprunté à Isée Bernateau sa référence aux travaux de Claude Lévi Strauss

[9] Isabelle Barbéris, Panique identitaire, Editions PUF, 2022.

[10] Georges Perec, Espèces d’espaces, p.167. La librairie du XXIe Siècle, Seuil 2022 pour la présente édition.