Le Maure isolé des Maures
Processus d’individuation dans le champ musical – Mauritanie

Aline Tauzin – CRNS

Habiter le corps de la mère. Ou plutôt, dans ce qui va nous retenir ici, le quitter, s’en déprendre. La mère comme figure de la culture originelle, d’une organisation sociale spécifique, confrontée à un mouvement de déconstruction/reconfiguration, et ce, dans un désir revendiqué de l’élaboration d’une réalité nouvelle.

Ce processus de remise en cause va être envisagé à travers la question de la tradition musicale, de sa transmission et des bouleversements intervenus, dans l’ethnie maure de Mauritanie, l’une des composantes de ce pays. Il s’est déployé au long des dernières décennies, partant d’une musique savante, produite par des musiciens statutaires et mise au service de la reproduction de la stratification sociale, jusqu’à de jeunes chanteurs se réclamant du rap et du hip hop et dont le statut et le genre signalent qu’une rupture radicale avec les injonctions et interdits antérieurs s’est opérée. Il conduit à une redéfinition des catégories de genre et, par-delà, à une nouvelle distribution du pulsionnel, du corporel, du sensible.

Ethnie maure

Quelques mots, tout d’abord, au sujet de l’ethnie maure. Elle s’exprime dans un dialecte arabe, se réclame de l’islam, et voisine avec d’autres ethnies – Peuls, Soninkés, Wolofs – qui ont leurs propres langues et suivent les mêmes préceptes religieux. Elle est organisée selon une hiérarchie très marquée entre les groupes qui la composent, aux spécialisations précises. Traditionnellement, le pouvoir était partagé entre les guerriers, experts dans la défense de leurs entités tribales respectives et de leurs dépendants, et les marabouts, en charge du religieux et d’activités associées à ce dernier, telles que l’enseignement et le commerce. Les autres groupes, éleveurs, cultivateurs, forgerons, griots et esclaves, étaient inscrits dans divers rapports de dépendance vis-à-vis des deux groupes dominants.

L’ethnie maure se caractérise également par une hiérarchisation entre les sexes, repérable dans une organisation patrilinéaire régissant la transmission du nom, de même que celles du statut social et de l’appartenance tribale, assortie d’une hypergamie féminine ou, à tout le moins, d’isogamie, ainsi que d’une forte endogamie. Cette prééminence du masculin coexiste, au sein des groupes dominants, avec une problématique courtoise, héritière d’un passé berbère que l’ethnie maure partage avec les Touaregs voisins, selon laquelle la femme se trouve mise en position d’inaccessibilité, d’objet parfait d’un désir que l’homme s’applique à ne pas satisfaire (Tauzin 2001). Nombre de pratiques peuvent recevoir une double lecture, relevant à la fois de la dominance masculine et de la courtoisie.

Le féminin y est, fondamentalement, dangereux. En effet, tel qu’il apparaît dans une série de récits formalisés – contes de la ruse des femmes et contes de la folie –, il bafoue la loi sociale et la loi symbolique et s’avère, dans le même temps, irrémédiablement séducteur. Ainsi y voit-on des femmes, au long de péripéties intervenues « du temps des premières gens », organiser le pillage de caravaniers pourtant prêts à leur venir en aide, faire couper la langue d’un homme et le contraindre, par des interprétations farfelues et choquantes de ses gestes, à leur offrir parures et bijoux, ou encore planifier des épisodes de nécrophagie ou d’inceste, dans un enchaînement de transgressions destinées à montrer leur puissance à des maris incrédules. Mais on y voit aussi des femmes d’une grande beauté et qui, parfois, chantent, ou dont la rencontre est précédée par l’audition de quelques accords musicaux – le détail a son importance –, attirant des hommes au point de s’en faire épouser. C’est ainsi que l’on rend compte, chez ces derniers, d’épisodes de folie les rendant inaptes à toute forme de vie sociale. De telles rencontres avec des femmes, en réalité des démones, se déroulent toujours dans le désert, alors que les hommes se sont, par exemple, mis en quête de chameaux égarés ou, dans les récits contemporains, à l’orée des villes, tous lieux éloignés du groupe social protecteur de tels égarements et de la confrontation avec un féminin à la fois menaçant et enjôleur.

La musique au sein de l’ethnie maure

La musique, dans l’ethnie maure, est, pour l’essentiel, une musique savante, modale, très élaborée. Elle est l’apanage des griots et nécessite un long apprentissage. Parallèlement, il existe quelques autres formes musicales, spécialités des esclaves : des chants de louange au Prophète, interprétés traditionnellement dans la nuit du jeudi au vendredi, ainsi qu’une musique de délassement, pratiquée au terme d’une longue journée de travail. Consistant en la répétition d’une seule phrase chantée, elle est scandée par une percussion et dansée sur un rythme rapide. On la dénomme bandyo à l’ouest et « tambour des esclaves » dans l’est du pays.

La musique savante joue un rôle au sein même de la stratification sociale et des rapports de genre, dont elle constitue un instrument de leur reproduction. Elle est, on vient de le mentionner, la spécialité du groupe statutaire des griots, aussi bien hommes que femmes, et est au service de l’un des groupes dominants, les guerriers. Les griots, dans leurs chants, font, en premier lieu, la louange de ces derniers, de leurs faits d’armes, de leur bravoure, de leur générosité. Ils font également la critique des tribus ennemies, attaquant leur honneur sur les mêmes thèmes. De ce fait, leur parole est très crainte. Raison pour laquelle, s’ils sont de bons versificateurs, ils peuvent constituer des prises de guerre et passer ainsi au service de la tribu victorieuse du conflit. Leur musique intervient également dans la distraction des tribus auxquelles ils sont rattachés, en particulier dans le registre des rapports amoureux, en se faisant l’interprète d’une poésie courtoise que les hommes adressent aux femmes et dans laquelle ils exaltent, plus qu’ils ne la déplorent, l’inaccessibilité de celles-ci.

Mentionnons que les marabouts, l’autre groupe dominant, rejettent la musique, pour l’essentiel par refus, précisément, de la distraction qu’elle procure. Se voulant au seul service de Dieu, ils se défendent de se laisser emporter par le plaisir de l’écoute musicale vis-à-vis duquel ils développent une grande méfiance. « Le marabout n’est pas l’ami du griot », a-t-on coutume de dire.

Une parole masculine

Dans l’ethnie maure, la parole est masculine, y compris au sein du groupe des musiciens statutaires. Ce sont les griots qui composent les textes, avant de les mettre en musique à l’aide de leur instrument dédié, sorte de luth dénommé tidinit. Un guerrier, durant sa jeunesse, peut lui-même en créer, mais il ne les chantera pas. La chose lui est interdite. Quant aux musiciennes statutaires, elles ont en charge l’accompagnement instrumental, sur une harpe, ardin, et vocal, par le biais de refrains souvent faits d’onomatopées, de sons privés de sens. Ainsi s’opposent deux registres, qui fondent la différence des sexes, celui de l’articulé, du sens, masculin, et celui du non articulé, de l’au-delà du sens, féminin. Dans la musique, la part qui échappe au symbolique, qui relève de la sensation pure, se trouve attribuée aux femmes, de la même façon que, on l’a vu plus haut à travers les récits de la ruse et de la folie, le féminin est situé du côté du hors-la-loi, de ce qui échappe aux règles de la vie en société.

Tout ceci trouve un écho dans les théories élaborées dans le monde arabe classique. Ainsi, les historiens de cette période rapportent que la musique a été créée par deux femmes, surnommées les Deux Sauterelles, une appellation chargée d’ambivalence puisqu’elle renvoie à deux moments quasi concomitants, souhaité pour l’un et redouté pour l’autre, le verdissement de la végétation qui annonce l’invasion des insectes dévorateurs. Tabarî, par exemple, rapporte qu’une tribu d’Arabie, menacée par la sécheresse, a été anéantie après que des envoyés partis en quête d’eau aient été « charmés par le chant des deux femmes » (Poché 1989 : 11) et en aient oublié leur mission. Mas‘ûdî avance le contraire, puisque, d’après son récit, leur chant a fait tomber la pluie, sauvant ainsi cette même tribu de l’anéantissement. Contre cette dualité du féminin, il va alors s’agir de se prémunir.

Une évolution s’était amorcée, dès avant la prédication de l’islam, pour ce qui est de la musique et de ses praticiens, le passage d’un féminin lié à la fécondité à des musiciens « efféminés » – selon le terme arabe en vigueur, mukhannath – signalant un affadissement de la fonction, enfin à un masculin où les pouvoirs de la musique se voyaient encadrés par la régulation sociale. Mais le danger demeurait, que les fondateurs des quatre écoles de jurisprudence musulmane, puis nombre de théologiens à leur suite, n’ont cessé de dénoncer. Danger de se laisser gagner par un « processus de mollesse » (Poché, op. cit. : 17), autrement dit, pour un homme se livrant à l’activité musicale, d’y perdre sa virilité, danger de féminisation qu’il s’agissait de contrecarrer.

Danger, aussi, d’être entraîné par la jouissance musicale et d’en oublier les mots du message divin, par des sons provoquant de l’émotion, là où il ne saurait y avoir qu’entendement et raison. Une prudente distinction s’opère, du reste, entre chant et cantillation pour ce qui est du Texte sacré coranique – distinction que les langues française et anglaise effectuent également –, les termes arabes mettant l’accent sur la clarté de l’élocution, l’intelligibilité du propos. À l’opposé, les instruments de musique se sont vus désignés par l’expression « instruments de la distraction », un moment réduite à sa dernière composante, « distraction ».

Ruptures contemporaines

• Naissance des divas

Revenons à la Mauritanie. Le schéma esquissé plus haut s’est trouvé largement remis en cause après l’indépendance du pays – la colonisation française (1920-1960) ayant, bien sûr, déjà contribué à son ébranlement. Les récentes décennies ont été marquées par la sédentarisation et l’urbanisation massives d’une population auparavant nomade. Les solidarités familiales et tribales traditionnelles s’en sont trouvé affaiblies, au profit de nouvelles alliances mais aussi d’une émergence de l’individu, tel que l’entend la modernité.

Dans le champ de la musique, la concentration d’une partie importante de la population du pays dans la capitale, Nouakchott, a eu un effet décisif sur le mode de fonctionnement antérieur. Les griots ne furent alors plus en mesure de demeurer au service d’une seule tribu guerrière. Ils ont été conduits à fournir des prestations, rémunérées au cachet, à tous ceux qui faisaient appel à eux, quelle que soit leur tribu d’appartenance, puisque toutes se trouvaient rassemblées dans un même espace neutralisé. Les corpus de critique ont disparu de leur répertoire car, en attaquant une tribu, ils risquaient de s’aliéner des clients potentiels. Seuls ont été conservés les chants ayant trait à l’honneur, aux faits glorieux, à l’exaltation des traits valorisés par la société traditionnelle. Mais ils n’ont plus eu autant les faveurs du public que par le passé, si ce n’est dans des moments particuliers, les festivités de mariage pour l’essentiel. En effet, le développement de la vie citadine et d’une individuation croissante s’est accompagné d’une quête plus grande du plaisir, de la distraction, assez peu prisés dans la vie nomade, à la fois austère et structurée autour d’une patrilinéarité sourcilleuse.

A partir des années 1980, les musiciennes statutaires vont s’emparer des possibilités offertes par cette situation nouvelle, autorisant des innovations. Tout d’abord en faisant leur un genre poétique féminin dénommé tebra‘. Apanage des femmes des groupes dominants, s’il existait peut-être auparavant, il était tenu secret, avant de connaître, autour de la date mentionnée plus haut, un grand épanouissement (Tauzin 2013 : 77-88). Chaque poésie, le plus souvent anonyme, est composée de deux vers. Son contenu relève de l’intime : les femmes y chantent l’amour dans toutes ses composantes, de l’espoir à la rencontre, à la déception ou à la douleur de l’abandon, les autrices de ces textes allant, parfois, jusqu’à dévoiler le nom de leur objet d’amour. Une moquerie appuyée à l’endroit de la gent masculine en constitue un autre thème récurent.

Cette poésie fut d’abord raillée par les hommes, pour sa brièveté qui l’empêchait de rivaliser avec les longues épopées masculines. Elle fut aussi critiquée par les femmes des générations précédentes, pour l’impudeur qu’à leurs yeux elle manifeste. En réalité, ce genre poétique nouveau signale un changement dans la place occupée par la femme, qui passe de la position d’objet – objet muet du désir masculin et, par sa capacité à enfanter, instrument de la reproduction des groupes sociaux – à celle de sujet, sujet parlant de son désir – dont ce corpus, précisément, témoigne. Les griottes, donc, adoptent ces textes, et en composent elles-mêmes. Peu à peu, cette forme nouvelle va dominer, servie par sa concision, sa légèreté, son goût de l’intime, qui se montrent plus en phase avec la vie urbaine, et par le fait, aussi, qu’elle autorise la danse, l’expression corporelle, une pratique traditionnellement féminine.

Dès lors, les griottes supplantent les hommes de leur groupe statutaire dans la production musicale. Et elles adoptent une posture de diva : là où, auparavant, elles chantaient assises, entourant le griot placé au centre, elles se produisent debout, sur le devant de la scène, micro à la main et sans plus jouer de leur instrument, les musiciens les accompagnant installés derrière elles. À cette même époque, plusieurs instruments modernes d’origine étrangère sont adoptés, pour leur capacité sonore plus grande.

• Transidentité et musique

Une telle visibilité du féminin, en lien avec la musique, s’observait déjà, dès la fin des années 1970, avec le traitement qu’a fait, à cette époque, la société maure d’un phénomène de transidentité devenu patent. Il concerne des hommes revendiquant une identité féminine. La place qui leur a, très vite, été assignée fut aux côtés des griots et ce, quelles que soient leurs propres appartenances statutaires. Ils sont alors devenus joueurs de tambour, sur le mode emphatique des femmes, autrefois, avec force mouvements de bras et de mains s’apparentant à une danse, mais aussi créateurs et interprètes de nouvelles danses, qui ont renouvelé les pratiques existantes. Ainsi, leur féminité revendiquée s’est-elle trouvée, d’emblée, à la fois exposée aux regards de tous et assimilée à ce qui, dans la musique, est sonorité pure et corporalité. Quant aux théories développées alors et visant à déterminer les causes de cette transidentité, elles s’inscrivent dans un schéma conforme à la tradition mentionnée plus haut puisqu’elles en appellent à la notion de contamination du masculin par la fréquentation de la musique. On y souligne la proximité des individus concernés avec des griots, durant l’enfance, voire une parenté par le lait avec eux ; ou encore l’apprentissage de la danse et de la percussion, habituellement réservé aux fillettes pour la première, et aux musiciens statutaires pour la seconde. À quoi s’ajoute une socialisation dans laquelle le maternel-féminin a joué un rôle prépondérant, le paternel-masculin étant absent. Pour cet ensemble de raisons, l’identification aux hommes de leurs propres groupes s’en est trouvée irrémédiablement « gâtée », selon un terme en usage dans la langue hassaniyya (Tauzin 2001).

• Sensorialité féminine

Cette visibilité du féminin et d’une sensorialité de plus en plus marquée s’est encore accrue lors d’une nouvelle étape, avec le recours, de la part des griottes, à une fraction du corpus musical emprunté à la tradition et dénommée chwar. Il s’agit de brèves séquences d’une ou deux phrases qui, auparavant, servaient d’introduction aux pièces à venir tout en en indiquant la rime, et qui, là encore, privilégiaient la sonorité de syllabes juxtaposées au détriment du sens. Elles se subdivisaient en « poèmes du soleil » et « poèmes de l’ombre », les premiers annonçant les longs poèmes qui traitaient d’événements ou de valeurs relevant du masculin et les seconds, les quatrains, forme préférée des griottes. S’y opposaient, on le voit, la dureté virile de l’astre diurne à la féminité d’une obscurité bienfaisante mais ramollissante. De nos jours, les jeunes filles aiment à composer de ces « poèmes de l’ombre », que l’on désigne dès lors sous une forme diminutive (chwerat), et à les chanter dans l’intimité de leur groupe d’âge, les griottes s’emparant des meilleurs d’entre eux pour les adjoindre à leur répertoire et en faire des morceaux à part entière.

Plus récemment encore, cet accroissement de la sensorialité a eu partie liée avec une innovation marquant aussi une rupture du côté des producteurs de musique, au cœur même de leur dispositif. Dès lors, ces derniers ne sont plus obligatoirement membres de la catégorie statutaire des griots. En effet, la danse, mentionnée plus haut, autrefois pratiquée par les femmes esclaves et portant le nom de bandjo, a fait son entrée dans nombre de festivités orchestrées par les groupes dominants. Des femmes, anciennes esclaves statutaires, regroupées en formations de musiciennes, se produisent désormais, au même titre que les griots, et contre rémunération, dans les fêtes de mariage ou des moments plus informels. Leur prestation consiste, on l’a dit, en la répétition de phrases brèves, scandées par une percussion servant de support à la danse. Dans ces phrases, il est le plus souvent question de sexualité, sur un mode grivois. Ce type de parole, éminemment transgressif, était, autrefois, une spécialité des esclaves (Tauzin 1993 : 70-77). Il avait pour fonction, par la seule écoute, l’abréaction d’émotions socialement prohibées aux membres des groupes dominants, là où, de nos jours, il est bien plus question, pour ces derniers, d’un franchissement progressif de l’interdit, de l’accès à une parole libérée de ce même interdit. Par ailleurs, sur le plan proprement musical, l’arrivée de ces groupes marque une accélération du rythme, particulièrement appréciée des jeunes femmes. Pour l’heure, on conserve, dans les mariages, un moment où l’on joue une musique moins rapide afin que les femmes plus âgées puissent danser comme on le faisait auparavant.

• Le rap, ou « tous musiciens »

Les ruptures évoquées à l’instant se sont jouées à l’intérieur d’une modalité de production de la musique encore inscrite dans un cadre traditionnel, des musiciennes non statutaires s’insérant dans ce dispositif sans en modifier la structure. Avec le rap, on sort de ce moule. On sort aussi de l’entre-soi, celui de l’ethnie maure pour ce qui nous retient ici, selon un schéma valable pour les autres ethnies. Le rap, musique urbaine liée à une classe d’âge, celle des jeunes, dont l’existence même renvoie aux bouleversements, évoqués plus haut, qui ont affecté la société mauritanienne, signale une créativité dont les sociétés rurales ou nomades ne permettaient pas le surgissement. Une créativité adossée au déploiement de ce genre musical à l’échelle planétaire et, pour ce qui est de la Mauritanie, à ses composantes américaine et sénégalaise, cette dernière ayant connu un déploiement tout à fait notable (Tauzin 2013 : 163-185).

Le rap, en tant que musique urbaine, transcende l’implicite de l’ethnie et se revendique d’une cohabitation active : à ses débuts, il était fréquent que, suivant une démarche voulue par les musiciens, un morceau soit interprété successivement dans les différentes langues parlées dans le pays, de même qu’en français, considéré alors comme langue d’intercompréhension. Il s’agissait, pour eux, de dépasser les catégories telles que l’ethnie ou le groupe social d’appartenance, de s’adresser à la nation récemment formée, avec pour perspective de contribuer à sa consolidation. Dans le même temps, le rap se voulait, et se veut encore, l’expression des « pauvres », des « galériens », ceux qui « galèrent », les thèmes abordés étant les difficultés de la survie au quotidien, la pauvreté, les séquelles de l’esclavage, le favoritisme ou encore la corruption. Pour reprendre les termes de Monza, rappeur et producteur culturel, il s’agit, à travers lui, de « s’interposer quand il y a une injustice, sinon on devient complice » (http://lallumeurdereverbere.over-blog.com/2020/10/le-rap-en-mauritanie-1-2-genese-et-montee-en-puissance-d-un-style-contestataire-et-populaire.html).

La mixité, voire le métissage furent donc, à son origine, des notions clés du rap, qui se rencontraient à plusieurs niveaux : juxtaposition des langues, on vient de le voir, certains rappeurs en maîtrisant plusieurs, à quoi s’ajoutait un goût prononcé pour les emprunts et les créations lexicales ; mixité à l’intérieur des familles où, souvent, le couple parental était formé de deux individus appartenant à des ethnies différentes ; mixité au sein du quartier, où cohabitaient toutes les ethnies composantes de la Mauritanie. Cet espace extérieur a joué un rôle déterminant dans l’enracinement du rap, investi par une classe d’âge, l’adolescence, dont la récente apparition a partie liée avec la rupture de la chaîne des transmissions traditionnelles et va jusqu’au renversement de l’ordre générationnel, puisque les jeunes n’ont de cesse, dans cette musique, de dénoncer les comportements de leurs aînés. Dans ce nouveau paysage urbain, la maison devient une entité isolée, elle ne fait plus partie d’un ensemble plus vaste et homogène, celui du campement ou du village, qu’une même appartenance ethnique et linguistique venait conforter. Les jeunes n’y demeurent pas. Désormais étudiants ou chômeurs, ils sont impliqués dans des formations jusque-là inconnues ou en attente d’une hypothétique insertion dans des possibles inédits. De l’importance de ce territoire dans l’émergence de ce genre musical, le récit d’Hamzo Bryn – un chanteur sur lequel nous reviendrons –, témoigne. Ses parents, inquiets de voir sa passion pour la musique se transformer en mode de vie, en ont cherché les causes : « Ils se sont posé des questions sur le fait d’être restés dans un quartier multi-ethnique, où les enfants s’influençaient les uns les autres. La transmission des valeurs maures s’effectue moins. Je vivais dans un monde sans différences » (Interview, Nouakchott, mai 2022).

Le rap mauritanien est né au milieu des années 1990. Au long de la décennie suivante, il est devenu la musique de toute une classe d’âge, massivement écoutée par elle et pratiquée dans l’ensemble du pays. Une telle diffusion allait de pair avec une réticence, voire un rejet marqué de la part du restant de la population, les musiciens de rap se voyant fréquemment qualifiés par cette dernière de « ratés ». Une scission s’opérait, qui demeure peu ou prou de nos jours.

Dans sa composante arabophone, le rap, à ses débuts, a occupé une place plus discrète que celui qui se faisait dans les autres langues nationales. Et il était alors majoritairement pratiqué par les haratines. Est désignée par ce terme la catégorie des dépendants spécialisée dans l’agriculture, à laquelle ont été adjoints les anciens esclaves après l’abolition de la condition servile. La participation de « Maures blancs » – on nomme ainsi communément les membres des groupes dominants -, faisait alors l’objet de grandes résistances trouvant leur explication à la fois dans l’empreinte laissée par leur rejet de la pratique musicale et dans leur position hégémonique dans le champ du politique.

Il n’en va plus ainsi de nos jours et c’est là une rupture majeure. Le franchissement de l’interdit va d’abord se repérer avec l’apparition d’un groupe dont la langue première est l’arabe hassaniyya et qui a rapidement acquis une grande popularité. Il s’agit d’Ewlad Leblad, « Les enfants du pays », dont l’un des chanteurs, en effet, est précisément un Maure blanc, l’autre étant un hartani (sg. de haratines, mentionné plus haut). Outre l’arrivée notable de ce membre des catégories dominantes sur la scène, on est en présence, ici, d’une mixité sociale interne à l’ethnie maure, d’un partage de l’activité musicale, auparavant inconcevable. Monza relève, pour sa part, en des termes proches, le rôle important joué par ces musiciens pour ce qui est de l’audience du rap auprès du public arabophone. Ils sont, dit-il, « les premiers à avoir su créer un métissage au niveau du public » (https://musique.rfi.fr/musique/20090421-mauritanie-le-rap-sinon-rien). Leur rap est de dénonciation, entre autres de la pauvreté, de la corruption. Les attaques portées, dans leurs textes, contre l’ancien Président de la République, Mohamed Ould Abdel Aziz (2009-2019) leur ont valu un certain nombre d’ennuis les obligeant à se réfugier d’abord au Sénégal, puis au Canada. Ainsi, par exemple, dans Président des pauvres : « Tu nous as exterminés, tu nous a détruits, notre peuple est souffrant, la carence, la famine la pauvreté ». Chaab (« Peuple ») est une défense de la Constitution lorsqu’il fut question de la modifier, et une nouvelle critique de l’état du pays : « L’enseignement est en échec, l’infrastructure qui l’emmène / Les prix en flambée, les gens affamés / Les étudiants se plaignent / Les travailleurs pleurent / Les ethnies déchirées / Le peuple souffre ». Des anecdotes rapportent les tentatives, infructueuses, du pouvoir faites pour obtenir d’eux des chants de louange, à l’égal du griot (Taine-Cheikh 2012). Depuis leur exil, ils continuent de chanter. Ainsi de El Hammala, qui dépeint les souffrances des dockers du port de Nouakchott et en appelle à ce qu’ils recouvrent leurs droits. On en prend la mesure, l’ancien cadre a volé en éclats : plus de dithyrambe mais une violente critique formulée par des individus qui se posent en égaux.

L’effacement de l’interdit se note plus encore avec l’émergence récente de deux figures, en ce qu’elles sont membres de tribus maraboutiques, au sein desquelles, on s’en souvient, le bannissement de la musique se veut total, et qu’elles se produisent avec le statut de soliste.

Hamzo Bryn est l’un d’eux – Hamza Brahim pour l’état civil, âgé d’une trentaine d’années. Dans l’interview déjà mentionnée, il évoque les nombreuses difficulté rencontrées, voire les souffrances éprouvées à vouloir satisfaire sa passion pour la musique. Dans le cercle familial, tout d’abord, qu’il qualifie par ailleurs d’ouvert et favorisant les échanges. On a noté plus haut le questionnement de ses parents quant aux possibles effets négatifs de leur lieu d’habitation sur les choix du rappeur. D’autres attitudes adoptées par eux soulignent la discordance entre les attendus de l’appartenance à tel groupe social et les objectifs de la nouvelle génération. Ainsi de leur réaction à l’organisation d’un premier concert par leur fils, en 2010. Elle s’inscrit dans une logique traditionnelle d’honneur/déshonneur, l’argent récolté plaçant ce fils du côté des quémandeurs – stéréotype accolé à la figure du griot -, alors même que, conformément à leur statut hiérarchique, ils assumaient sa prise en charge, attestant par là-même auprès de leurs pairs qu’ils étaient bien en mesure de le faire. Et Hamzo Bryn de commenter  : « Je comprenais de telles réactions. J’étais le Maure isolé des Maures. Je ne concevais pas la lignée des marabouts ».

Difficultés, dans un second temps, avec une partie de la population, dont les réactions à une chanson vont faire montre d’une brutale désapprobation et ce, en raison de certains thèmes abordés, eux aussi en rupture avec les précédents. Il s’agit de It started from Nouakchott (https://www.youtube.com/watch?v=l16iNYd6EEo). Le clip, sorti en 2013, est fait d’un texte où se mêlent l’anglais, le français et le hassaniyya et qui parle d’origine déshéritée et de désir de s’en sortir, et de séquences visuelles où l’on voit deux jeunes se rencontrer dans un café puis se promener dans la ville et sur la plage. Ce sont elles qui ont provoqué une violente polémique dans la société, autour de la figure de la jeune fille. Cette dernière apparaît vêtue alternativement d’une melahfa – le vêtement traditionnel encore unanimement porté et consistant en une pièce de tissu enroulée autour du corps, nouée sur les épaules et dont une des extrémités, rabattue sur la tête, cache les cheveux – et d’habits autres laissant la tête découverte. L’abandon de la melahfa et le dévoilement de la chevelure, tels que les images les donnent à voir, ont été fortement décriés, sur la base d’arguments religieux ou identitaires. Il y était question de comportement contraire aux principes de l’islam, d’atteinte aux bonne moeurs, ou encore de mauvaise image du pays donnée à l’extérieur. Pour rappel, c’est à cette même époque qu’un jeune homme publiait un texte qui allait aboutir à sa condamnation à mort pour apostasie, en 2014. Un texte considéré comme blasphématoire car portant atteinte au Prophète, là où l’intention de son auteur était de défendre la catégorie des forgerons à laquelle il appartient. A l’opposé, une bonne partie de la jeunesse s’est réjouie de ce « Ca a débuté à Nouakchott », se reconnaissant dans ce qu’elle percevait comme une histoire d’amour, la mise en images d’une attente nouvelle dans cette classe d’âge. Quant à l’auteur de la chanson, si désireux de faire de la musique, il se trouvait confronté à un débat de société qu’il n’avait pas anticipé. Avant de tirer, dans une interview, la conclusion suivante de l’épisode : « Une Mauritanie Unie fait peur à certains, je parle de ceux qui ont toujours empêché l’épanouissement de la jeunesse. » https://cridem.org/C_Info.php?article=648137)

Ainsi, de nouveaux motifs apparaissent, après ceux de la pauvreté et de la corruption. En 2015, une autre des chansons de Hamzo Bryn poursuit cette thématique des relations hommes-femmes. Elle s’intitule tfel be-helmi, littéralement « Un garçon avec un rêve ». Le titre peut s’entendre de deux façons : le jeune homme, avec ces rêves qui l’habitent, se montre inconscient de l’état de la société, mais aussi bien, il revendique un tel manque de réalisme et y voit le fondement d’un désir d’agir. Les paroles traitent des effets néfastes des mariages arrangés – de fait, des alliances dont le moteur est devenu celui du bon vouloir masculin -, du côté des femmes, et des vocations contrariées, du côté des hommes. Et ce, à travers les figures d’une jeune femme que l’on marie à un homme sensiblement plus âgé qu’elle, et qui le repousse, et d’un jeune homme joueur de guitare rejeté par son père, celui-ci étant montré occupé à lire. Les épisodes suivants, éminemment positifs, voient la jeune femme obtenir un diplôme universitaire, tandis que le jeune homme, désormais musicien, devient un modèle pour sa classe d’âge. Ils vont alors se rencontrer et il l’initiera à la pratique de son instrument. Ainsi, au terme du parcours, les deux jeunes gens se sont-ils dépris de leurs assignations traditionnelles. Celle d’épouse/mère pour la jeune femme, que le chanteur montre privée de son libre choix quant à son objet d’amour, et pour le jeune homme, celle de son inscription dans une transmission liée au savoir – maraboutique ? On peut en faire l’hypothèse – suggérée par un père lecteur. De plus, pour ce qui est de la musique, elle est donnée comme synonyme de respectabilité, là où la société rechigne encore à accoler les deux termes.

La posture isolée d’Hamzo Bryn – il a très vite chanté en solo – , son rang dans la stratification sociale, on l’a dit, l’ont particulièrement exposé. Après des années difficiles faites d’incompréhension, de rejet, est venue la reconnaissance, un public s’est créé. En 2018, à l’occasion de la première qualification de l’équipe mauritanienne à la Coupe d’Afrique des Nations, et à l’invitation de la Fédération de Football nationale, il compose une chanson, Mourabitoun (« Nouakchottois », le terme en hassaniyya étant construit à partir de ribat, appellation ancienne de la capitale, dont le sens premier est « petit fort militaro-religieux »), qui acquerra le statut d’un hymne. Commande lui a été faite, également, d’un clip en faveur de la vaccination contre le COVID-19. En 2020, il est nommé ambassadeur de bonne volonté par l’UNICEF. Le communiqué en faisant état le présente en des termes qui résument bien les traits dégagés auparavant : « Ingénieur de formation, autodidacte sur le plan musical, déterminé et talentueux, Hamzo est un chanteur reconnu sur le plan national et international. Polyglotte, il chante en wolof, en pular, en français comme en arabe, et utilise sa voix puissante pour plaider en faveur des droits des enfants, des femmes, des populations vulnérables et de la cohésion sociale. » https://www.unicef.org/mauritania/communiqués-de-presse/journée-internationale-des-droits-de-lenfant)

DJ Dhaker, ou encore Lemrabott Dhaker, quant à lui, est compositeur (Interview, Nouakchott, mai 2022). Né en 1996, il est, comme Hamzo Bryn, membre d’une tribu maraboutique. Dans son témoignage, il insiste sur l’intensité de son désir fixé, dès son plus jeune âge, sur la musique. Ainsi dit-il : « Les instruments me rendaient fou ». Un désir encouragé puisqu’il se souvient avoir reçu comme jouets, de ses parents, un piano et une guitare miniatures. Lorsqu’il a 10-12 ans, il fait du rap avec un groupe de son quartier, selon un schéma souligné à plusieurs reprises, groupe dont il est le seul Maure. Plus tard, il se livre à d’intenses recherches sur un ordinateur, téléchargeant des centaines de logiciels de composition musicale malgré une connexion de piètre qualité, et faisant ainsi un apprentissage tout à fait solitaire de techniques jusque-là inconnues. Puis il abandonne quelque temps, dans une tentative peu enthousiaste d’acquérir un métier moins périlleux, avant de retourner à la musique.

Dans son récit, il revient avec insistance sur l’opposition entre désir du sujet et règles à suivre, ces dernières étant dictées par la noblesse de la lignée. Et définit ce dont il ne veut pas : « avoir un métier/se marier/avoir des enfants/mourir ». Il veut, au contraire, « laisser une trace, c’est le but de la vie », c’est-à-dire parler en son nom propre et non plus suivre un destin fixé par la seule appartenance sociale. Il veut, encore, « voyager, découvrir le monde, voir comment les gens vivent, ne pas être comme un arbre », celui-ci étant une figure repoussoir, pour son enracinement, son immobilité. Il met particulièrement l’accent sur le sort fait aux filles, les interdits infiniment plus forts à leur endroit qui les briment et les poussent au mariage, seule condition socialement acceptable pour elles : « Il y a une grande souffrance. Toutes les portes sont fermées. Plein de filles qui ont de très belles voix, mais ce n’est pas un choix pour elles. Mon grand-père était, était… foulan ould foulan [« un tel fils d’un tel », expression qui indique la profondeur généalogique synonyme de noblesse]. Et toi, tu es qui ? ». Avant de qualifier le milieu dans lequel il vit de « société hypocrite qui n’accepte pas la différence. Ne pas sortir du moule ». En 2018 intervient la rencontre avec Hamzo Bryn, avec lequel il collabore régulièrement.

Son travail a, lui aussi, connu un épisode d’intense critique durant lequel il a été accusé de « saccager le patrimoine », pour avoir mixé un fragment d’une chanson de Dimi mint Abba – certainement la chanteuse la plus connue, appartenant au groupe des musiciens statutaires et membre d’une grande lignée, décédée en 2011. Dans cette chanson, composée à partir d’un chor, elle-même avait déjà innové en introduisant des paroles en français avant d’en faire une seconde version uniquement dans cette langue. Ce qui est alors reproché à DJ Dhaker, c’est de n’en utiliser que des extraits et de les modifier, de les triturer, selon la technique du sampling. L’accusation portée, en « patrimonialisant » une chanson pourtant récente et déjà marquée du sceau de l’innovation, mais créée par la « diva » la plus fameuse, signale l’existence de résistances qui, pour remplir leur rôle, n’hésitent pas à modifier les frontières de ce qui, précisément, se trouve défini comme « patrimoine ». Résistances construites ici sur la célébrité de la chanteuse, statutaire, rappelons-le, et sur l’emprunt fait à une musique de griots par un musicien étranger à ce groupe. Ce qui, à l’inverse, a fait le succès de l’oeuvre contestée auprès de la jeunesse.

Plus récemment, un nouveau motif est apparu, relevant toujours de la thématique des rapports homme-femme, celui du refus de la hiérarchie entre les groupes sociaux et des règles de l’alliance. Selon ces règles, on l’a dit plus haut, une femme ne peut épouser qu’un homme de statut égal ou supérieur au sien.

Une chanson est inaugurale en la matière, créée par Sedoum Ahmed à la fin de l’année 2022, et portant le titre de Vargouna, « Ils nous ont séparés » (https://www.youtube.com/watch?v=ajny4WEH3_E). Une chanson qui prend appui sur des faits réels, sur une histoire, largement rendue publique, pour laquelle la société maure s’est passionnée et qui a donné lieu à de vifs débats et commentaires. Sedoum est le neveu en lignée paternelle de la chanteuse dont il fut question précédemment, Dimi Mint Abba, et a donc le statut de griot. Quant à celle dont il a été séparé, elle est issue d’une famille de chorfa’ – descendants du Prophète -, le rang le plus prestigieux au sein des tribus maraboutiques. Le lien amoureux entre les deux jeunes gens, au lieu de demeurer caché, s’est prolongé dans un mariage tenu secret pour les raisons évoquées à l’instant, celles d’une alliance impossible. Secret vite éventé, suivi d’une plainte déposée en justice par le groupe de la jeune femme, qui obtient le divorce au motif du « détournement » de cette dernière et de l’absence d’accord des parents. La chanson est créée à ce moment-là, celui de la séparation actée par un juge. La jeune femme fait alors une tentative de suicide, qui motive l’entrée dans le débat des associations des droits humains et associations féminines. A la fin de la période de viduité suivant le divorce, un mariage officiel est conclu, dont l’organisation est assumée par la mère de la jeune femme. Ses parents, séparés, adoptent des positions divergentes à ce sujet, son père maintenant son opposition à cette alliance, de même qu’une large fraction de la parentèle, paternelle et maternelle.

La jeune femme avait précédemment été mariée, à un âge précoce. Cette union, dont elle ne voulait pas, s’était soldée par un divorce. Lors de sa rencontre avec Sedoum, elle était déjà un personnage public, au statut d’influenceuse sur les réseaux sociaux. Des réseaux sur lesquels elle a largement exprimé sa révolte et exhorté les jeunes filles à suivre la même voie, au risque, sinon, de s’exposer à la dépression.

On voit, dans ce récit, se succéder ou s’affronter plusieurs logiques. D’un côté, celle d’une alliance régie par un patriarcat qui, s’il n’a plus guère cours sous cette forme-là – le mariage précoce, à 12-13 ans, de la jeune fille -, continue de veiller au respect des règles d’hypergamie féminine ou, à tout le moins, d’isogamie des conjoints. Et de l’autre, celle d’un mariage fondé sur le sentiment amoureux liant deux individus affranchis de la tutelle de leurs groupes d’appartenance, et qui a les faveurs d’une partie de la jeune génération. Logiques, aussi, de la tradition, inextricablement liée à l’islam, d’une part, et, d’autre part, d’une lecture autre de ce dernier, également convoquée par la jeunesse, ainsi qu’il est apparu dans les débats. En effet, l’un des arguments produits lors de l’action en justice fut celui du nécessaire accord des parents pour que le mariage impliquant leur fille puisse être scellé. La règle voulait même, dans un passé proche, que, pour que le mariage soit valide, le choix du conjoint revienne aux parents masculins de la jeune fille (Tauzin 2001 : 159 et suiv.). L’islam, quant à lui, fait obligation à ce que celle-ci soit représentée par un tuteur (wali), pareillement membre de la lignée paternelle, lors du rituel. Or, cette dernière obligation a été contestée par les partisans du couple, au nom de l’islam précisément, à la lumière d’exégèses produites par le hanafisme, l’une des quatre écoles de jurisprudence de l’islam sunnite – rappelons que la Mauritanie se réclame du malékisme -, selon lesquelles la future épouse est dispensée d’un tuteur pour une seconde union. Ce qui était bien le cas ici. En outre, certains n’ont pas manqué de rappeler l’égalité entre croyants défendue par le Prophète de l’islam, que la société maure, organisée selon un principe hiérarchique, ne respecterait donc pas. L’on voit que les arguments empruntés à l’islam vont, ici, dans le sens de l’individuation en cours, porteuse d’une quête d’égalité, contre une tradition qui la brime et s’attache à maintenir ses principes hiérarchiques.

C’est tout cela que l’on retrouve dans la chanson Vargouna, dont voici quelques extraits :

Il y eut des jours avec elle que jamais je n’oublierai

Rêves et espoir d’un jour où je l’épouserai

[…]

Ma vie était ténèbres, elle l’a faite lumière

La vie sans elle, je n’en veux plus

Ce qui s’est mis entre nous est le plus dur à accepter

A cause de la coutume, du tribalisme et de ces choses

[…]

Sache, ma chère que je t’aime

Quoi qu’on mette entre nous, mon cœur t’aime

[…]

Coutumes, traditions et circonstances anciennes sont passées

On s’y accroche aujourd’hui et l’amour qui compte est mort

Combien déjà de séparations et tous acceptent et se taisent

Combien d’entre nous ont vécu l’amertume et les ruisseaux de larmes

Notre espoir est dans notre République Islamique

Qui suit le Coran et la Sunna du Prophète

Le Prophète a mis fin au tribalisme et aux histoires de généalogie

Et chez nous l’illicite est permis et le licite condamné

Dans les années récentes, on l’a dit, les modalités de conclusion de l’alliance ont connu quelques modifications. Le plus souvent, au sein des groupes dominants tout au moins, les parents continuent de se mettre en quête d’une conjointe pour leur fils, se rendant auprès de familles ayant des filles répondant aux normes en vigueur. Mais, désormais, la décision finale appartient aux jeunes gens et possibilité leur est donnée de se connaître, leurs numéros de téléphone respectifs leur étant fournis dans ce but. Ce type de mariage est appelé, en français, « mariage arrangé » et en hassaniyya, muzeyyna lu, littéralement « embellie pour lui ». Embellie – il s’agit de la fiancée potentielle – par la description élogieuse qu’en font les parents du jeune homme, soucieux de voir aboutir une union qui ne remettra pas en cause la structure hiérarchique de la société maure. Ces aménagements veillent au contraire à la maintenir tout en composant avec le processus d’individuation qui en constitue une menace. De ces interdits d’alliance, et de leur rejet, une chanson plus récente donne un autre exemple. Il s’agit de de Hlali (littéralement « Ma licite », en hassaniyya « Mon épouse », à tout le moins celle qui est souhaitée comme telle), dont l’auteur et interprète est Boss HMD, appartenant au groupe des haratines. En voici les premiers mots :

J’ai voulu t’épouser mais les traditions me l’ont interdit

Ils t’ont dit que je suis le fils d’Untel, leurs paroles m’ont privé de toi

Et toi fille d’Untel, Unetelle membre des Tels

La hiérarchie des ignorants dans notre clan m’a rendu fou

Je t’épouserai, quoi que m’ait fait ta famille

Puisque je t’aime et que tu m’aimes

La succession des Untel, on l’a dit plus haut, indique en hassaniyya la profondeur généalogique, ici celle de l’aimée, tandis que, pour le jeune homme, un seul nom est mentionné, il n’est rien d’autre que le fils de son père. Ces quelques mots suffisent pour dire ce que la société considère comme une mésalliance, cette dernière étant d’emblée contestée au nom de l’amour qui, lui, relève d’une logique individuelle. Tandis que les « ignorants », là aussi, renvoient à l’islam tel que convoqué par une partie de la jeunesse, qui prend appui sur l’opposition du Prophète au système tribal de son époque.

La musique, bien sûr, connaîtra d’autres évolutions. Pour l’heure, on retiendra de cette sortie de la « maison originelle » effectuée par les rappeurs et de la période qui l’a précédée, une succession de mutations profondes, de ruptures avec l’ordre ancien. Ruptures faisant de la musique, auparavant, pour l’essentiel, un outil de reproduction de la hiérarchie sociale existante, d’abord un lieu de plaisir lié à l’audition musicale puis de contestation. Par les textes produits et par les acteurs qui les mettent en œuvre.

On a tout d’abord assisté, au sein du groupe des musiciens statutaires, et à la faveur de la sédentarisation et de l’urbanisation de l’ethnie maure, à l’accaparement de la scène par les chanteuses là où, par le passé, elles étaient les accompagnatrices des interprètes masculins. A ce moment-là, la musique, tout en demeurant pour partie, selon les termes de Michel Guignard, « musique d’apparat, source de prestige et symbole d’autorité » – on l’a vu, lors des rituels de mariage – a vu croître sa fonction de « divertissement » et de « plaisir » (Guignard 1975 : 45). Avec un glissement de la thématique, qui est passée de la glorification de la composante masculine des groupes dominants, et des valeurs attendues d’elle, à des poèmes traitant de l’intime, pour l’essentiel du sentiment amoureux, étranger aux règles d’alliance et aux stratégies tribales présidant aux liens matrimoniaux. Ce dévoilement, perçu comme choquant, marquait, en réalité, l’accès des femmes à l’expression de leur désir propre et l’entame de leur mise en question de la double assignation qui leur était faite, à la fois comme instruments de la reproduction sociale et objets mutiques du désir masculin. Ces poèmes, d’abord dévalorisés pour leur brièveté, se sont vite imposés, suivis d’autres poèmes plus brefs encore où les sons, détachés des mots et de leur signification, et le rythme prenaient une place de plus en plus marquée.

Un tel processus de féminisation a ouvert la voie à une sensorialité qui, outre l’importance nouvelle accordée aux sonorités pures, s’est inscrite dans le corps, dans ses mouvements, là où, précédemment, son contrôle était de mise, jusqu’à l’impassibilité. Ainsi, des individus transgenres – des hommes se réclamant d’une identité féminine – se sont-ils vus rattachés, collectivement, dès leur visibilité acquise, au groupe des musiciens statutaires et assignés à la production de danses inédites et d’une gestuelle qui ont grandement renouvelé le corpus existant. Plus récemment, des femmes descendantes de groupes serviles ont introduit le genre musical qui leur est spécifique à l’intérieur des rituels de mariage. Tous ont en commun le rythme et la mobilité du corps, l’un et l’autre situés du côté du féminin. La danse, bien qu’elle ne leur soit pas interdite, est très peu pratiquée par les hommes. Ainsi les voit-on répugner à s’y livrer au cours de ces festivités : il faut littéralement pousser les amis du marié dans le cercle des danseuses pour qu’ils consentent à honorer ce dernier de quelques pas vite interrompus.

Parallèlement à cette créativité musicale ayant à voir avec le féminin, un autre point important est apparu. L’arrivée, au sein même du rituel, de catégories étrangères aux musiciens statutaires et se posant, du reste, en potentiels concurrents de ces derniers, est venue signaler un ébranlement de la structure hiérarchique de la société maure et des assignations de chacun des groupes qui la composent. La musique n’est plus l’apanage des griots et celle qui émerge ne s’inscrit plus dans les rapports dominants/dépendants traditionnels. Cet ébranlement est plus manifeste encore avec l’émergence du rap, dont on retiendra ici quelques traits. Musique étrangère à l’ethnie maure, récemment adoptée par la jeunesse, elle rompt de différents manières avec le schéma antérieur : avec le statut de la musique dans la société, avec la chaîne de transmission qui avait cours au sein des familles de griots et avec l’ordre des générations. Par le contenu des textes, le rap est une musique de contestation de la société des aînés, à travers la dénonciation de la pauvreté, de la corruption et, plus récemment, des assignations liées aux appartenances sociales ainsi que de genre. La contestation de la stratification sociale s’y fait aussi d’une autre manière puisque des rappeurs appartiennent au groupe social – maraboutique – qui, auparavant, rejetait précisément la musique.

Enfin, les rappeurs combinent le souci du texte et du message à transmettre à une gestuelle venant scander leurs paroles sur le mode de la pulsation ainsi qu’à une mobilité du corps qui les fait sans cesse arpenter la scène. Cette mise en acte du corps participe à la redéfinition en cours des catégories de genre dans la société maure. Désormais, l’on observe, dans le masculin, l’intrication du symbolique et de la sensorialité, ce qui, auparavant, relevait de l’impensable.

Pour l’heure, ces évolutions ne concernent pas les femmes, qui demeurent absentes de la scène du rap – qu’on se souvienne des paroles de DJ Dhaker à ce sujet. Sans doute cela a-t-il à voir avec l’interdit posé sur l’exposition de leur corps à des regards masculins étrangers. Lorsque les femmes dansent, elles le font dans l’entre-soi des invités à un mariage ou à toute autre occasion à caractère privé. Et on note leur souci de ne pas apparaître dans une vidéo filmée alors – en détournant leur visage de l’objectif de la caméra – et qui risque de se trouver largement diffusée. Mais on note aussi qu’une évolution s’est faite jour, dans ces mêmes moments, qui a conduit à une visibilité accrue de ce corps. En effet, dans les décennies passées, les femmes s’apprêtant à danser enfilaient un boubou, ample vêtement masculin, par-dessus leur propre voile et ce, afin de dissimuler leurs formes. Puis, dans un second temps, elles ont caché leur visage en enroulant le pan de leur voile autour de leur tête. De nos jours, le vêtement des danseuses ne fait plus l’objet d’aucune intervention. Il arrive que ces trois étapes d’un dévoilement très relatif du corps de femmes s’observe au cours d’un même instant festif. Cette absence des femmes des scènes musicales, quel que soit le genre pratiqué, ou leur difficile émergence constitue un fait amplement partagé de par le monde, ce dont atteste une riche bibliographie (Guillard S. et Sonnette M., 2020 ; Perrenoud M., Bataille P. et Chapuis J., 2020 ; Tauzin 2013 (b))

 

 

Eléments de bibliographie :

Guignard M., 1975, Musique, honneur et plaisir au Sahara, Paris, Geuther.

Guillard S. et Sonnette M., 2020, « De la position à la posture : assignations et revendications genrées du monde du rap en France » in Octobre S. et Patureau Fr., Sexe et genre des mondes culturels, Paris, ENS Editions.

Poché Chr., 1989, « La femme et la musique. Le partage des tâches », Les Cahiers de l’Orient, 13.

Perrenoud M., Bataille P. et Chapuis J., 2020, Les musiciennes de “ musiques actuelles ” en Suisse romande. Entre confinement et stratégies de maintien dans l’espace professionnel. Sexe et genre des mondes culturels, ENS Éditions, pp.115-129, 2020, 10.4000/books.enseditions.15387. hal-02520140

Taine-Cheikh C., 2012, « (S)élections poétiques. Mauritanie 1992 » in Autour de la langue arabe. Études présentées à Jacques Grand’Henry à l’occasion de son 70e anniversaire (pp. 303-321) Louvain, Peeters, J. den Heijer, P. La Spisa, L. Tuerlinckx (eds).

Tauzin A., 1993, Contes arabes de Mauritanie, Paris, Karthala.

Tauzin A., 2001, Figures du féminin dans la société maure, Paris, Karthala.

Tauzin A., 2013 (a), Littérature orale de Mauritanie. De la fable au rap, Paris, Karthala.

Tauzin A. (ed.), 2013 (b), Musique, Femmes et Interdits, Ambronay Ed