De l’intime au politique

Albert Le Dorze

Il faisait très beau. Et faire preuve d’un certain courage masochiste pour y assister.

Thématiques de l’originaire, du corps, de tous les corps, depuis les enveloppes in utero jusqu’aux enveloppes politiques qui, selon A. Antoine, s’emboîtent comme des poupées gigognes. Hypothèse : le néolibéralisme – l’homme entrepreneur de lui-même –, cassant les moules protecteurs, abolissant les frontières physiques et psychiques, no border, ne pouvait que nous entrainer dans des abîmes de destruction, tel un fœtus saccagé, un animal dépiauté. A. Antoine insiste : il ne s’agit pas seulement de représentations, de concepts mais d’expériences traumatiques auxquelles nous serions soumis, qui ressuscitent toujours des angoisses primitives de démantèlement, d’agonie. L’archaïque à ciel ouvert. Nous ne savons plus qui nous sommes, nous n’aurions plus d’identité. Pas de village, de patrie, ni de morceaux d’étoffe ocellés auxquels nous pourrions nous raccrocher. Plus de passions collectives, plus de lois, transcendance inutile, New Age. Quelles barrières contre le nazisme, possiblement réduit, par certains, à une idéologie pour personnes à psyché fragile ? Simplisme dénoncé par d’autres, en rage ?

L’exposé d’Agnès Antoine donne le vertige : quand même, peut-on vraiment, par métonymie, passer des enveloppes embryonnaires à un concept d’« enveloppe politique » ? Les identités culturelles, ethniques, religieuses, ne sont-elles pas, pour le pire et le meilleur, les plus robustes défenses contre le magma néolibéral, universel, du chacun pour soi, annoncé dès 1998 par Fukuyama, qui clouait le cercueil de l’Histoire ? Les sociétés totales, holistes, (le quiétisme, l’hésychasme, lesdites organisations archaïques…) chez qui uniquement les liens sociaux sont pris en compte, pour qui le concept d’intériorité psychique n’existe pas, mais aux frontières bien établies, ne sont-elles pas les seules vraiment sécurisantes ? Ces sociétés d’appartenance et non d’émancipation proposent des valeurs, un Ordre sacré du monde, pacifiant. Et que dire du si séducteur Tianxia chinois, qui désigne le monde entier, entre le ciel et la terre, la totalité de l’humanité, le pouvoir politique et le territoire unifié ? Accents sur la relation entre le sujet et le collectif, entre les responsabilités individuelles et sociales. Selon Confucius et Xi Jinping, le comportement de l’individu doit se conformer à des normes morales afin de réaliser l’harmonie et la stabilité de la société et contribuer ainsi au bien-être du monde.

Autre épine majeure : comment limiter la diffusion sans frontières du numérique universel imposé par les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives) ? Ce, d’autant plus que certains veulent modifier notre génome, nous améliorer, nous transhumaniser. Nous abandonnerions toute référence à notre animalité. Question : la psychanalyse a-t-elle son destin lié à une dite nature humaine mue par un inconscient sexuel infantile individuel dont beaucoup de sociétés n’ont rien à faire, qui n’y voient que l’ultime trace d’une religiosité occidentale ? Que peut apporter d’incontournable le transfert, ce champ spécifique travaillé par la psychanalyse ?

Celle-ci s’intéresse surtout à l’histoire, versus surmoi, et sans doute moins à la géographie. Isée Bernateau l’y réintroduit versus maison, maison natale, famille, mère-patrie, enracinement. Par association d’idées, Heidegger, Barrès, Maurras, Pétain, l’idéologie rurale sont convoqués. Idées exprimées dans Vue sur mer, livre délicat, féminin – est-ce un gros mot ? –. Sa lecture, si vous êtes enfermé dans une étuve structuraliste, c’est une brise marine, sensuelle, fraîche qui vous caresse le visage. Féminin, certes, mais en y rajoutant le maternel.

La maison serait tout à la fois un analogon, un reflet, une représentation, un tenant-lieu de notre « corps propre », un objet transitionnel peut-être identique au corps biologique. Et le fantasme du retour dans le ventre maternel serait coalescent à celui d’habitat premier, de lieu natal, qui console et sécurise. D’où la nostalgie d’un Eden perdu, d’un âge d’or oublié, d’une réserve originaire. Pontalis, à propos de Perec : « Les lieux étaient fortement investis, non les personnes, j’y vois autant les métaphores de l’espace maternel qui lui avait fait défaut. » Sujet né prématuré, incapable de se mouvoir, jeté dans un monde hostile, où il doit affronter le Weltschmerz, la douleur d’exister, l’agressivité et la pulsion de mort. Il ne peut survivre sans l’autre. Il y a bien, selon Sloterdijk, la machine et l’outil qui aident l’homme à fabriquer un utérus artificiel qui le protège, le désanimalise alors que la rhétorique et la métaphore n’ont pour fonction que d’assimiler l’inconnu au commun, au domestique afin de construire une maison habitable ! L’inquiétante étrangeté rode. Et de même que toutes les mères ne peuvent être suffisamment bonnes, certaines maisons sont des taudis.

Extension à la Mère-patrie qui, toujours, accueille en son sein. Mais la Révolution française, toute patriarcale, a imposé ses idéaux par la terreur et n’a pas hésité à guillotiner les femmes. Michelet : mort aux fatalités locales ! La Grande Patrie doit faire disparaître les provinces. Autres maisons possibles : celle de la servitude volontaire proposée par le Chef, le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : les hommes sont vils, faibles, ils veulent du pain, des jeux, l’ignorance. La liberté ne sert à rien, ils n’aspirent qu’à la soumission.

Le culte de la Heimat, selon Heidegger, permet l’authenticité, la sérénité mais la rencontre avec l’étranger à la maison est toujours une épreuve. Le cimetière et la maison natale sont les signes de la voix de la mère. Familialisme de la maisonnée en arrière-plan. Ou au minimum la civilisation du cocon, safe-spaces, entre-soi. Plus de paroles blessantes : l’analyse d’une personne homo, fétichiste, trans ne peut s’effectuer que par un analyste homo, fétichiste, trans. Ces sujets sans défense sont comme des « flocons de neige ».

Dommage sans doute que les problèmes posés par l’habitabilité de la mère-planète Gaïa, n’aient pas été évoqués car l’ère de l’anthropocène est terminée. Les discussions furent ardentes et ouvertes, mobilisant chacune et chacun. Que les deux conférencières en soient remerciées…