Séminaires Thématiques 2023 - Albert Le Dorze
Habiter son corps
Albert Le Dorze
L’homme sapiens-sapiens est un être vivant, habitant sur une planète donnée, soumis aux aléas de l’évolution biologique, un animal dont le corps sexué, sensible, mortel, prolongé par un appareil psychique langagier qui lui permet de penser doit s’adapter au monde qui lui est extérieur, créant, il y est obligé, une couveuse, un nous, une culture, un socius qui, idéalement, le protègent de la détresse, de la destruction, de la guerre, habité qu’il est par l’entropie, la pulsion de mort.
La publication de L’Origine des espèces, en 1859, par Darwin, fait exploser la croyance dans le créationnisme finaliste. L’homme n’est qu’un des multiples rameaux de l’évolution et sous l’effet de mutations génétiques purement hasardeuses, mais transmissibles à la descendance, de nouveaux traits apparaissent, sans finalisme. En 1866, sept ans après L’Origine des espèces, le « moine » Mendel énonce les lois de la génétique moderne, confirmant les mutations hasardeuses et la non-transmissibilité des caractères acquis.
Outre le sexe reproductif, l’évolution du vivant impose une autre condition : la mort. La condition du vivant ? Autodestruction naturelle, programmée génétiquement, de cent milliards de cellules par jour. Sans mort, pas de vie. L’humus et les cendres sont l’avenir de l’homme.
Dans les êtres pluricellulaires, affirme Freud dans Le problème économique du masochisme (1924), la libido rencontre la pulsion de mort ou de destruction qui domine chez eux, et qui tend à désintégrer cet organisme cellulaire et à conduire chaque organisme élémentaire (chaque cellule) à l’état de stabilité anorganique. Elle a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et elle s’en débarrasse en la dérivant en grande partie vers l’extérieur, en la dirigeant contre les objets du monde extérieur.
En 1930, dans Malaise dans la civilisation : « Je ne comprends plus que nous puissions rester aveugles à l’ubiquité de l’agression et de la destruction non-érotisées et négliger la place qu’elles méritent dans l’interprétation des phénomènes de la vie. » La haine, la cruauté, précèdent l’amour et se logent dans notre corps. Positions originaires qui persistent toute la vie. Jean Nadal : « Après avoir bouleversé l’ordre psychiatrique et des « bien-pensants » avec sa théorie de la sexualité, Freud accomplit une deuxième révolution éthique, philosophique et scientifique en rayant d’un trait la grande illusion de la bonté humaine[1]. » Il est facile à l’homme de considérer les autres comme non-humains.
Darwin, après L’origine des espèces, publie en 1872 L’expression des émotions chez l’homme et les animaux : les humains sont des mammifères comme les autres. Chaque parcelle de notre être est à peu près la même que celle d’un organisme primitif né il y a 3,8 milliards d’années. Georges Chapoutier : « Si Kant n’est pas un chimpanzé, il conserve en lui comme tout homme une bonne dose de chimpanzéité[2]. » Descartes : l’animal manque d’entendement. Il serait incapable de se mettre à la place de l’autre. N’ayant pas le sens de l’abstraction il ne peut être considéré comme responsable. Ce n’est pas un être d’éthique (Luc Ferry). Il ne construit pas d’hypothèses. Chez les primates, il existe une hiérarchie sociale, une reconnaissance de la différence des autres mais limitée à trente, cinquante individus.
La singularité du langage oral humain par rapport aux autres vivants est liée à la mutation hasardeuse du gène Fox P2, morceau d’ADN localisé sur le bras long du chromosome 7 qui code une protéine constituée de 715 acides aminés. Ceci, il y a 100 000 ‒ 200 000 ans. La protéine Fox P2 a été découverte en 1998 par Anthony Monaco. L’intelligence humaine dispose désormais de 26 lettres constituant l’alphabet et de 36 phonèmes d’où une capacité combinatoire qui donne forme à des milliers de mots. Le lexique des chiens peut atteindre des centaines de mots mais il leur manque la syntaxe. On n’a jamais pu montrer que les animaux étaient capables d’utiliser l’ordre des mots en les combinant différemment pour en modifier le sens. Au mieux ils disposent d’un sac de mots.
À la fin de sa vie, Freud, dans le post-scriptum de La question de l’analyse laïque, jugeait que l’étude des lois de l’évolution devait s’intégrer dans le cursus de la formation des analystes.
Il existe des contraintes extérieures dictées par l’anatomie, Hublin : « Notre bassin est adapté à la station bipède, à la marche et même à la course. Le mode de parturition – avec rotation du nouveau-né – que l’on observe chez l’homme moderne semble le résultat du meilleur compromis possible entre taille du cerveau, contrainte locomotrice et adaptation bioclimatique. Ces problèmes énergétiques et anatomiques ont été résolus par la sélection naturelle en limitant la taille du cerveau à la naissance et en reportant une grande partie de sa croissance[3]. » Quelle est la situation du mammifère humain nouveau-né ? C’est un état qualifié de détresse par Freud, état de tension extrême. Il écrit, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) à propos du sujet humain : « Son existence intra-utérine semble relativement raccourcie en comparaison de celle de la plupart des animaux, il est moins achevé que ceux-ci lorsqu’il est jeté dans le monde. De ce fait, l’influence du monde extérieur est renforcée, la différenciation précoce du moi avec le ça est nécessaire, l’importance des dangers du monde extérieur est majorée et l’objet, seul capable de le protéger contre ces dangers et de remplacer la vie intra-utérine, voit sa valeur énormément accrue. Ce facteur biologique établit donc les situations de danger et crée le besoin d’être aimé, qui n’abandonnera jamais l’homme[4]. » L’amour est un outil au service du besoin de sécurité, autrefois assuré par la vie intra-utérine, rendant impossible la vie monadique narcissique fermée. Persiste l’image, le fantasme d’un habitat premier qui sécurise et console, la nostalgie d’un paradis perdu, d’un âge d’or oublié, d’une réserve originaire, d’un amour fusionnel total, parfait. L’animal humain doit affronter le Weltschmerz, irréductible à un mal du siècle. Il s’agit de la douleur du monde, de la douleur d’exister. Sloterdijk : la vie fait mal, traduction de l’inéquation entre l’homme et le monde. L’homme fabrique une couveuse, un utérus artificiel qui le sécurise. Les grands systèmes philosophiques, politiques, religieux, les croyances, les systèmes d’opinion, l’art, les toxiques, l’érotisme, la violence, le crime ne sont que des expressions de ce Weltschmerz, monde où s’ébrouent la pulsion de mort, la violence non érotisée, la cruauté. Castoriadis ne dit pas autre chose, l’homme est en « esclavage complet face à la nature sous toutes ses formes[5]. » La vérité, disait Nietzsche, est le genre de mensonge sans lequel l’être humain est incapable d’exister. L’homme devient Homme, certes en tant qu’il parle, mais aussi parce qu’il élabore des techniques qui le dénaturent, le désanimalisent.
Sloterdijk dans sa célèbre conférence d’Elmau du 17/07/1999, Règles pour le parc humain : l’outil et la machine répondent aux besoins de l’utérus artificiel. La vérité de l’homme réside dans cette technique qui serait désormais le lieu de l’inconscient. La rhétorique, la métaphore n’ont pour fonction que d’assimiler l’inconnu au commun, au domestique afin de construire une maison habitable. Il nous est nécessaire de penser « l’écologie cachée de la douleur du monde. » Rien à espérer, selon lui, du côté des mélioristes, des constructivistes sociaux et culturels, des gélificateurs philosophiques et sociologiques qui ne jurent que par le langage et ladite efficacité symbolique. L’antibiologisme serait le dernier soupir de la belle âme.
Conséquences de la prématurité, de la dépendance originaire du sujet humain : si le sujet ne réussit pas à lier la pulsion de mort originaire, endogène, à l’intriquer, il fait appel à l’objet extérieur, la mère et à son prolongement : l’environnement maternel, dans sa recherche de sécurité. Construction nécessaire d’une cavité psychique individuelle qui nous fait distinguer intérieur et extérieur.
Freud (1940) : « La mère ne se contente pas de nourrir, elle soigne l’enfant et éveille en lui maintes autres sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins qu’elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice[6]. » Didier Anzieu : « Le Moi-peau comme représentation psychique émerge des jeux entre le corps de la mère et le corps de l’enfant ainsi que des réponses apportées par la mère aux sensations et émotions du bébé[7]. »
La représentation, le concept, la culture nous émancipent de notre dépendance originaire. Prématurité, confrontations à la douleur d’exister, à la violence primaire surmontées. Autonomie à conquérir. Nos expériences sensori-motrices nous permettent de nous illusionner sur un possible auto-engendrement de la psyché par et sur elle-même, issue des éprouvés chimiques, électriques, de plaisir, de déplaisir, de souffrance, par sa rencontre avec les corps, la motricité et les objets non encore objectalisés par elle. Les représentations pictographiques forment un fond enfoui, non travaillé par le refoulement secondaire. Elles ne sont pas sujettes à des fantasmes qui exigent l’autre séparé.
- Rosolato[8] conçoit ainsi ce qu’il nomme les signifiants de démarcation comme les traits qui composent toute représentation, mentale ou objective, distincte du langage verbal, qu’elle soit visuelle ou auditive, olfactive ou de contact gustatif ou cutané, mais aussi relative à toutes les sensations intero et proprioceptives, à la motricité. Les images mentales sont des « traits de configuration perceptive ». Le langage est une addition de ces signifiants de démarcation et des signifiants digitaux, numériques, linguistiques. Rosolato s’accorde au concept de pictogramme, cette écriture rupestre défendue par Piera Aulagnier, antérieure au langage.
Il convient aussi, dit Freud, de s’intéresser, du coup, à ce que l’on nomme l’état affectif associé à la représentation refoulée qui pervertit le joli jeu des dés-signifiants.
Mais qu’est-ce qu’un état affectif ? Quelque chose de très compliqué, affirme Freud dans Introduction à la psychanalyse (1916-1917). Cela comprend « certaines sensations comme les sensations directes de plaisir et de déplaisir [liés à la satisfaction ou non des besoins] qui impriment à l’état affectif ce qu’on appelle le ton fondamental[9]. » Ce ton fondamental freudien correspond à ce qu’en psychiatrie on appelle l’humeur. Et il nous faut évoquer un mouvement diachronique : l’investissement par l’environnement maternel précède la perception. Avant la perception totale de l’objet, la chose, et son hallucination sous forme d’un objet qui, intériorisé, devient partiel – l’hallucination de désir –, qu’en est-il de la perception de ce que l’on n’ose appeler préobjet ?
Avec Alain Gibeault nous constatons que :
– la distinction entre sensation et perception prend toute son importance quand nous considérons la représentation de chose, puisque la « chose » se présente d’abord passivement par l’intermédiaire de l’affect, de la sensation et ne pourra jamais donc être totalement figurable ni totalement dite dans un discours adéquat[10].
Le pathique est une dimension sous-estimée par la théorie du signe absence (Jean-François Rey[11]). Erwin Straus[12] dans Du sens des sens distingue le moment pathique, l’expérience vécue, qui précède le moment gnosique. Selon Weizsäcker, le pathique surgit au travers de la souffrance de la chair. L’artisan psychiste (Tosquelles) jauge de la présence de l’autre, de son style, de la vivance, dans l’immédiat, : il n’y a pas à réfléchir.
La persistance de l’hypnose pose problème comme la fascination, l’influence, l’extase, le charisme, le charme, la séduction. Il est possible d’analyser dans tous les sens les contenus de la croyance sans expliquer en quoi que ce soit le croire.
La psychanalyse structuraliste, adossée au travail de Lévi-Strauss ne peut concevoir le vivant que mortifié, revendiquant une efficacité symbolique liée au déploiement du seul langage. Le modèle, c’est la linguistique structurale. Les lois du code linguistique présentent, selon Lévi-Strauss, un degré de rigueur entièrement comparable aux lois mathématiques de corrélation qu’on rencontre dans les sciences exactes et naturelles.
Lacan juge que « la parole est d’abord cet objet d’échange avec lequel on se reconnaît[13]. » La parole remplit les rôles imputés au symbole en tant qu’outil de reconnaissance, de mot de passe. Lacan : « La fonction symbolique n’a absolument rien à faire avec une formation para-animale, une totalité qui ferait de l’ensemble de l’humanité une espèce de grand animal car en fin de compte c’est ça l’inconscient collectif[14]. » Il faut plutôt, dit-il, réhabiliter le mécanisme. La machine serait plus libre que l’animal qui est une machine bloquée par le monde extérieur et le générique. Le symbolique se réduit à des codes informatiques, cybernétiques. Le signifiant est devenu un caractère d’imprimerie.
Mais dans les années soixante-dix, Lacan ne peut que reconvoquer l’image corporelle : « Ce signifiant [le phallus] est aussi choisi comme le plus saillant de ce qu’on peut attraper dans le réel de la copulation sexuelle. On peut dire ainsi qu’il est par sa turgidité l’image du flux vital en tant qu’il passe dans la génération[15]. » La biologie corporelle colle aux doigts comme le scotch aux doigts du capitaine Haddock. Alfredo Zenoni[16], enseignant à Bruxelles, membre de la Cause freudienne, auteur de Le corps de l’être parlant : de l’évolutionnisme à la psychanalyse, affirme de manière péremptoire : la paléontologie se construit actuellement en dehors des théories darwiniennes (p. 14.). Il n’est pas possible de rencontrer du préhumain. Il n’y a pas de continuité entre l’animal et l’homme mais rupture totale. Une science nouvelle est née, celle proposée par la clinique psychanalytique, lacanienne, science du « corps qui est homogène au symbole »
Question posée par Chomsky : comment se fait-il que l’enfant plongé dans une communauté linguistique donnée, confronté à un nombre limité de stimuli réussit pourtant, en un temps très court, à intérioriser la grammaire, la syntaxe de sa langue ? La faculté d’acquisition du langage fait banalement partie de la nature humaine. L’être humain langagier appartient au hasardeux monde biologique, organique. Le cerveau n’a choisi, conséquence de la mutation Fox P2, le savoir langagier que dans un but purement adaptatif.
Freud lui-même est récusé. Roland Gori : « En matière de causalité, Freud adopte une attitude ponce-pilatique, n’hésitant pas à se démettre au profit de la biologie pour éclairer les points obscurs de l’étiologie des névroses[17]. » Le corps ne serait donc qu’une souillure, un déchet qui nous mammiférise, qu’il nous faut nier, dénier si nous ne voulons pas être prisonniers de la nature. Le désir n’est qu’une grammaire de l’inconscient, le sexuel une passion du signifiant. La biologie ne serait pas une science mais un mythe à déconstruire. L’organique, voilà l’ennemi ! Merleau-Ponty : la logique mécaniste trouve sa limite dans l’érotisme car l’expérience sexuelle serait une épreuve de la condition humaine dans ses moments les plus généraux d’autonomie et de dépendance. Le corps devient ce que l’autre ressent de moi.
Pourtant les objets mathématiques eux-mêmes ne sauraient être extérieurs à ce cerveau qui subit, lui aussi, les lois de l’évolution et de ses mutations hasardeuses. Poincaré (1854-1912) estimait que le fondement de la cognitivité résidait dans le corps, dans ses mouvements, dans la perception, dans le fonctionnement du cerveau en action. L’homme n’est pas une mécanique qui parle mais une biologie vivante qui pratique la parlerie. François Jacob : « La linguistique étudie les messages transmis d’un émetteur à un récepteur. En biologie rien de tel, ni émetteur, ni transmetteur. Le fameux message de l’hérédité transmis d’une génération à l’autre, personne ne l’a jamais écrit. Personne non plus ne reçoit ce message. Fabrication d’êtres compliqués à partir d’êtres simples, c’est du bricolage, des bizarreries, des étrangetés. L’évolution installe des moteurs à réaction sur de vieilles charrettes. Rien d’étonnant qu’il arrive des accidents[18] ». Mais en France, parmi nous, ne persiste-t-il pas la croyance en un évolutionnisme laïc, sécularisé, de progrès, qui refuse le hasard : Big Bang, un être aquatique sommaire sort de l’eau, le poisson devient reptile puis dinosaure bientôt abattu par un météorite, un singe se lève, devient bipède, regarde le ciel, manie l’outil, joue collectif, s’interroge sur la mort, invente la civilisation, le Droit et l’Histoire afin de pacifier la sauvagerie ? L’échelle des êtres n’est qu’un mythe.
Il ne saurait y avoir d’expression pure du génome. Il est porteur de potentialités adaptatives que les milieux physiques et sociaux encouragent à s’exprimer ou à réprimer. Telle est l’épigénèse. Et plus il existe de la complexité, plus les potentialités sont nombreuses, ce qui permet l’apprentissage et ouvre le champ de la culture.
Lévi-Strauss veut comprendre les ressorts de l’univers symbolique : « L’émergence de la culture restera pour l’homme un mystère tant qu’il ne parviendra pas à déterminer, au niveau biologique, les modifications de structure et de fonctionnement du cerveau[19]. »
Derrida, dans son livre L’animal que donc je suis[20], commente Heidegger qui recherche l’essence de l’humanité de l’homme et l’essence de l’animalité de l’animal. Pour cela, question qui lui donne le vertige, il faudrait, dit-il, que la clarté soit faite sur la nature vivante du vivant, à priori caractérisé par la « possibilité de mourir ». Heidegger affirme que l’animal ne meurt pas, il crève, il est privé, il est pauvre, il éprouve la privation du monde – mais, note-t-il, il ne faut pas en déduire une hiérarchie entre l’humain et l’animal. À d’autres moments, embarrassé, il écrit que l’animal meurt aussi. L’animal vivrait mais le Dasein humain est un existant. D’où la question de Derrida sur l’animalité du Dasein. Question écartée, in fine, par Heidegger. Réponse différente de Nietzsche : tout est pris dans un mouvement qu’on appellera ici du vivant, de la vie et de ce point de vue, quelle que soit la différence entre les animaux, cela reste un rapport « animal ». Et Derrida conclut son livre : « Voilà ! Cela suppose une réinterprétation radicale du vivant, naturellement, mais non pas en termes d’ »essence du vivant », d’ »essence de l’animal ». C’est la question… L’enjeu, naturellement, je ne le cache pas, est tellement radical qu’il y va de la « différence ontologique », de la « question de l’être », de toute l’armature du discours heideggérien[21]. » Pas moins !
IL nous faut, aussi, évoquer d’autres idéologies, passées ou actuelles, qui ont conduit ou conduisent à la mise à l’écart du corps, à son mépris voire à son annulation. Le noyau dur de l’humain serait hors-corps. Dans une définition du je, le corps est inutile. Ceci, depuis les religieux hésychastes jusqu’aux tenants des modernes théories du genre, du Queer, du Woke ou des post-humanistes.
Le corps et son habitabilité est aujourd’hui un enjeu philosophique, politique. Dans le pur monde des idées, le corps biologique est au mieux un gêneur, seul l’Esprit… Levinas : le visage est ce qui donne accès à l’autre. Notre corps n’est-il pas l’une des évidences de notre existence ? L’incarnation est nettement marquée du côté féminin : cycles menstruels, grossesses… Le corps mortifère peut être considéré comme de la viande inutile destinée au vieillissement, à la mort.
Platon et les stoïciens avaient imposé bien avant le christianisme primitif l’hyperspiritualisme : l’homme est misérable, le corps est une prison, seul compte l’Esprit. Mais l’homme a chuté dans le sensible. Dans l’Eden chrétien premier, régnaient des hommes-anges sans sexualité, des âmes vouées à la pure contemplation, non soumis au travail insidieux de Satan qui animalise l’homme, le réduit à l’état de matière. Quel intérêt de vivre dans ce monde, dans cette vallée de larmes alors que le bonheur n’est possible qu’après la mort ? Les plaisirs terrestres de toute nature sont donc à repousser. Tel est le Contemptus Mundi, le mépris du monde. Silène : « Le meilleur sort est de ne pas naître, et le second après celui-ci est de mourir dès sa naissance. » Tout est caducité, vanité. Et c’est par l’Imitation de Jésus-Christ, de Thomas a Kempis que le mépris du monde s’est popularisé. Les gnostiques, contre la Raison, veulent accéder au Salut par l’intuition, par une révélation intérieure des mystères humains.
Le plus petit commun dénominateur (PPCD) de l’humanité ce serait la biologie du corps, mesure minimale d’une habitabilité possible. Mais les pensées queer, woke, visent aussi à démanteler ces positions. Stoller (1925-1992), psychiatre, psychanalyste à Los Angeles, élabore le concept d’identité de genre qui concourt à notre sentiment d’existence. Il s’agit d’un mélange de masculinité et de féminité qui dépend certes du sexe naturel : chromosomes, organes sexuels externes, hormones et autres mais aussi et surtout de l’assignation, par les parents, de leur enfant à tel genre sexuel : homme, femme, hermaphrodite… Le genre serait donc la manière subjective dont la psyché incorpore le sexuel. Il pourrait exister une divergence entre l’anatomie, la physiologie sexuelle et la conviction d’habiter un autre sexe, différent de celui donné par la nature ou par l’assignation parentale. Contrairement à l’assertion freudienne, le destin ne saurait être lié uniquement à l’anatomie.
John Money (1921-2006), psychologue béhavioriste, sépare dès 1955 le genre du sexe. Le genre n’est que le résultat d’un conditionnement social. Il suit l’enseignement de J. B. Watson : la culture est plus importante que la nature : donnez-moi une douzaine d’enfants sains, bien constitués et l’espèce de monde qu’il me faut pour les élever et je m’engage, en les prenant au hasard, à les former de manière à en faire un spécialiste de mon choix, médecin, commerçant, juriste et même mendiant ou voleur, indépendamment de leurs talents, penchants, tendances, aptitudes, ainsi que de la profession et de la race de leurs ancêtres. Le sexe anatomique est une chose mais le genre lié à l’apprentissage social en est une autre. Le monopole hétérosexuel doit faire place aux libres expressions identitaires, à la transidentité : ni homme, ni femme, ni masculin, ni féminin, mais « n sexes » (Deleuze, Guattari). Le transsexualisme, selon les désirs du sujet, se traite « naturellement », médicalement et chirurgicalement. Sentiment de malaise, d’être né dans un nouveau corps, il n’est qu’une simple dysphorie de genre. Le transsexuel devient le militant d’avant-garde qui a réussi la réappropriation de son corps, il peut désormais y habiter sereinement.
Judith Butler[22] n’interroge pas seulement les conséquences du dualisme sexuel ou de genre mais la bicatégorisation sexuelle en soi. La fétichisation sociale de la différence anatomique des sexes lui paraît exorbitante. D’autant plus que des données physiologiques concernant le sexuel féminin sur lesquelles s’appuie Freud sont fausses. L’émancipation humaine ne serait atteinte que lorsque nous serions radicalement libérés de notre corps et de ses limitations sexuelles. Le sexe et le genre sexuel qui participent de l’identité doivent être dissociés. Il est possible d’affirmer à tous, adultes et enfants : ton genre, c’est toi qui en décides. Le Mal, ce serait donc le corps qui impose la différence des sexes, qui humilie les femmes, les minorités qui ploient sous le joug de la domination patriarcale, du virilisme masculin. Nécessité absolue de dépathologiser le transsexualisme, de faire disparaitre le concept réactionnaire d’hystérie, ce qui est réalisé dans le DSM III de 1980, qui enferme les femmes dans un corps toujours en crise, en proie à des fantasmes, à l’origine de réminiscences dont on douterait toujours de leur vérité. D’où l’importance de la prise de parole subjective qui doit toujours être crue. D’abord déconstruire pour reconstruire. L’hétérosexuel se doit de vérifier ses privilèges.
À chacun d’habiter son sexe et son genre, comme il l’entend, nos consciences construisent un monde qui nous est vraiment adéquat. L’individu n’est pas totalement déterminé, il peut agir. Il peut varier ses plaisirs. Tout est instable, fluidité du genre. Recours libre aux drogues, à toutes les techniques. Il n’y a plus de femmes enceintes, mais des personnes enceintes, plus de mères qui allaitent mais des parents qui nourrissent au thorax, des femmes avec pénis, des hommes avec vulve. Il faut reconstruire le système juridique : une simple déclaration sur registre permet de changer le prénom et le genre : masculin, féminin, neutre, non binaire. Rien n’interdit de se considérer de genre masculin le matin avec prénom adapté et de genre féminin le soir avec nouveau changement de prénom. Importance d’autrui qui doit reconnaître ces faits si cet autrui ne veut pas offenser qui que ce soit. La transition médicale est possible mais nullement indispensable. Les toilettes, les douches pour femmes se doivent d’accepter les trans qui se déclarent femmes, dotées de ce qu’on appelle ladydick, bite de femme. Honte aux lesbiennes transphobes qui les refusent, donc racistes. Les sports féminins, s’ils ne veulent pas, là aussi, être accusés de transphobie, doivent accepter les transfemmes.
Le post-humanisme
Aujourd’hui nous assistons à la technologisation généralisée du corps et de la société, ce que Georges Balandier a nommé, en 1980, la Grande Transformation. Le rapport NBIC de Rocco et Bainbridge, publié aux USA en 2002, avait promis la transformation de notre corps (NBIC pour Nanotechnologies, Biotechnologies, sciences de l’Information, sciences Cognitives). L’extension artificielle du cerveau est nécessaire afin non seulement de le réparer mais d’augmenter ses capacités, de réguler ses affects, d’obtenir, selon l’expression de Dagognet, « un accroissement de l’être ». Un nouveau modèle social technologique lié à l’ordinateur s’impose. L’âge d’or est annoncé. Musso : « Cet homme nouveau disposera d’une intelligence supérieure, d’une mémoire et d’une concentration fortifiées[23] ».
L’homme qui accepte la dépendance à son corps, n’est qu’un dinosaure. Deleuze et Guattari envisagent un corps sans organe, usine qui produit du désir. Le virtuel, selon Alain Milon[24], aboutit à construire un réel aussi réel que le vivant. Le corps sera désormais fluide, digitalisé. Le virtuel est porteur d’une puissance d’autocréation qui modifie le régime des échanges interindividuels, les renouvelle, voire les supprime. La technophobie primaire est aussi ridicule que l’antibiologisme primaire.
Huxley, biologiste, en 1950, fit surgir le concept de transhumanisme qui impose comme perspective l’éradication de la maladie et de la mort, traitée comme un problème curable, alors que le posthumaniste attend la fin de l’espèce humaine et la naissance de la Singularité qui succèdera à l’humanité disparue. L’homme banal a entamé son propre procès : l’histoire, la finitude du corps, la mort le condamnent désormais. Traitement réussi de la contingence de l’existence. Le temps futur de l’hybridation de la machine et du vivant échappera à notre compréhension rationnelle. L’homme vivra dans un monde où notre bien-être sera administré par des machines qui auto-apprennent, leur langage devenant le nôtre, de plus en plus naturel (ChatGPT). Le rêve proposé par le métaverse c’est d’habiter un monde sans le chaos des choses, ayant supprimé le côté physique de la vie, la pauvreté, l’ennui, la tristesse, et ce pour tous ; communisme réalisé ? Qui sait, selon ces théories, si l’homme biologique ne serait pas un simple chaînon dans l’Evolution précédant le monde des Esprits dans lequel les hommes, échappant à la mort, auraient téléchargé leurs consciences ? Depuis 2008, il existe une Université de la Singularité en Californie.
Nous pourrions conclure par cette remarque mélancolique de Robert Fossaert, économiste, cité par B. Lahire, sociologue : « Aimez-vous Marx ? » « Au fond de cette question saugrenue gisent les principales difficultés que la théorie sociale doit vaincre. Pour un physicien, la question ne se pose jamais d’aimer ou non Einstein, il fait usage de ses équations, les corrige autant que besoin et tout est dit. Mais dans l’ordre social on n’en est pas là, loin s’en faut. Les tout premiers rudiments, dont nous sommes, pour une bonne part, redevables à Marx, n’autorisent encore pas une objectivité de ce genre : il nous faudra comprendre pourquoi la théorie sociale est à ce point rudimentaire, pourquoi et comment elle est aussi inextricablement mêlée à l’histoire qui se fait[25]. » Lacan, tout à sa tentative faustienne de formaliser, de logiciser l’inconscient ne peut que désirer y échapper : « Cette chose que je déteste pour les meilleures raisons, c’est-à-dire l’Histoire. L’Histoire est précisément faite pour nous donner l’idée qu’elle a un sens quelconque[26]. » Jugement sévère de Lévi-Strauss : les sciences humaines ne sont pas des sciences du tout. « La trop grande personnalisation des savoirs en sciences sociales et ses effets rend difficile l’objectivité des connaissances ainsi produites[27] ». L’amour et le croire sont des pièges pour la science. Ce ne sont pas Caroline Eliacheff et Céline Masso[28] qui me démentiront. D’où la question : vaut-il mieux penser chaud, dans l’air du temps, et vivre sensuellement froid ou penser froid et vivre sensuellement chaud ?
[1] Nadal Jean. L’Eveil du rêve. Psychanalyse des sources inconscientes de la violence. Paris : Anthropos ; 1985, p. 273.
[2] Chapoutier Georges. Kant et le chimpanzé. Paris : Belin ; 2009.
[3] Hublin Jean-Jacques. Biologie de la culture. Paris : Collège de France, Fayard ; 2017, p. 39-40.
[4] Freud Sigmund. Inhibition, symptôme et angoisse. Paris : PUF ; 1971, p. 82-83.
[5] Castoriadis Cornelius. « Science, psychanalyse et philosophie. » Histoire et création. Paris : Le Seuil ; 2009, p. 96.
[6] Freud Sigmund. « Un exemple de travail psychanalytique. » Abrégé de psychanalyse. Paris : PUF ; 1975.
[7] Anzieu Didier. Le Moi-Peau. Paris : Dunod ; 1985, p. 100.
[8] Rosolato Guy. « Comment s’isolent les signifiants de démarcation. » Topique, Penser l’originaire. Paris : Dunod, 1992 ; n°49, p. 65.
[9] Freud Sigmund. « L’angoisse. » Introduction à la psychanalyse. Paris : Petite Bibliothèque Payot ; 1985, p. 373.
[10] Gibeault Alain. « Pulsion et langage. » « Excitation représentation de mots et de choses. » II. Les Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie. Paris : Association de santé mentale du 13ème Arrondissement de Paris, 1983 ; n°7, p. 142.
[11] Rey Jean-François. « Note sur un concept sous-estimé, le pathique. » LNA#59, cycle raison, folie, déraisons//culture.univ-lille1-fr ; 2012.
[12] Straus Erwin. Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Grenoble : Millon ; 2000.
[13] Lacan Jacques. Le séminaire, livre II. Paris : Le Seuil ; 1978, page 63.
[14] Lacan Jacques. Ibid. p. 43.
[15] Lacan Jacques. « La signification du phallus. » Les Ecrits. Paris : Le Seuil ; 1958, page 685-695.
[16] Zenoni Alfredo. Le corps de l’être parlant : de l’évolutionnisme à la psychanalyse. Bruxelles : De Boeck Université ; 1991.
[17] Gori Roland. « La question de la causalité, Popper, la science et la psychanalyse. » Cliniques méditerranéennes. Toulouse : Erès, 1994 ; n°41-42, p. 39.
[18] Jacob François. Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant. Paris : Fayard ; 1981.
[19] Lévi-Strauss Claude. « Leçon inaugurale au Collège de France. » Anthologie structurale deux. Paris : Plon ; 1973, p. 24.
[20] Derrida Jacques. L’animal que donc je suis. Paris : Galilée ; 2006.
[21] Derrida Jacques. Ibid. p. 219.
[22] Butler Judith. Défaire le genre. Paris : Editions Amsterdam ; 2006.
[23] Musso Pierre. « Le technocorps, symbole de la société technicienne. » Technocorps, sous la direction de B. Munier. Paris : Éditions François Bourin ; 2013, p. 139.
[24] Milon Alain. La réalité virtuelle avec ou sans corps. Paris : Autrement ; 2005.
[25] Lahire Bernard. « Aimez-vous Bourdieu ? » Paris : L’Obs. 27/01/2022 ; n°2988, p. 65.
[26] Lacan Jacques. « L’amour et le signifiant. » Le Séminaire XX. Paris : Le Seuil ; 1975, p. 45.
[27] Lahire Bernard. Ibid. p. 65.
[28] Eliacheff Caroline, Masson Céline. La fabrique de l’enfant transgenre. Paris : Editions de l’Observatoire ; 2022.