Du signe au mot : les prémices de la narrativité
Les engrammes de la langue

Introduction : Marie-Laure Dimon 

Nous sommes très heureux de recevoir au CIPA, Monsieur Gérard Noir, psychiatre, psychanalyste adhérent à la SPP.

Nous avons fait votre connaissance à travers un de vos articles « L’Onyx : une évidence ! » paru dans l’ouvrage collectif L’origine des représentations-Regards croisés sous la direction de François Sacco et d’Éric Robert.

Vous êtes membre du GRETOREP (groupe français d’étude et de recherche sur les origines des représentations graphiques et symboliques) dont Monsieur François Sacco est le co-fondateur. Ce groupement, fondé en 1980, est constitué de psychanalystes, préhistoriens, ethnologues et d’historiens de l’art, d’iconologues,

Avant de vous suivre dans la plongée d’une expérience sensori-motrice et d’éprouver un choc esthétique face aux peintures rupestres comme tout spectateur qui visite une grotte, je voudrais vous dire quelques mots sur le CIPA.

Nous nous attachons à saisir la mise en action de la condition humaine par l’émotionnel, la sensorialité et le pulsionnel, mais aussi à travers les mythes, les rêves, les analogies et les médiations. En prenant appui sur les corps sensibles, corps propres et, en référence à Piera Aulagnier « nous considérons que l’activité psychique puise ses matériaux dans l’espace somatique auquel la psyché emprunte des éléments hétérogènes ».   Nous tentons ainsi de comprendre, les rencontres « Je/corps/monde » mettant en mouvement nos plus fines perceptions sensorielles et inconscientes qui sous-tendent la subjectivité. Nous situons notre recherche dans et par le trauma de la naissance, mieux encore antérieure à ce trauma, au plus près de la matrice où la castration se produit d’abord avec le matriciel en préalable au langage.

Nous explorons ainsi la psyché singulière dans sa rencontre avec le monde et ses points de jonctions et de disjonctions, à travers la culture, le social et leurs effets d’interactions. Avec l’art pariétal, les créations paléolithiques, ses grottes, dont les parois portent l’écriture des histoires vécues, pensées, rêvées, ritualisées, ouvrant à un monde imaginaire qui nourrit le symbolique et pour nous, source d’inspiration.

L’onyx, une évidence !

Exposé de Gérard Noir*

 

« Dans cette civilisation qui ignore la métallurgie, le sable et les miroirs, les rêves d’igloo sont comme des glaces qui renverraient à ces êtres, enfermés pour huit mois par groupes de vingt, le reflet de ce qu’ils sont. S’il est insupportable en effet de n’être rien, tout change du moment qu’on peut s’en faire une vision : le rien fait image, les aide à devenir quelque chose. »
Didier Anzieu (1976, p. 60-61)

« La peinture vient éclairer le fond vide de l’existence. »
Yannick Haenel : le Caravage

Dans L’interprétation du rêve[2], Freud fait un rapprochement entre l’influence des stimulations somatiques pendant le sommeil sur la formation du rêve et la création artistique.

« Le cas est à peu près semblable à celui d’un mécène apportant à l’artiste une pierre rare, un onyx, pour qu’il en fasse une œuvre d’art. La grosseur de la pierre, sa couleur et sa tachure aident à décider quelle tête ou quelle scène doit y être représentée, tandis qu’avec un matériel homogène et abondant de marbre ou de grès, l’artiste poursuit tout seul l’idée qui prend forme dans son esprit. »

Je me propose de reprendre ce cheminement de pensée en le rapportant aux créations paléolithiques qui se révèlent à nous. Combien de fois l’analogie de l’onyx n’a-t-elle pas été évoquée devant un abdomen de vénus gravide épousant une bosse de la paroi, comme au Roc-aux-Sorciers à Angles-sur-l’Anglin par exemple, ou devant le dos d’un bison suivant la courbure de la roche ?

Un exemple pourrait être retenu à partir de la composition graphique de l’abri orné de la Ségognole, en forêt des Trois-Pignons, à Noisy-sur-Ecole, Seine-et-Marne, composition qui peut être attribuée au Magdalénien. Cette figuration est située à l’intérieur du petit chaos rocheux d’origine gréseuse, dénommé la Ségognole, chaos constitué d’un amas de plusieurs gros rochers. (Fig. 1).

Figure 1 : Abri de la Ségognole 3 à Noisy-sur-Ecole (Seine-et-Marne).

« Les trois fissures centrales sont naturelles et représentent fortuitement un triangle pubien. Seulement deux de ces fissures (Fig. 3 et Fig. 2) ont été partiellement régularisées par les paléolithiques. A l’évidence, cette disposition naturelle a focalisé l’intérêt des graveurs dont la composition est centrée sur elle. La ligne pointillée symbolise le cadrage de la composition entre sol et plafond. Elle est, dans la réalité, représentée par des continuités partielles des sillons de la représentation vulvaire, sous forme de fissures étroites. » Ces commentaires sont de A. Bénard qui nous a transmis l’iconographie comme les descriptions géologiques et topographiques (relevés et clichés de A. Bénard, 2010).

L’accès à cette figuration n’est pas aisé. On doit se hisser jusqu’à une étroite ouverture, laissant juste le passage de la tête et des épaules et découvrir cette composition, le corps à moitié engagé dans cette anfractuosité, éclairée par une lampe torche.


[2] L’interprétation du rêve, OCF tome IV, p 276.


La mise en jeu du corps

Il est important d’évoquer l’engagement corporel, notamment dans son aspect perceptif qu’impliquent les visites des sites, en particulier des grottes ornées. En effet, lorsqu’elles n’ont pas été encore aménagées, nous sommes plongés dans l’obscurité, l’espace se réduit au halo lumineux mouvant de nos lampes, l’acoustique résonne de l’écho d’une goutte d’eau, d’une voix. Ce changement de milieu modifie profondément nos perceptions habituelles. Ce changement de milieu, sans aller jusqu’aux situations de désafférentations sensorielles qui peuvent provoquer des états de confusions, d’hallucinations, n’influe-t-il pas sur notre économie perceptive ? « L’énergie psychique » de notre vie diurne, orientée vers les organes des sens et une perception du monde extérieure, se tourne alors pour une large part vers le pôle endopsychique hallucinatoire. Ces nouvelles conditions favorisent l’émergence des représentations internes, conditions qu’ont dû connaître les hommes du paléolithique. Comme dans la formation du rêve, ces modifications du fonctionnement psychique, induites par le changement de l’environnement perceptif, vont favoriser l’expression de représentations latentes.

Je propose de rapprocher ici cet état de la psyché de la notion de régrédience telle que César et Sarah Botella la définissent : « En adoptant le terme de régrédience, nous voudrions dégager la régression formelle de toute connotation d’archaïsme, de formes primitives d’expressions, de simple complémentarité avec un ordre principal qui serait le progrès… L’activité onirique, exemple princeps de la régrédience, n’est en effet ni régressive ni archaïque, et n’a pas moins de valeur que la pensée diurne ; elle est une autre façon de penser, une « pensée visuelle » (Freud). Nous comprenons la régrédience dans ces termes : elle serait autant un état psychique qu’un mouvement en devenir ; un potentiel de transformation… La manifestation la plus évidente secrétée par l’état de régrédience est le rêve, il est son produit le plus réussi. Sa dynamique est originale, elle fait émerger l’événement qui a constitué le sexuel primordial : le lien de la pulsion à « l’objet perdu de la satisfaction hallucinatoire ». La métaphore la plus proche de la régrédience est celle d’être le métier à tisser de l’appareil psychique où se trament des liens à l’infini. La régrédience tisse le canevas sur lequel le travail de figurabilité brode des formes visibles avec les fils colorés de la sexualité infantile. »

Mais aussi pour Michel Fain, « la régrédience est centripète et introjective, elle est liée à la position pulsionnelle réceptive passive, elle vise sous la poussée de l’hallucinatoire à l’éveil des processus primaires en accompagnement des processus secondaires. Autrement dit, elle tend à la régression formelle du mot à l’image. Mais elle est aussi liée à la régression temporelle : elle se tourne vers le passé. La régrédience est propice à l’introjection pulsionnelle[3] ».

En gardant présente à l’esprit cette notion de régrédience, de fonctionnement mental particulier lors de l’exploration des grottes nous pouvons établir une analogie entre l’espace de la grotte et l’espace du rêve : Le halo lumineux mouvant de nos lampes qui éclaire la paroi, proche on peut le penser de celui fourni par les petites lampes à huile de nos ancêtres, transforme la surface de la paroi en un écran sur lequel viendront se projeter les figurations issues des représentations psychiques en devenir conscient. Faisant un pas de plus, pourrait-on rapprocher cet « écran » de « l’écran du rêve » de Bertram Lewin dans son article de 1946 : « L’écran du rêve, tel que je le définis, est la surface sur laquelle un rêve semble être projeté. C’est l’arrière-fond blanc (comme on dit d’une page blanche) présent dans le rêve, même s’il n’est pas nécessairement vu… l’écran du rêve représenterait donc le sein pendant le sommeil. » Cette analogie entre espace du rêve et espace de la grotte pourrait être poursuivie avec l’exemple de certains rêves rencontrés dans les cures. Dans ces rêves, le patient explore un édifice, un appartement, et y découvre de nouvelles pièces, de nouveaux espaces, mouvement processuel dynamique d’exploration de parties encore inconnues de son Moi. Ce mouvement traduit pour une part l’effet d’une pulsion épistémophilique, pulsion qui s’est exprimée dans l’exploration des grottes, notamment par l’exploration de boyaux quasi inaccessibles, au bout desquels on retrouve une figuration souvent gravée, de très petite taille, contrastant avec les figurations des grandes salles. Citons Gerhard Bosinski à propos de la grotte de Fronsac : « Avant tout, celui qui parvenait à atteindre le fond de la Galerie des Femmes devait s’estimer heureux d’arriver jusqu’au bout (là où nous même n’avons pas réussi à aller !). Il n’y a pas de place pour deux personnes. Il est clair que ces images ne peuvent être représentées et expliquées en direct à d’autres personnes[4]. »


[3] Les notions de modifications de l’économie psychiques dans les grottes et d’écran du rêve ont déjà été abordées dans l’article de Alain Gibeault, Richard Uhl, « Symbolisation et représentation graphique » dans la préhistoire in Psychanalyse et Préhistoire, monographie RFP, sous la direction de Roger Perron, Alain Fine, et François Sacco. PUF, Paris (1994).

[4] Femmes sans tête, Gerhard Bosinski. Editions errance, Paris (2011).


A la recherche du sens : un signe

Revenons à La Ségognole. Dans un premier temps, l’émotion esthétique provoquée par une œuvre, nous replonge au plus près du sensoriel, abolissant transitoirement les notions d’espace et de temps. C’est le retour d’une pensée discursive qui va réintroduire ces catégories plus familières à notre façon habituelle de penser, et permettre de mieux cerner les éléments, qui dans la composition de l’œuvre, ont pu provoquer ce choc émotionnel.

Après l’engagement corporel que nous avons évoqué, Sapiens a eu devant les yeux une paroi avec trois fissures naturelles, des failles, des manques. Dans cette économie psychique particulière, cette perception semble avoir mobilisé des traces possédant la qualité de « préforme ». Une figuration du manque, perçu à travers cette « préforme », n’a-t-elle pas alors convoqué une représentation latente de la perception du manque, permettant à cette représentation pulsionnellement investie, de devenir consciente et objet d’une figuration ?

Associé à la poussée d’une pulsion d’emprise, le mouvement du graveur reprend deux des failles : sous l’effet de l’action, l’ensemble figurera alors à l’évidence le sillon vulvaire et le triangle pubien. L’accident de la paroi devient signe, signe identifiant un sexe.

L’histoire de l’hominisation, sexualité comprise, est indissociable de celle de la cérébralisation. Cette dernière fait des progrès considérables avec la conquête de la station droite qui permet, grâce à la position spécifique des cervicales, un développement de la masse cérébrale sans équivalent dans le monde animal et le développement d’un appareil phonatoire. Pour Jacques André, « le moment clé dans cette évolution, traçant la plus sûre des lignes de démarcation entre l’homme et l’animal est l’apparition du langage articulé et de l’activité symbolique qu’il permet, temps où la sexualité humaine s’est dissociée du rut et de la reproduction, temps où la pulsion et son fantasme se sont substitués à l’instinct ». Pour la plupart des linguistes, le langage est le système de communication propre à l’être humain. Surtout lorsqu’on considère le langage humain comme un assemblage de propriétés : un lexique, une syntaxe, une sémantique et des capacités cognitives.

« L’homme semble être le seul à combiner toutes ces propriétés pour produire un système linguistique complet, mais on retrouve dans le règne animal, de manière certes assez dispersée, beaucoup de ces propriétés indispensables au langage humain. » (Adrien Meguerditchian, Laboratoire de psychologie cognitive, université Aix-Marseille).

« Avant l’apparition du langage, on ne savait que dire ici et maintenant. Après on a su parler du passé, du présent du futur. » (Jean-Marie Hombert professeur linguistique, université Lyon 2).

Pour Cassirer cité par Piera Aulagnier, « l’homme rencontre le langage comme une totalité qui possède en elle-même sa propre essence, ses propres relations soustraites à tout arbitraire individuel », traduisant un extérieur à la mère et à l’enfant.

Mais pour Piera Aulagnier, une autre définition concernant le moment premier de cette rencontre s’impose également : « L’infans rencontre le langage comme une série de fragments sonores, attributs d’un sein qu’il dote d’un pouvoir de parole, le premier apport de sens que l’on doit à ces fragments est sous l’égide absolue et arbitraire de l’économie psychique de l’infans. »


La fonction de représentation

La première fonction demandée à psyché sera de représenter. La clinique contemporaine nous apprend que les états de détresses les plus intenses, accompagnés d’angoisses de néantisation, de la perte du sentiment d’être, peuvent être reliés à un désinvestissement des représentations psychiques, à un état de non-représentation psychique. La figuration, sur quelque support que ce soit, témoigne pour une part, de l’exigence vitale pour l’homme, dès l’origine de l’humanisation, de représenter, de donner un sens, sens que la figuration de la différence des sexes apportera ici. Ce signe serait-il à comprendre seulement comme une figuration du féminin, avec en négatif ce qu’il ne figure pas : le masculin ; mais aussi peut-être comme le signe de l’humain dans les deux sexes, dans une visée identitaire d’espèce et aussi dans une référence à la question des origines ? Ici la « non-figuration », le « négatif » formulent dans le même temps un jugement d’existence porté sur le masculin.

Pour les psychanalystes, l’humain n’est-il pas caractérisé fondamentalement par « le manque à être », dans les deux sexes, depuis la perte de l’objet de la satisfaction hallucinatoire ? Pour Freud, face à la persistance du besoin signant l’échec de la satisfaction par la voie hallucinatoire, l’homme sera toujours en quête de trouver, plus exactement de tenter de re-trouver par le détour dans le monde extérieur un objet vicariant, venant occuper la place de l’objet premier perdu. Cet objet est de nature essentiellement sensorielle, fondement du sentiment d’existence ; objet dont le sujet se sent coupé ; objet halluciné négativement fournissant une structure encadrante pour les représentations psychiques, selon A. Green.

Pour Freud[5], la représentation latente pour devenir consciente, doit associer « une représentation de chose, constituée par l’investissement, sinon des images mnésiques de choses directes, du moins de traces mnésiques plus éloignées et dérivées d’elles, représentation de chose qui sera… surinvestie par la représentation de mot afférente, issue de la perception sensorielle (acoustique)… Ce sont, nous pouvons le présumer, ces surinvestissements qui entraînent une organisation psychique supérieure. » Avec cette organisation psychique supérieure, nous entrons dans le domaine de la pensée consciente caractéristique de l’humain. L’image figurée n’est donc pas une simple duplication de la chose figurée ; produit de la pensée, elle est aussi prise dans le langage.

Pour Freud, dans L’Abrégé de psychanalyse[6] : « Le sein nourricier de sa mère est pour l’enfant le premier objet érotique, l’amour apparaît en s’étayant à la satisfaction du besoin de nourriture. Au début, l’enfant ne différencie certainement pas le sein de son propre corps. C’est parce qu’il s’aperçoit que ce sein lui manque souvent que l’enfant le sépare de son corps, le situe au « dehors » et le considère dès lors comme un « objet », un objet chargé d’une partie de l’investissement narcissique primitif et qui se complète par la suite en devenant la personne maternelle. Celle-ci ne se contente pas de nourrir, elle soigne l’enfant et éveille ainsi en lui maintes autres sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins qu’elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice. Par ces deux sortes de relation, la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable et permanente, et devient pour les deux sexes l’objet du premier et du plus puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses ultérieures. »

Pour Piera Aulagnier, « au moment où la bouche rencontre le sein, elle rencontre et avale une première gorgée du monde. Affect, sens, culture sont coprésents et responsables du goût de ces premières molécules de lait que l’infans prend en soi : l’apport alimentaire est toujours doublé de l’avalement d’un aliment psychique que la mère va interpréter comme avalement d’une offre de sens ». Pour Piera Aulagnier, c’est sur le « vecteur sensoriel » que s’étaye le pulsionnel ; « La perception du besoin lui-même se fraye un accès à la psyché grâce à une représentation qui met en scène l’absence d’un objet sensible, source de plaisir pour l’organe correspondant. » Si elle choisit, comme point de départ de sa construction, l’expérience inaugurale d’un éprouvé de plaisir, c’est en fonction de la place qu’elle accorde à l’activité sensorielle, source originelle d’un plaisir (du goûter, de l’entendre, du voir, du sentir, du toucher) qui est condition et cause de l’investissement d’une activité corporelle que la psyché découvre en son pouvoir. Elle dégagera la notion de pictogramme, comme « mise-en-forme d’un perçu par laquelle se présentent, dans l’originaire, les affects dont il est successivement le siège, image inaugurale de la psyché pour laquelle toute représentation est toujours auto-référente et reste à jamais indicible, ne pouvant répondre à aucune des lois auxquelles doit obéir le dicible ».

L’entrée en fonction du primaire, chez elle, est la conséquence de la reconnaissance qui s’impose à la psyché de la présence d’un autre corps et donc d’un autre espace, séparé du sien propre.

N’oublions pas que pour Freud, « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface. C’est-à-dire :le moi est dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source à la surface du corps. Il peut être considéré comme une projection mentale de la surface du corps, et de plus il représente la surface de l’appareil mental ».

Freud dans construction dans l’analyse avance : « Nous avons dit que l’analyste travaille dans des conditions plus favorables que l’archéologue parce qu’il a aussi à sa disposition un matériel auquel les fouilles n’offrent rien qui corresponde, par exemple, les répétitions de réactions issues des tous premiers temps et tout ce qui, lors de telles répétitions, est mis à jour par le transfert… Tout l’essentiel est conservé, même ce qui paraît complètement oublié subsiste encore de quelque façon et en quelque lieu, mais enseveli, rendu inaccessible à l’individu. On le sait, il est douteux qu’une formation psychique quelconque puisse vraiment subir une destruction totale. C’est une simple question de technique analytique que de savoir si on réussira à faire apparaître entièrement ce qui a été caché… »

L’expérience clinique apporte que l’accès à ces premières traces pourra se réaliser par la voie du rêve.


[5] OCF Tome XIII L’inconscient, p 239.
[6] Abrégé de psychanalyse, PUF, p59.


Un signifiant

A la Ségognole, comment considérer l’association figurative vulve/cheval/« cheval-sans-tête » si l’on prend en compte la temporalité ? Première hypothèse, l’association vulve/cheval/« cheval-sans-tête » aurait déjà été une figuration but pour un artiste, un peu comme trois éléments associés dans un rébus. Deuxième hypothèse versus onyx, la représentation psychique du triangle vulvaire serait première, suivie de sa gravure dans la paroi, la figuration des chevaux venant dans un deuxième temps, consécutive à une association secondaire issue de cette première représentation psychique du triangle.

Nous ne retiendrons que la deuxième hypothèse. A la Ségognole, le triangle semble structurer l’ensemble de la figuration. Le sillon vulvaire apparait comme un axe. Dans un paradoxe, ce qui était faille, manque, vide, sous le silex du graveur, en prenant sens, devient plein, lien, reliure, entre deux espaces circonscrits, le « matériel homogène et abondant de marbre ou de grès » de Freud. Ces surfaces vierges de la paroi, pulsionnellement investies, sont en attente de projections ; sur ces surfaces (comparées à l’écran du rêve) les figurations animales vont se déployer. Le triangle vulvaire, ce signifiant de l’humain, si on lui accorde un temps premier dans ce processus créatif, semble alors avoir eu une fonction originelle : il structure l’espace et détermine une forme à partir de laquelle cet ensemble figuratif va se constituer. Aussi, pourrait-on imaginer qu’ici, métonymie de la femme/mère, ce triangle puisse avoir pris valeur de « signifiant matriciel », de point capiton figuré, de point d’entrée dans le sexuel infantile, origine à partir de laquelle va se déployer la chaîne associative des représentations, porteuses de la double valence image et langage.

Par extension, dans les grands ensembles figuratifs, la chaîne associative, va permettre à travers le processus de figuration associé à l’oralisation des images ou des signes, le développement d’un sens narratif collectif. Véritable source mythopoïétique, en intégrant la dimension culturelle, elles vont assurer l’élaboration et la transmission des fantasmes des origines du groupe, et la narration de la mythologie groupale.

Comment pouvait se faire la « lecture » de la paroi ? Faisons l’hypothèse d’une « lecture » à voix haute, si l’on prend en référence la tradition de civilisations plus tardives, notamment la civilisation grecque où :

« La lecture silencieuse n’est pas répandue et l’écrit continue à être lu à haute voix » (Frontisi-Ducroux,)


Le style

Prenant en compte la forme dans le processus de figuration, ici encore comme dans de nombreux sites, la schématisation réductrice de l’humain, ici le triangle pubien, contraste avec un certain réalisme naturaliste pour figurer le vivant non humain. Cette synecdoque du corps que l’on retrouve sous la forme d’un triangle gravé dans la paroi, ou bien dessiné, voire modelé comme dans l’abri Castanet (Dordogne), accentue la différence et la séparation de l’humain d’avec un vivant familier et très proche, dont la présence était vitale et avec lequel il devait cohabiter d’une façon quasi symbiotique : le monde animal. Aussi ce schématisme stylistique pourrait avoir eu pour fonction, pour une part, de renforcer le sentiment de différence identitaire, de séparation, quand par le jeu des projections et des identifications, le monde animal dans une dimension fantasmatique, servit aussi de support représentatif à l’humain, comme dans les figurations d’êtres composites que sont les thérianthropes dont l’un des plus célèbres est le Sorcier de la grotte des Trois-Frères. S’agissait-il dans/dès l’art paléolithique de représenter l’homme dans le monde, ou bien l’image que se faisait l’homme de lui-même et de sa place dans le monde ?


Le signe et l’espace

L’accès au symbolique implique une triangulation inscrite dans un ordre culturel. Aussi masculin et féminin, en tant que références distinctes, sont présents dès le début de l’humanisation. Que peut représenter, pour un groupe donné dans un temps donné, de mettre l’accent sur le féminin dans ses figurations, notamment à travers la représentation du triangle, la vie, la mort ?

Le triangle pubien est figuré dans nombre de grottes ornées, avec une surreprésentation à l’Aurignacien et au Magdalénien, semble-t-il, contrastant avec le très petit nombre de figurations phalliques. La forme est variable, mais aisément reconnaissable. Comme à la Ségognole, le défaut de la paroi peut être utilisé, illustrant la dialectique perception d’une préforme et représentation latente. Isolé ou associé dans des figurations complexes, sa signification a certainement pris une valeur polysémique, notamment selon sa situation topographique dans la grotte.

Gerhard Bosinski, toujours à propos de Fronsac : « Tout au fond de la galerie des animaux, la paroi prend la forme d’un grand ovale, qui fait sans aucun doute penser à une vulve. Le sommet de cette structure ressemble à un clitoris. Cette vulve se trouve à la jonction des deux parois, donc au centre du dispositif gravé.

Pour lui, « Il y a peu de doute que les représentations de cette petite grotte forment une sorte de tout homogène. Depuis le signe en grille de l’entrée jusqu’aux dessins de la petite salle nous avons donc un circuit, une histoire en images avec des femmes, des animaux et des symboles sexuels (…) Le relief de la grotte fait partie de cette histoire ».

Dans l’exemple de Chauvet, citons Yannick Le Guillou[7]: « Tous les triangles pubiens occupent une position privilégiée, peut-être structurante, dans la construction du ou des dispositifs pariétaux. Ils apportent des indices forts de véritables constructions thématiques, étroitement associées à la topographie de la grotte. »

  
Panneau du Sorcier
Représentation féminine et homme bison avec son membre antérieur terminé par une main.

Dans sa situation isolée, près de l’entrée d’une section spatiale, le triangle peut apparaître comme un signe qui précède et annonce des suites de figurations complexes qui pourraient être interprétées comme suites narratives (fig. 3 et 4).

Figure 3 : Grotte de la Font Bargeix (Dordogne). Relevé Claude Barrière, plan Brigitte et Gilles Delluc (in Bosinski, 2011, p. 168)

  
Figure 3 : Grotte de la Font Bargeix (Dordogne). Relevé Claude Barrière, plan Brigitte et Gilles Delluc (in Bosinski, 2011, p. 168)
  
Figure 4 : Grotte de Gouy (Seine-Maritime). Position des représentations. Relevés de Y. Martin (in Bosinski, 2011, p. 176).

Si l’on accorde une certaine pertinence à l’hypothèse développée à partir de la Ségognole, dans cette situation isolée, on pourrait attribuer comme valeur sémantique au triangle, de figurer ce « signifiant matriciel originaire », ce point capiton, à partir duquel va se déployer secondairement la suite des représentations psychiques, ainsi que leurs traductions figurées, à l’origine du récit mythique.


[7] La grotte Chauvet, Editions du Seuil (citation de Yannick Le Guillou, archéologue p. 171)


Un fantasme

Dans le processus de développement de chacun d’entre nous il est un temps de la naissance à la pensée, de la naissance à soi-même ; un temps de la prise de conscience de l’existence d’un monde extérieur et de sa séparation ontologique d’avec lui. Cette naissance-là est celle de la séparation psychique d’avec l’objet primaire. Cette séparation psychique s’accompagne et se traduit pour une part, par un fantasme de matricide imaginaire, pendant que perdurera la nostalgie de ce temps mythique d’avant, perdu à jamais. A la fin de Totem et Tabou, Freud écrit : « Il ne peut échapper à personne que nous prenons partout pour fondement l’hypothèse d’une psyché de masse dans laquelle les processus animiques s’effectuent comme dans la vie d’âme de l’individu[8]». En se basant sur cette hypothèse freudienne, pourrait-on avancer que le fantasme individuel de matricide, temps incontournable dans la genèse de la capacité à penser, a été intégré au niveau de la psyché groupale dès l’origine ? Aujourd’hui, comme hier pour nos ancêtres du paléolithique supérieur, devant le triangle, notre regard ne nous situe-t-il pas dans le monde, séparés, isolés et condamnés pour toujours à l’extérieur, nous laissant avec l’énigme de ce que cette entrée nous voile, le dedans, l’origine ?

Une autre préforme semble agir en synergie avec la topographie des figurations : la configuration spatiale des zones choisies dans les grottes ornées pour ces « récits ». « Les artistes préhistoriques semblent avoir sélectionné pour leurs représentations féminines, les entrées étroites ou les grottes les plus grandes avec des secteurs isolés. Ainsi le plus souvent des espaces reculés, sombres et difficiles d’accès semblent avoir été recherché[9]. » . Ces espaces-là offraient-ils, pour des représentations latentes en attente d’expression, concaténées à celle du triangle, la préforme d’un intérieur mystérieux et inquiétant, permettant que se projette sur leurs parois la figuration des fantasmes concernant l’intérieur du corps maternel, le mystère des origines, le mystère de la naissance ?

Ainsi, dans les derniers exemples présentés, l’accent mis sur le féminin à travers cette forme schématique référente du triangle, pourrait traduire la place donnée par ce groupe culturel aux fantasmes liés aux mystères de l’intérieur du corps maternel, aux mystères de la naissance et de l’origine du monde, telle que Courbet l’a représentée. Ces fantasmes sont élaborés et mis en forme à travers le jeu des figurations, porteuses également du langage ainsi que par le jeu de leurs dispositions dans l’espace de la grotte ; cette synergie donnant naissance à une des versions des mythes des origines de cette culture.

En regard d’un choix prévalent de figurations féminines par un groupe, la prévalence de représentations phalliques traduirait quant à elle, pour un autre groupe, l’accent mis sur la triangulation relationnelle, la place symbolique de l’homme dans l’ordre groupal. Ces deux aspects, présents tous les deux dès le début, ne nous paraissent pas exclusifs l’un de l’autre. Le choix de l’un d’eux représenterait, pour une part, la traduction d’une image mythique que se donnerait de lui-même un groupe dans une période donnée. En corollaire, il faudrait être très circonspect quant à vouloir attribuer une valeur évolutive d’allure positiviste à l’hypothèse d’un courant historique qui aurait évolué du maternel à l’affirmation de la loi paternelle dans un orgueil phallique.


[8]Totem et Tabou OCF (Freud, 1911-1913, p. 378).
[9] (Bosinski, 2011, p. 143).


Questions ouvrant le débat

Par Marie-Laure Dimon

Nous vous remercions infiniment de nous avoir permis de faire ce parcours à la fois rigoureux et riche dans un monde qui nous interroge sur l’originaire, mieux encore, de l’avoir fait percevoir comme une rêverie à partir de l’art supérieur paléolithique, en résonance avec les origines des représentations de la vie psychique. Georges Bataille disait à propos de l’art pariétal, c’est « un signe sensible de notre présence dans l’univers ».

Voici donc quelques réflexions que votre texte a suscitées en moi, notamment sur la notion du double.

En posant ce « signifiant matriciel originaire » vous ouvrez le chemin à nombre de représentations originaires. Vous venez aussi nous signifier que l’homme magdalénien, l’homme de Cro-Magnon, il y a 35000 ans environ, avec son cerveau perfectionné maitriserait l’art de la conscience et pratiquerait l’introspection en s’intéressant à ses états d’âme. La capacité d’autoréflexion correspondrait alors à un universel. Aussi l’émergence de l’art paléolithique supérieur constitue un événement considérable dans la construction psyché/culture de l’homme moderne.

Pour la psychanalyse, la capacité autoréflexive fait envisager la notion du double dont la réflexivité est à la base de la constitution de l’intériorité. La réflexivité prend sa source dans une matrice originaire sur lequel homme et femme, frère et sœur se retrouvent dans une égalité ontogénique. La paroi de la grotte, métaphore de la paroi utérine, double primitif pour l’homme et pour la femme ouvre pour chaque sujet sexué sur son irréductible singularité ; l’unique que chacun a été pour soi-même dans le désir de la mère, travaillé par l’expérience d’un féminin portée par une matrice reproductrice de l’espèce et des désirs indomptés de la pulsionnalité.

En partant de la pureté des lignes, des courbes et des traits dans l’art pariétal, nous pouvons poursuivre sur la proximité d’un double de soi-même et de sa violence qui permet d’envisager la créativité (Winnicott), par le développement de la vitalité et de l’apaisement des tensions du côté du plaisir et du sentiment de sécurité. Winnicott soutient l’existence d’un élément féminin pur à la base d’un sentiment d’être. Cet élan vital viendrait d’une identification immédiate et primaire à l’être de la mère, lien au sein (paroi) et à la mère qui est plus qu’elle ne fait. Ce féminin pur porte sur le sentiment d’exister, « l’être », dont le masculin pur, « le faire », viendrait mouvoir le vital dans le sens d’Eros par la masculinité, la féminité, la bisexualité, le sexe biologique… La créativité fait partie de l’existence, c’est un faire issu de l’être, nous pouvons repérer ainsi le travail de l’artiste. Toutefois cette créativité vient révéler en tout un chacun, ce qui est propre à l’expérience du bébé : la capacité de créer le monde.


BIBLIOGRAPHIE

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* Psychanalyste, ancien psychiatre des hôpitaux, membre adhérent de la SPP.