Passé / Présent
Pour conclure ces treize années
Marie-Laure Dimon
Je voudrais remercier mes collègues du Bureau, du CA et l’ensemble des membres du CIPA pour leurs divers investissements dans le collectif et dans les activités, mais aussi pour les discussions théoriques que j’ai eues, tout au long de ces années, avec certains d’entre vous pour préparer notamment nos Rencontres-débat. Les séminaires interdisciplinaires coanimés avec Agnès Antoine et Louis Moreau de Bellaing, les Séminaires Thématiques organisés par Christine Gioja Brunerie et Anne-Marie Leriche ont été pour moi source de plaisir de penser ensemble. Merci aussi à Michel Brouta responsable de la Newsletter et à Serge Raymond qui a fait connaître le CIPA à travers des articles dans diverses revues. Un chaleureux merci encore à Christine Gioja Brunerie qui a eu en charge le côté administratif de l’association, nous avons ensemble partagé une réflexion organisationnelle et institutionnelle pour mener à bien cette tâche, parfois complexe. Christine Gioja Brunerie s’est aussi occupée du site en collaboration avec notre webmaster, Élodie Lambert, ainsi que des publicités avec Carnet Psy et d’autres. Je suis très reconnaissante à Émilie Garcia Ballester de faire vivre les activités du CIPA sur le compte Facebook. Merci à Didier Lochouarn qui, pendant cinq années, a fait l’enregistrement vidéo de nos rencontres-débat et les a mises sur YouTube.
Pour animer notre Collège, je me suis plus intéressée à la forme conceptuelle du collectif et à son imaginaire à la source de nos réalisations le plus souvent en lien avec l’actuel. Nos diverses participations à des séminaires extérieurs ont aussi permis de belles rencontres et d’inviter au CIPA des intervenants de qualité.
Avant de quitter la présidence, je voulais vous transmettre encore une fois les idées, les utopies qui m’ont habitée tout au long de ces années de 2007 à 2020 et qui m’ont permis d’asseoir le fonctionnement de notre Collège dans la continuité des fondateurs, leur rigueur théorique et leur exigence de verticalité.
Jean Nadal a fondé l’identité du CIPA sur l’idée centrale contenue dans la démarche et la conception freudienne que la psychanalyse est une anthropologie, donnant ainsi à la psyché sa pleine dimension dans sa rencontre avec la culture, le social et leurs effets interactifs.
Depuis des années, nous approfondissons dans la continuité des fondateurs, l’anthropologie freudienne au service de l’individualité éclairant aussi ce que le groupe fait subir au sujet. Par exemple, dans Massenpsychologie qui complète Totem et Tabou, Freud fait saisir le sujet non pas en dégageant en lui les premiers temps de la vie individuelle mais les effets du groupe à travers le prisme de l’individuel. Freud en étudiant un processus qui naît en soi-même a instauré ainsi le modèle de la psychanalyse. Il a investi la culture et la civilisation par le sensible et la subjectivité à partir de son expérience personnelle de l’exil, nous a montré aussi que l’individu essaie de trouver dans la culture des moyens de résister aux impulsions de haine ou de pouvoir les transformer, mieux encore les diriger dans un sens plus compatible avec des buts civilisés.
Puis, nous avons fait une extension à la théorie freudienne en établissant à partir du sensible et de la subjectivité des points de contact et des passerelles avec une anthropologie critique qui reconnaît la subjectivité. En étudiant ensuite le dialogue maternel/paternel, masculin/féminin, dedans/dehors et l’un/l’autre aux origines de la vie psychique, nous avons cheminé dans les strates profondes de la psyché singulière et plus particulièrement dans la psyché originaire avec les théoriciens de l’archaïque. Notre recherche sur les liens les plus infimes avec le social à partir du vécu, nous a fait aborder le chaos, l’abîme, le sans-fond à la source de l’invention de soi et de l’invention du monde.
En 1998, la question du politique a été abordée par Jean Nadal chez L’Harmattan dans sa collection Psychanalyse et Civilisations, en éditant le livre N’en parlez à personne, de Helena Besserman Vianna. L’auteure relate la dictature militaire dans les années 1990 au Brésil et la position des psychanalystes dans cette période dont certains ont collaboré avec ce système. La publication de cet ouvrage a provoqué beaucoup de crispations dans le milieu analytique français.
Nous avons aussi souhaité que le politique soit au cœur du Collège car son objet est en lui-même politique. Comme le précise Louis Moreau de Bellaing (sociologue), le politique englobe des repères tels que le permis et le défendu ou encore la reconnaissance sociale réciproque des morales et des éthiques ainsi que le pouvoir, le désir, la volonté et l’auto-détermination individuel(les) et des groupes.
J’ai donc animé le fonctionnement du CIPA en ne le prenant pas comme objet politique mais en tant que sujet politique autonome. Cette posture à tenir est difficile car le Collège avance en mettant en travail son identité – psychanalyse et anthropologie – nourrie par les débats, les rencontres, les séminaires, les réunions et les différentes recherches publiées dans ses ouvrages collectifs. Tous ces éléments occupent la fonction d’intermédiaire, d’espaces tiers : conditions nécessaires pour mettre en tension ces deux disciplines et maintenir du Deux, là où le tiers et l’écart sont ainsi nourris dans leurs soubassements. La métabolisation de tous les éléments informatifs perçus par le monde de la sensorialité et du subjectif sont pour le sujet des emprunts et des étayages pour le en soi mais aussi entre son individualité et le social. Ils seront mis en forme et en sens, faisant vivre ainsi la dynamique imaginaire, réel et symbolique.
La démocratie s’adresse au citoyen qui s’étaye sur son individualité, mieux encore sur son intériorité. Nous nous sommes tournés vers l’étude du soi en nous appuyant sur la théorie de Winnicott : Être et Faire qui sont ces éléments féminin et masculin purs, clivés, nommés ainsi par Winnicott, permettant au nourrisson de construire son intériorité à l’émergence de sa libido et de se reconnaître plus tard comme autre soi-même et objet autre-semblable. De ce lieu paradoxal où chacun est le même de l’autre, naît la conscience d’avoir une identité : Être soi-même, condition de la dialectique entre un imaginaire social et le processus de subjectivation.
Dès 2008, nous nous sommes ouverts à la question du politique en commençant le cycle des Rencontres-débat avec Psychanalyse et politique – Sujet et citoyens incompatibilités ? étudiant la mise en travail du politique dans les institutions psychiatriques et dans la cure analytique. Par le politique, nous amenions la pulsion de mort dans sa dynamique avec Eros : cela a été l’occasion de publier notre premier ouvrage collectif et six autres ouvrages suivront tout au long de ces années.
De 2008 à 2013, les Rencontres-débat, d’abord sur Le besoin de croire avec Julia Kristeva autour de son ouvrage, Thérèse mon amour, et celles qui ont suivi, nous ont permis d’approfondir les thématiques sur l’Empathie, la Fraternité qui ont mis en lumière le féminin et le monde du maternel permettant de saisir, entre autres, la circulation des pouvoirs dans un dialogue masculin/féminin qui contient plus d’égalité et moins de hiérarchie. Avec L’esclavage et l’emprise, nous avons interrogé les corps dans la forme la plus négative qui soit, celle de la désappropriation par l’autre, celui qui domine et massifie les êtres. Nous avons alors envisagé la Masse freudienne et les masses sans leader confrontées à l’émergence de l’homme quelconque et ainsi développé l’idée d’un originaire maternel où seul domine le préhumain avec l’auto-engendrement, le pictogramme, là où le matriciel et son déjà-là précède le père. Les tentations pour les individualités d’y revenir, notamment dans des périodes traumatiques, et le surgissement de ces éléments archaïques, agissent alors contre le moi et le Je.
En 2014 et 2015, avec Les Rencontres-débat sur Le sexuel : ordre et désordres et Le Corps et l’Amour, nous avons observé les corps à partir de leur multiplicité : corps sexué, corps organisme, corps sans organe, mais aussi corps socio-politique du féminisme matérialiste. Les effets de la postmodernité laissent en souffrance des sujets en panne de processus intermédiaires, saturés par un émotionnel sans engagement dans le corporel. Et l’amour, s’ancre-t-il dans le corps ? Quels rapports entretient-il avec sa part d’ombre : passion, mélancolie, nostalgie, refus de la perte ? Les nouvelles formes d’enchantement du monde viennent questionner les figures amoureuses dans un monde virtuel et robotisé.
En 2016 et 2017, nous avons exploré les technosciences, en étudiant Les Algorithmes et la question de l’étranger à travers les traces et le monde pulsionnel. Nous aurions pu nous contenter d’étudier les algorithmes de la machine, mais nous sommes allés chercher ceux du corps humain. Nous avons étudié les concordances entre la seconde théorie des pulsions freudiennes et les découvertes de la biologie moderne touchant au devenir des cellules et par un autre vertex, le corporel et l’archaïque au fondement de l’intersubjectivité à l’origine d’une co-présence. C’était un pari audacieux, un défi, nous y reviendrons dans des prochains écrits.
Comment dans un monde régi par les algorithmes de la machine, pouvons-nous accueillir l’inconnu, l’étranger en soi et dans nos sociétés ? Comment faire face à la complexité des problèmes qui traversent nos sociétés confrontant nos individualités à l’indécidable. Cet éprouvé soulève, parmi bien des peurs, celle de l’indétermination qui porte sur l’origine de l’appartenance, peur liée aux conflits psychiques fondamentaux et violents : amour/haine, vie/mort, et à leur déni. Or le déni est à la fois une constante de la psyché humaine et un processus. Le corpus social n’y échappant pas, il laisse alors émerger ses aspects les plus négatifs : racisme, xénophobie, intégrisme et sexisme. Le monde serait-il en panne de sociabilité et d’idéaux ? Y aurait-il de forts clivages entre le soi et l’étranger qui peuvent aller jusqu’à l’écrasement du sensible ?
En 2018, dans ce contexte de réflexions avec les Rencontres-débat sur Le sensible, nous avons poursuivi la notion des algorithmes du corps. Le sensible comme socle métaphorique de la subjectivité est le médiateur entre les mondes maternel et paternel. Ce socle métaphorique de la subjectivité met en forme l’éclat par l’hallucination puis l’image par le phantasme favorisant ainsi un écart suffisant pour laisser advenir le monde de l’imaginaire lié au symbolique maternel et paternel. Ce « juste bon » du monde maternel et paternel pourra-t-il nous permettre d’avoir moins peur de se confronter au pire, celui des clivages originaires allant jusqu’à vomir le monde ? Il s’agit de saisir ici le mal, dans sa jonction ontologique et anthropologique, qui exclut hommes, femmes et enfants de l’espèce humaine, en les détruisant, en les amenant à l’état proche de l’animalité mais aussi à des représentations de chose. Mais quel humain pourrait-il se représenter lui-même en tant que chose ?
L’exclusion du lien social provoque l’effondrement du sensible, voire sa tentative d’effacement. Le sensible a besoin d’écart dans l’intrapsychique comme dans le social. La circulation du sensible entre le féminin (être/identité) et le masculin (faire/agir) permet alors de ne pas rejeter l’altérité et de s’ouvrir à une humanité sensible commune dont la pensée fonde les pratiques d’émancipation où la dimension de l’étranger, de l’irréductible singularité donne à chacun le goût de l’altérité.
Exclure est donc une tentative de meurtre psychique qui fait toucher aux êtres le chaos de l’originaire et celui des origines de l’humanité. La clinique des états psychotiques et des états limites, des survivants des génocides et des migrants… nous montre l’ampleur de l’atteinte à l’être-en-soi.
En 2019, quoi de mieux que L’Homme planétaire : empathie et/ou barbarie pour clore ce cycle de Rencontres-débat. L’homme planétaire est représenté parfois de façon abstraite en tant qu’homme qui déploie son narcissisme à travers la planète, cette perspective est cependant vite contestée par le surgissement des différences tant singulières que collectives et sociales portées par les habitants de la planète-terre, les peuples et les nations. Faire vivre « le-un-et-les-autres » est la tâche qui incombe à chacun pour ne pas engendrer des incompatibilités féroces déjouant par leurs passions, la castration, la limite qui amènent à appréhender les conflits au sein même de l’archaïque et de sa violence.
Nous avons ainsi orienté notre recherche vers le champ de l’immanence, de l’irréductible et de l’émergence dans ses points de jonction avec le social. L’œuvre de Piera Aulagnier nous a été précieuse, la rencontre bouche/sein, le Je historien et le contrat narcissique mais aussi l’œuvre de C. Castoriadis sur l’imaginaire radical et le déjà-là.
Le somatopsychique porté par l’environnement et le social ouvre ainsi sur la genèse de la condition humaine permettant de l’étudier à partir de certains concepts tels que : les pictogrammes, les schèmes, les divers signifiants, l’étrangéité, l’étrangèreté et le restant… Ces concepts ont été mis en lumière par différentes disciplines : psychanalytique, philosophique, anthropologique, phénoménologique, mais aussi en littérature avec le concept de l’exiliance et avec l’art par des écrivains, des poètes et des peintres. Tous ces différents vertex ont contribué à rendre vivant la psychanalyse et à enrichir notre praxis et mieux encore à saisir les structurations de la psyché avec les énigmes singulières, « l’étrangéité », qui nous lient au collectif et au social. Ce concept porte en lui-même des fragments du social.
Si nous avions à nous situer par rapport à l’œuvre freudienne, nous dirions que nous nous sommes plus intéressés au second Freud, à l’au-delà du principe de plaisir, aux satisfactions et jouissances et au travail du négatif : dénis et clivages qui spécifient certes l’être parlant mais d’abord le Je historien émergeant d’une réalité de la matière, celle de l’embryon, matière entre les espaces corps et psychisme d’où, parfois, notre nécessaire recentrage sur les états limites qui traversent tous les états psychiques.
Nous nous sommes tournés vers une psychanalyse poststructuraliste en travaillant sur les potentialités selon Piera Aulagnier ; en développant l’étude des passions humaines à partir des traces mnésiques freudiennes ; et aussi la chair des mots, selon Julia Kristeva, et les jeux et enjeux d’Eros et de Thanatos.
Mon souci a été de contribuer à maintenir une pensée à la fois spécifique et accueillante aux autres pensées dans la continuité des fondateurs. Mon désir a été que le Collège soit aussi reconnu dans sa spécificité tournée aussi vers l’archaïque, le monde du sensible à la source d’une co-pensée psychanalytique et anthropologique qui contient en elle-même ses limites : limite à l’impétuosité du monde pulsionnel par l’anthropologie et la réalité sociale qu’elle impose, et limite en reconnaissant, en anthropologie, la subjectivité et son côté insurrectionnel qui remet en chantier les certitudes sociales.
Je voudrais remercier tout particulièrement les Membres d’honneur : Ophélia Avron, René Kaës, Edith Lecourt, Daniel Maximin, Charles -Henry Pradelles de Latour, et Janine Puget qui nous ont fait confiance et ont toujours répondu favorablement à nos invitations pour intervenir dans nos diverses activités, nous donnant ainsi le plaisir de partager avec eux leurs travaux de recherche. J’ai aussi une pensée toute particulière pour ceux avec qui nous avons partagé régulièrement nos propres travaux, Olivier Douville avec qui nous sommes en dialogue sur psychanalyse et anthropologie mais aussi Albert Le Dorze, Monique Selz, Jacob Rogozinski et Georges Zimra.
Ce fut avec vous tous une belle aventure ! Et c’est avec plaisir que je transmets ce travail accompli au futur président (e) en lui souhaitant d’y trouver autant de joies et de passions que celles qui m’ont animées.
Paris, le 12 décembre 2020