Autour d'un livre...
Panique identitaire
Isabelle Barbéris
Editions PUF-Paris-2022
Isabelle Barbéris, maître de conférences en arts du spectacle, auteure, entre autres, de L’Art du politiquement correct, nous conduit avec ce nouvel essai aux limites du subjectivisme, celui de l’esthétique. Elle nous fait partager une réflexion acérée et robuste sur le régime identitaire du sensible « saturé de conflits et d’interprétations » et explore les représentations des identités.
D’emblée, cet essai montre un engagement de l’auteure explorant avec clairvoyance les changements qui bouleversent les assises des symbolisations traditionnelles au profit d’une autre manière de symboliser le monde où un système liquide et des stratégies esthétiques s’affrontent. Le lecteur est ici interpellé pour qu’il sorte d’une posture de simple observateur ce qui va lui permettre de percevoir et de ressentir les transformations d’un monde rendu de plus en plus complexe. Ce monde est aussi traversé par des conflits violents pouvant aller jusqu’à la panique identitaire. Il laisse entrevoir « l’âge identitaire » qui oriente les positions relatives de chacun, les normes d’âge, les catégorisations sociales. Il réagit aussi au processus de négation des identités qui sont prises dans la mondialisation et la globalisation. Si le capitalisme du xixe siècle a été celui de l’industrialisation, le capitalisme suivant, en imposant le financier et la rationalité purement instrumentale et comptable est à l’origine des identitarismes réactionnaires. Monde inhumain et anonymisant ! Il fait exploser les cadres culturels, anthropologiques et politiques et se révèle par de nouveaux modes de jouir et non uniquement par les modes de l’agir. Les dynamiques sont alors immanentes et activistes, elles se situent à l’origine des imaginaires.
Le monde dans lequel les grands récits sont remplacés par des idéologies identitaires, est devenu liquide, fluide et incertain. Nous évoluons, dit l’auteure, dans un monde où l’environnement sensible est de plus en plus sexualisé et radicalisé. Dans cette anomie démocratique, deux types de stratégies se dégagent tout en se renforçant mutuellement : les « identités figées, cristallisées » enfermées dans un conservatisme imaginant une théorie du « grand remplacement » et les « identités liquides » permutables, interchangeables et éphémères faisant retentir leurs différences sur fond d’ultralibéralisme. Ces identités développent les unes envers les autres des réactions très différentes. Les « identités figées » manifestent des réactions épidermiques à l’égard des « identités liquides », et ces dernières imposent de l’indiscutabilité sur leurs identités où tout est vécu comme une agression. Sous la loi du régime identitaire liquide, le symbolique est alors nié au profit du réel et le réel à son tour est nié pour devenir malléable à l’infini.
Les changements sociétaux ont donc bouleversé nos assises symboliques opérant une atomisation des cadres traditionnels, culturels et anthropologiques au profit d’autres scénarii sous-tendus par le vaste mouvement post-moderne de la déconstruction qui touchera aussi le monde des objets avec leurs phénomènes et leurs signifiés.
Une importante introduction met en lumière une critique de la culture et de ses productions symboliques sous l’emprise de la surenchère des identités modifiant notre regard et produisant une autre manière de voir sans percevoir de l’ambivalence. Deux parties structurent cet ouvrage : Identitarismes publicitaires et identitarismes publicistes, soulignant le passage de l’objet au règne du self où la transgression des egos tient lieu de normes. Il ne s’agit plus d’avoir pour référence « soi-même comme un autre » qui marquait l’imprégnation de la psychanalyse sur le xxe siècle, mais de développer la passion de soi, au risque de s’y enfermer, faisant dire à l’auteure qu’au xxie siècle nous avons renoncé à la distance à soi pour sombrer dans les délices de l’identification, autrement dit, « l’autre comme moi-même » dont le désir est d’être identique à l’autre. Si la post-modernité et la déconstruction ont contribué à établir non plus le règne de l’objet qui, selon Freud, marquait l’entrée dans la modernité, aujourd’hui c’est l’empire du sujet qui s’impose dominé par le ressenti et l’interprétation. Ainsi l’ultralibéralisme modèle-t-il les regards et les perceptions et le capitalisme du xxie siècle, l’ultra-capitalisme, se formule comme un marché concurrentiel, marché des sujets produisant des identités adaptatives « entre dérégulation et instauration d’une normativité mercantile engendrant des intérêts toujours nouveaux ». Le sujet est alors capté par les technologies numériques et l’algorithme. Il apparaît comme un sujet auto-poïétique, entrepreneur de lui-même, avec la possibilité, dit A. Koyré, de mettre en scène son soi dans un univers infini. Selon l’auteure, tous les traits qui caractérisent l’ultramodernité convergent vers l’identitaire y compris ceux du changement de l’anthropologie politique qui n’est plus idéologique mais générationnelle. Ce monde commence avec le postmarxisme et devient radical car il revêt une composante civilisationnelle, celle d’une aspiration jeuniste avec une haine de la tradition. Il y a donc une rupture radicale avec le discours marxien d’origine car celui-ci n’est ni anticulturel, ni générationnel, ni civilisationniste. A ce mode de rupture s’ajoute l’effondrement global et systémique de la société industrielle alimentant la critique de la civilisation capitaliste devenue alors moribonde et désavouée. Dans ce contexte, la recherche de besoins compensatoires dans d’autres cultures plus ou moins fantasmées s’avère nécessaire et il pourrait être évoqué ici l’origine de l’islamo-gauchisme. Toutefois, pour l’auteure, les postmarxismes civilisationnistes présupposent d’emblée un rapport identitaire, moniste à la culture, dans lequel un comportementalisme bivalve est fait d’adhésion et de rejet. Il reproduit à l’échelle militante le dualisme de la société de consommation, prendre et rejeter. Nous le retrouvons dans l’origine des courants civilisationnistes, tels que décoloniaux, collapsologistes et jeunistes, la constitution de ces mouvements de pensée réunissant deux composantes de l’identitaire, l’une nihiliste avec la négation du passé et l’autre positive et constructiviste qui est fondée sur l’auto-engendrement. Ces courants de pensée ne sont-ils pas des produits de fin de cycle de la culture occidentale engendrant leurs propres économies ? Qu’advient-il de la nouvelle anthropologie de l’imaginaire avec ces radicalités ? A partir de toutes ces tendances radicales, le danger est de réactiver, entre le choc des civilisations et l’interactionniste, l’homologie – race-culture-territoire. Ainsi, l’âge identitaire se retrouve-t-il dans un monde qui n’élabore pas le tiers et de ce fait, il est plus tribal que sociétal. Monde bivalve in/out au rythme du trading !
L’auteure tente alors de clarifier les rouages de l’âge identitaire qui a pour corollaire imaginaire, le régime identitaire des signifiants qui nous façonnent. A cet effet, elle se concentre sur des phénomènes culturels éclectiques : le domaine de l’art, la culture, les médias, la mode, la publicité et le jeu, tout ce qui configure au quotidien notre sensible. Comment ces nouvelles esthétiques identitaires peuvent-elles être appréhendées quand elles orientent nos engagements tant affectifs que réflexifs ? Dans ce monde fait de substitutions, de permutations, de combinaisons à vous donner le vertige, les éléments se vident de leur substance. Le régime identitaire celui des images joue avec les signifiants pour les déloger de toutes appartenances au champ de l’expérience et à l’intériorité fondée sur des espaces intérieurs. Mieux encore, dans la publicité les images sont rendues premières ce qui les rapproche des images religieuses et des rites magiques. L’auteure y voit un véritable triomphe de l’esthétique sur le symbolique mais aussi sur le politique ; le ressenti remplace le réel. Le monde des images est donc modifié car il ne s’agit plus de saisir l’image à partir du symbolique, mais l’image dans l’image ; l’infini rentre dans le fini.
Il y a donc une déshumanisation par la destruction du lien au signifiant provoquant ainsi la panique. L’exemple du marketing inclusif est paradigmatique, tel que, celui de « Benetton ». La segmentation identitaire montre que toutes les identités se valent et doivent être potentialisées par l’invention d’un langage publicitaire mêlant diversités, inclusion et métacommunication. Il montre un faux universalisme marchand qui met en scène les imaginaires liquides. Ainsi toutes les images se référent-elles à l’inclusion des minorités.
Le régime identitaire apporte aussi des inquiétudes car il entretient une proximité avec le phénomène d’emprise développant les passions identitaires sur l’ensemble du monde sensible. Peut-on échapper à l’empire du consommable, de l’identifiable et du résumable sur les dispositifs publicitaires ? Il y a dans l’âge identitaire, dit Jean Baudrillard, une accélération du seul jeu différentiel des signifiants faisant appel à des jeux de découpage, de reclassifications et de transformations autoritaires. L’âge identitaire ne se réfère donc plus à la classe sociale s’inscrivant dans le processus de production, mais selon Laurent Bouvet ce sont nos rattachements identitaires qu’ils soient réels, objectivables ou fantasmées qui, depuis des années, guident nos comportements politiques en transformant en profondeur les déterminants socio-politiques.
Dans une analyse fine et percutante du monde de la publicité, l’auteure montre ensuite qu’un concentré virtuose savant se joue à une autre échelle macroscopique avec un marketing inclusif. Le pivot de ce système est « l’ego-sujet », « l’ego-monde », matrice et produit de la nouvelle anthropologie identitaire. L’auteure explore ce nouveau marché des affects qui se révèlent immanents et positivistes. Il ne s’agit pas tant de produire des objets mais de faire un sujet adapté au Marché. De plus, la généalogie mercantile identitaire avec ses déclinaisons, telles que la publicité, les univers de la mode et du cosplay ou encore la tendance à transformer l’image en marquage et en inscription avec les tags, les cutters, modifie notre expérience quotidienne et constitue, pour l’auteure, un bain amniotique qui calibre nos désirs et nos sensibilités dans une autre logistique du social.
Que se passe-t-il aux extrémités du supermarché identitaire pour les imaginaires identitarismes ultra ? Il ne sera plus question de signifiants suggérés par le Marché qui produit le sujet ultralibéral idéal, fluide et interchangeable, mais des identitarismes ultra et de leurs imaginaires qui se déclinent de façon fixiste et essentialiste. L’alibi identitaire du mainstream produit des mythologies qui fétichisent le passé, l’enracinement et la clôture, idolâtrant la race, le sexe biologique comme données et non comme construits. Ces imaginaires sont nourris par différents phénomènes de savoir-faire, de gestes et de symboles qui se recentrent autour de catégories simplificatrices dont la fonction est de produire un sujet idéal, l’incarnation de l’esprit de groupe. Il s’agit d’une esthétique totalitaire où la subjectivité produite par le groupe et le sujet n’est plus que la partie du tout. Deviendrait-il une simple particule du tout ? Avec le régime identitaire, nous avons à faire à un monde construit sur le systémique, et comme le précise l’auteur, ce systémisme a pour effet de proposer de nombreuses possibilités d’actions dans l’ici et maintenant, mais aussi l’alignement des préférences, la réduction des choix sensibles à une signalétique et un ensemble de techniques dans le but de propager des goûts qui se transformeront en choix.
Cet ouvrage nous fait saisir à quel point l’identitaire ne vit pas dans le même monde que le démocrate. Celui-ci fait vivre dans l’espace public le débat et la contradiction, et l’espace du symbolique se fait dès le partage du sensible. La démocratie fait appel à l’éthique à travers le politique or son déni participe sans doute de tous les totalitarismes. L’identitaire émerge d’une crise mimétique généralisée assurant une continuité effective entre le collectif et l’individu qui en fait partie, et il n’est pas le sujet de l’inconscient de la psychanalyse. L’identitaire occupe un monde intégralement territorialisé, tribalisé et in fine dépolitisé laissant advenir « la panique identitaire » soulevant des impensés les plus archaïques qui n’ont pu se psychiser faute d’enveloppes suffisamment contenantes car reléguées au champ de l’apparence.
Isabelle Barbéris nous propose donc une étude passionnante bien que parfois un peu dense de l’âge identitaire à partir des discours et une abondance de visuels depuis la publicité, la mode, le cinéma et les séries mais aussi les tags et les artefacts de l’art subventionné dans une esthétique propice à la surinterprétation permettant aux lecteurs de mieux saisir la violence qui se propage dans l’actuel. La panique identitaire découle d’une adhésion, au sens d’adhésivité, au pur plaisir immédiat sans qu’il y ait recours à l’écart de la réflexion et à la dialectique, comme à l’esprit qui ne met pas sur le même plan le visible et le non visible, et ce par le culte de l’expressivité.