Les Rencontres-Débat du CIPA

L’homme planétaire : empathie et/ou barbarie ?
Rencontre-débat – Samedi 23 novembre 2019

De 9h00 à 18h00 – FIAP – Salle Oslo
30, rue Cabanis – 75014 Paris (métro Glaçière)

Argument : Marie-Laure Dimon

Intervenants :

Agnès Antoine, psychanalyste ‑ Michel Brouta, psychanalyste ‑ Jeanne Burgart Goutal, philosophe
Marie-Laure Dimon, psychanalyste – Christine Gioja Brunerie, psychanalyste –Yolanda Gampel, psychanalyste
Sophie Gosselin, philosophe – Pascale Hassoun, psychanalyste – Louis Moreau de Bellaing, sociologue
Jean Nadal, psychanalyste – Monique Selim, anthropologue

Notre civilisation occidentale fut à la fois élevée et délimitée par un idéal commun, celui des Droits de l’homme. Ces droits ont favorisé son instauration sur fond de rationnel du progrès humain. Celui-ci a été un élément moteur de l’idéal, la science contribuant à sa suprématie. Le XIXe siècle a donc mêlé ces deux idées et, selon Marcel Mauss, ce siècle a pris la civilisation pour La civilisation, chaque nation et chaque classe sociale ayant fait de même.

Aujourd’hui, la mondialisation promeut toujours plus d’individualisme, bien que paradoxalement saturée par du même. Que devient l’universel dans le libéralisme ? La mondialisation, avec le capitalisme, a continué à imposer l’unicité comme l’image d’un universel et ceci par les normes, les procédures, avec un management en voie d’homogénéisation dans ses modes de gestion. Pour Monique Selim, « cet universel a poursuivi l’annexion de l’autre, le différent, le réduisant au même à travers un modèle de société occidentale, tout en contribuant à libérer la société de l’arrimage au patriarcat. »

A la mondialisation s’ajoute la globalisation qui déploie dans le social des formes nouvelles de totalisation. La globalisation amène les individus par la massification du côté du barbare qui diffuse des formes d’emprise, tout en excluant certains pour mieux aliéner les autres au système. Ce capitalisme sans limite a fait des laissés-pour-compte à des degrés divers dans le monde. Marc Augé dit que nous nous acheminons vers une planète à trois classes sociales : les puissants, les consommateurs, les exclus[1]. Cette globalisation met en œuvre des moyens technologiques de plus en plus performants pour assurer la communication et faire de la planète une planète interconnectée, en réseaux, incitant chacun à la consommation.

Y-a-t-il un homme-planétaire anthropologique ?

Est-ce un nouveau défi pour comprendre l’humain en société ? Cet homme planétaire rencontre les autres dans des contradictions souvent féroces. Plus fréquentes et plus fugaces, plus concrètes et plus virtuelles, ces rencontres sont prises dans un brassage de cultures, sollicitant le corps, la subjectivité, l’émotion en résonance avec toutes les technologies, l’intelligence artificielle, les réseaux… Cet homme planétaire est un homme hyperconnecté !

Marcel Mauss a parlé de fond commun, d’acquis général de société et de civilisations. De son côté, Ernesto de Martino a placé au cœur du débat, entre les individualités, le scandale de la rencontre, scandale épistémologique qui nous fait découvrir le fond universel de soi et de l’autre. Est-ce « la fin du monde » ? Nous pouvons faire appel ici à la métaphore de l’enfant et ses effondrements inhérents à la séparation d’avec sa mère. Il ne s’agit donc pas de « La fin du monde[2]», mais de celle de notre monde, dans ses choix culturels à l’intérieur de notre société occidentale. Que signifie alors être dans le monde ? C’est habiter un monde avec ce qui nous est familier. Or la Modernité en Occident remet en cause ce rapport de soi au monde dont le vécu peut être comparé à une défamiliarisation du monde quotidien par la sortie de la religion au sens de la séparation avec l’Etat, ainsi que celle du patriarcat qui, comme la religion, ne donne plus le sens des choses. La psychanalyse y voient pour les individualités le passage d’une perte de l’objet et de soi-même où l’emprise de sentiments obscurs mettent en tension des éléments psychiques avec le difforme et le monstrueux. Selon E. de Martino, cette caractéristique serait similaire à l’expérience psychotique d’une catastrophe imminente de l’être au monde.

Norbert Elias voit dans l’homme planétaire une conscience que les humains auraient de la planète. Dans La civilisation des mœurs, il donne à ce concept de société la signification de réseau d’interdépendances entre individus. La société n’est pas une substance pas plus que les individus ne sauraient être isolés des chaînes de l’interdépendance dans lesquelles ils s’inscrivent. Il fait donc de la dépendance réciproque la matrice de la société. Ainsi, pour saisir la société, le raisonnement doit‑il être relationnel. N. Elias prend la métaphore du jeu au sens de Winnicott. L’individu serait ainsi le produit d’un processus de civilisation des mœurs et d’un développement déterminé des chaînes de dépendance, d’où la nécessité de maintenir un écart entre le Je et le nous (l’Etat). L’homme planétaire aurait donc pour tâche de maintenir un équilibre entre les deux. Ce qui apparaît, c’est la nécessité de faire surgir de l’universel, de l’autorité et de donner une place particulière au singulier, au social et à l’environnement.

A travers la planète, quels sont les « invariants de la condition humaine questionnés/questionnables[3]» ? Cet homme-planétaire, Marc Augé le définit en tant qu’« homme générique » indépendamment de son sexe et de ses origines, transcendé par la culture.

Avec « l’homme-monde » et « le citoyen du monde » qui font appel à l’uniformité recouvrant les différences et les inégalités, de nouvelles figures apparaissent tels que « l’homme nomade ». Celui-ci est le paradigme de l’autonomisation pour mieux vivre avec les autres. L’homme-planétaire serait-il contraint par la mondialisation et la globalisation à vivre en même temps, et l’individuation et l’uniformisation ?

A ce déjà-là se fait jour un vivre-ensemble qui se situe dans un présent immédiat. François Hartog l’appelle « le présentisme ». Serait-ce alors l’histoire d’un temps qui ne veut plus d’histoire ? Ce qui fait rencontrer à chacun l’étranger sans avoir eu le temps d’apprivoiser l’inconnu, d’appréhender l’altérité de l’autre. Serions-nous constamment contraints à vivre l’arrachement, le déchirement et la séparation entre le soi et le hors-soi en nous et dans le social ?

Le libéralisme économique propose alors l’homogénéisation, l’uniformisation des êtres et des cultures. Il viendrait apporter des formes de condensation de la pensée pour nous éviter d’avoir non seulement à penser mais à ressentir ces séparations et ruptures, ceci pour mieux nous adapter au système et nous aliéner à la satisfaction de nos besoins. Que devient l’irrationnel, la déraison en d’autres termes, l’inconscient quand le libéralisme prône un Moi fort et un positivisme, référés aux théories américaines ? Pour la psychanalyse, le sujet de la singularité est alors amené aux plus près de ses éprouvés dans les strates les plus profondes de la psyché singulière quand objet de besoin et objet de plaisir sont coalescents. Soucieux d’adaptation et contraints à des formes de condensation, les individus voient les promesses de liberté et d’émancipation annihilées.

Cependant nous assistons à la mise à l’épreuve de la société libérale où les hommes se rendent compte qu’ils ne pourront pas plus sortir du groupe que vivre sans. Le libéralisme se voit maintenant battu en brèche par l’émergence et la réalisation d’espaces alternatifs qui, à travers le monde, tentent de se trouver pour faire du commun à travers de nouvelles utopies.

André Gorz[4] estimait que la sortie du capitalisme se ferait d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. Il plaçait l’écologie comme inséparable d’une perspective de rapports sociaux à l’opposé d’une société autocentrée sur la croissance pour la croissance : « …Nous savons, disait-il, que le moment est proche où le dernier quintal de combustible fossile sera consommé ; que notre mode de vie n’est ni généralisable ni durable ; et qu’il faudra inventer une civilisation planétaire radicalement nouvelle. Sciemment ou non, nous sommes en rupture avec notre passé. »

Alors les notions de commun et d’écart[5] seront interrogées à partir de deux conceptions innovantes, qui n’en excluent pas d’autres, pour une sortie d’un capitalisme global laissant advenir un homme-planétaire imaginatif avec un humanisme pluriel issu des transformations :

• D’une part : l’écoféminisme « né de la rencontre entre aspirations féministes et luttes écologiques[6]» offre un monde alternatif. Il trouve du commun à travers la planète qui n’est ni celui de l’individualisme, ni celui du commun confondu avec la globalisation. Libéré du dualisme, des oppositions, pour entrer dans une position dialectique antihiérarchique, ce commun refuse le compromis de passer par l’Etat et de penser par l’Etat. L’écoféminisme peut être essentialiste (les différences) et existentialiste (identitaire), mais aussi anti-essentialiste. Ce dernier s’efforce de dépasser la dualité des groupes politiques dominants/dominés dans l’organisation des rapports. L’anti-essentialisme pose alors les questions de décentrements et de déplacements de perspective pour faire de la politique autrement. Il s’agit de changer le monde en déconstruisant par un puissant imaginaire l’hégémonie patriarcale, en mettant en œuvre la politique du care afin de la considérer comme une activité générique. Selon Catherine Larrère, cette activité se doit de maintenir, perpétuer, réparer notre monde. Celui-ci comprend « nos corps, nous-mêmes et notre environnement ». Cette recherche tente de relier tous ces éléments à un réseau complexe qui soutient la vie. L’écoféminisme développe l’empathie à partir du corps, dans un monde qui pourrait se déshumaniser par les excès de la technicité, du scientisme et d’un libéralisme économique et capitaliste.

• Et d’autre part, une écologie politique, une écologie de la séparation pour lutter contre le capitalisme en s’appuyant sur la critique du constructivisme à travers le cognitivisme et le systémique qui ont fait alliance avec le libéralisme et la marchandisation des objets. Car la science avec la cybernétique et les technosciences par le transhumanisme, cet enfant de la cybernétique, peut produire l’effacement des frontières entre les mondes du vivant et du non-vivant et faire de la nature un objet de savoir autonome. Fréderic Neyrat précise que par l’émancipation du savoir, son autonomisation est non seulement la continuité pour la société occidentale d’une politique de domination du sujet sur l’objet, mais mieux encore, ce savoir en serait le sujet. Les individus deviendraient alors objets sous couvert d’une amélioration de leur vie. Dans son ouvrage, La part inconstructible de la terre, il développe une nouvelle écologie politique capable de s’éloigner du capitalisme en interrogeant le monde que nous construisons. Il nous alerte sur le grand partage humain/non-humain qui a fait de la nature un objet. Nous aurions ainsi nié la nature par cette forme d’hybridité sujet/objet – « Elle aurait été tenue pour rien. » Or, tenir pour rien la nature fait des « hommes sans monde », l’histoire nous y a confrontés avec l’esclavage. Il pose au cœur de notre société la dynamique sujet/sujet et la notion de séparation à l’intérieur de la constitution du sujet lui-même par la différance, rejoignant ainsi le concept de J. Derrida. Cette séparation se fait en soi et fait advenir chez le sujet le hors-soi qui n’est pas celui de l’extérieur, mais la part inconstructible en chacun de nous. Que devient cette part inconstructible dans le social ? Elle est cette part rebelle, sauvage d’où émerge « la négativité de l’originaire dont naissent les êtres au monde » Cette part rebelle se retrouve au cœur de certaines luttes politiques, telle que la ZAD (zone à défendre).

L’homme-planétaire et le sujet de l’inconscient freudien.

Actuellement l’homme planétaire s’interroge sur ce qui se passe car il est traversé par de multiples contradictions. Il vit dans l’inquiétude et l’ignorance de ce qui survient sur la planète, n’ayant pas tous les outils pour comprendre non seulement le monde dans lequel il vit, mais encore pour ne pas penser « en bloc » ni sa propre culture ni les autres cultures. La condensation de la pensée est propice à la globalisation des êtres et des cultures.

Allons-nous vers une civilisation planétaire pluraliste d’où émergent des traits communs qui ne sont donnés ni par la religion, ni par le patriarcat ? Nous ne sommes plus les enfants de la Cité mais ceux du Collectif, craignons-nous alors de voir disparaître les limites ? De quelles frontières s’agit-il ?

Sommes-nous d’abord bornés par le corps ? En délimitant le dedans et le dehors, le corps met en mouvement le perçu et le ressenti contribuant ainsi à faire un homme-corps. Quel avenir pour cet homme-corps ? Ne risque-t-il pas d’être « le réceptacle de la société de consommation[7] » ? Dans le social, la notion d’écart prend toute son importance car elle se situe a contrario du processus d’identification qui, à partir du semblable, crée du différent voire de l’incompatible. L’homme planétaire fait avec le monde du Un, celui de l’intériorité qui le structure, mais aussi avec d’autres espaces dans le social, où « l’écart et l’entre » ouvrent au commun. D’un point de vue philosophique, François Jullien précise que l’écart est propice au commun car il crée un espace de réflexivité.

Nous savons que les fondations psychiques sont inséparables du monde qui l’entoure. Selon la psychanalyse, le besoin psychique de se penser par soi-même est au fondement archéologique de la réflexivité. Dans l’intrapsychique, la réflexivité porte en elle-même l’écart par la rythmicité présence/absence d’un environnement et par la parole et le langage, produisant un décalé qui constitue l’intériorité de l’humain. Ce sont les premières relations de l’enfant en adhésion avec le monde qui accentuent la force d’un incroyable mouvement d’investissement tourné vers la vie, inséparable du désir et du plaisir. Du plaisir surgit le déplaisir, la destructivité par l’impossibilité de maintenir la fixité du plaisir, les freudiens place ainsi la pulsion de mort au cœur même du narcissisme. Dans la cure analytique, la réflexivité vient éclairer la dimension psychique inconsciente de l’après-coup dont le sujet est issu. En extension avec la théorie freudienne, les théoriciens de l’archaïque visent l’écart entre le « soi et le hors-soi ». C’est le monde de la présentation de l’objet, de l’émotionnel et des sensations brutes. Ces traces et engrammes pictographiques tentent de donner une forme à ce monde en effervescence du sujet de la singularité. Ainsi la réflexivité produisant l’écart se situe-t-elle aux sources de la vie psychique, lieu de l’originaire qui n’est pas l’origine ; lieu de l’auto-engendrement, des préformes et du pré-langage, comme celui de la sauvagerie de l’inconscient au fondement du soi. Ce chaos est le socle métaphorique de la subjectivité, le soubassement du « Je historien[8] » Toutefois, la clinique de la psychose et des états limites montre qu’à la naissance de la vie psychique, la réflexivité, comme l’écart, a pu faire défaut et s’ouvre alors le champ des potentialités à la rencontre des clivages massifs.

Selon Janine Puget[9], « on devient sujet de son propre monde intérieur au cours d’un dialogue impossible avec l’inconscient de chacun qui occupe la place d’un autre doté pour toujours d’une qualité d’étrangéité ». L’étrangéité est là où ces traces qui n’ont pas pu se transformer, se métaboliser, espace du négatif, du vide et de la mort. Lacan disait que c’était « la part maudite de l’économie humaine ». Les tentatives de transformation de ce négatif barbare sont les prémices de l’humanisation à la source de la chose.

Dans ce monde de l’immédiateté, du zapping et de l’imprévisible, le social se situe dans l’ordre de la présentation, de la sensation et de la perception de l’objet. Nous ne vivons plus uniquement dans une relation sujet/objet et le sujet de l’après-coup du trauma, celui de la représentation ou encore de la répétition, ne serait plus recherché pour saisir ce qui se passe dans l’ici et maintenant du social. Janine Puget[10] précise que nous vivons dans une autre logique, celle de sujet à sujet dont l’étrangéité provoque le décalé de l’altérité.

L’homme-planétaire nous ferait-il buter sur une visée exponentielle de l’homme que nous ne cessons de fabriquer par nos théories, réflexions et concepts. Serions-nous plus proche de la notion « d’être en commun », telle que le proposent J.-L. Nancy et R. Esposito. Le commun affecte l’être au plus profond de sa texture ontologique, au‑delà de l’identité. Cet « être-en-commun » est toujours traversé par une précarité ou une négativité qui nous est commune, nous dépossède, ce qui nous empêche d’être des sujets isolés, autosuffisants ou souverains. Le vivre-en-commun transforme l’organisation interne du sujet. Nous sommes marqués par la finitude, le négatif et tout ce que nous ne pouvons pas choisir, ce qui nous amène à mettre en pensée l’étrangéité en nous et faire des passerelles avec l’autre. Des brèches et des espaces s’ouvrent, rendant possible des relations qui s’organisent autour d’une pensée et d’une action partagée et non d’un idéal entre nous. Penser, dans le sens de la mise en pensée, est donc nécessaire pour lutter contre toutes les impositions au cœur des démocraties libérales et des régimes autoritaires. Il s’agit de penser, dans l’écart, l’altérité dans un monde de la discontinuité. L’homme planétaire est toujours à réinventer.

Marie-Laure Dimon

[1] Marc Augé, L’avenir des terriens, p.18 . Editions Albin Michel, 2017.

[2] Ernesto de Martino, La fin du monde, éditions EHESS, Paris, 2016

[3] J’emprunte ce terme à Louis Moreau de Bellaing

[4] Christophe Fourel (sous la direction de) André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle. Nouvelle édition augmentée, Paris, 2012.

[5] Une large référence est faite dans ce texte au concept de François Jullien, L’écart et l’entre, Leçons inaugurales de la chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012.

[6] Catherine Larrère « L’écoféminisme ou comment faire de la politique autrement ». N° 67, été 2017, Multitudes.

[7] Terme que j’emprunte à Bernard Hours, Quel sujet pour quelle démocratie au XXIe siècle ? Paris, l’Harmattan, 2018.

[8] Je fais référence à Piera Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975

[9] Janine Puget, « Penser la subjectivité sociale » Psychothérapies, 2004/4 (Vol. 24), p. 236, DOI : 10.3917/psys.044.0183, Éditeur : Médecine & Hygiène.

[10] Janine Puget « Comment penser Freud dans le lien social ? » Research in Psychoanalysis, 2016/1 (N° 21), p. 250. DOI : 10.3917/rep1.021.0109aÉditeur : Association Recherches en psychanalyse