Présentation croisée...
Présentation croisée
18 novembre 2023
Le sexe dans tous ses éclats et débats
Le sexe évadé
Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2023
Georges Zimra
Principe organisateur des sociétés humaines, mystère de la naissance et de la mort, expression de la continuité du monde, la différence des sexes a été le socle des premières symbolisations, des premières oppositions, des dualités et des antinomies qui ont structuré la pensée occidentale. L’histoire des sexes et des sexualités, est l’histoire des dominations, des asservissements, et des assignations, la première conception du théologico-politique. Dans le prolongement du droit romain, la figure du père, la patria potestas a été à l’origine des pouvoirs politiques et religieux que le christianisme naissant a prolongée, associée à une police du sexe et des sexualités. Avec la Révolution française, l’Eglise perd sa fonction normative, avec la tête du roi, tombent, écrit Balzac dans le père Goriot, toutes les têtes des pères.
La naissance de la psychanalyse n’est pas étrangère à cette question du père. La fable du meurtre du père primitif ne change rien à l’interdiction des femmes pour les fils. Car pour que la haine puisse se transformer en amour et repentir après ce meurtre encore eût-il fallu que le repentir préexistât au meurtre. La cohérence de Freud a été d’associer le meurtre et la loi, soulignant par-là que le meurtre est le moment fécond de la dette qui lie les hommes à la loi. Or ce crime dont Freud fait le socle de la loi, est pour Derrida, une sorte de non-évènement qui appelle et annule à la fois la relation narrative. Le crime qui devait libérer les fils de la tyrannie du père voit au contraire son pouvoir renforcé après sa mort que de son vivant. Or il était déjà tout puissant de son vivant. Comment la mort pourrait-elle le faire plus puissant que tout puissant autrement qu’en considérant que vivant, il était déjà mort. C’est cette heureuse fiction qui donne à la loi sa place dans la cité. Inatteignable en son fond, en son origine, en son histoire, la loi instaure l’efficacité symbolique de la mort, renforce la capacité spirituelle de l’homme, sa capacité d’abstraction. Plus que d’être sous la loi c’est face à la loi que le désir trouve sa limite et son émancipation. Dès 1957, Lacan brocardait la conception du déclin paternel à travers le père humilié, débonnaire, faible, châtré, tout puissant ou dérisoire, tonnant, infirme ou aveugle, pour se tourner vers la mère, et la place qu’elle fait à la parole du père. Le Nom du Père dont Lacan reconnait la consonnance religieuse, comme la fonction symbolique n’est pas réductible aux normes historiques et sociales, mais au statut de loi qui les précède. Les normes symboliques s’étayent sur des règles de filiation et de parenté, fondées sur l’universalité de l’interdit de l’inceste. Lacan doit revenir sur sa conception du Nom du père, qui en faisait un invariant anthropologique, pour une pluralisation des Noms du père, attachée aux affects, aux émotions, aux œuvres qui traduisent l’irréductible et singulière jouissance de chaque individu, à savoir son sinthome. Ce n’est pas le rapport sexuel qui assigne leurs places aux hommes et aux femmes, mais l’ordre du discours, l’ordre du signifiant, du « parlêtre ».
Michel Foucault s’oppose à Freud autant qu’à Lévi-Strauss sur leurs conceptions de la sexualité. Il réintègre la loi dans un temps historique et non dans un temps transcendant toute histoire. Ce qu’il vise c’est la mort symbolique de la loi, sa substitution par les normes et une topographie des plaisirs. En guise de loi du désir, c’est l’univers des possibles, si propre à notre modernité, qui est célébré. La question de la limite est ici posée par la négation du réel, de l’impossible. La régulation binaire de la sexualité n’a été pour lui, que la forme d’une répression de la multiplicité subversive de la sexualité par l’hégémonie hétérosexuelle. Conception reprise par Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe qui en font une attaque frontale contre l’ordre de l’Un, l’ordre des pères, pour une libération de toute forme de paranoïa unitaire pour préférer le multiple à l’unique, le différant à la différence, l’hétérogène à l’homogène, les flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Ils traitent de bureaucrates de la Révolution, les fonctionnaires de la Vérité, et de pitoyables techniciens du désir, psychanalystes et sémiologues. Jacques Derrida conteste tout autant la souveraineté du signifiant et de tout maître mot de la pensée. Il veut sortir le phallus du temple où il a été séquestré comme le dieu caché d’une loi organisatrice de notre monde, structurée par les fonctions symboliques de la parenté, de l’interdit de l’inceste. En ce sens le projet de Derrida sonne le glas du phallocentrisme et ouvre la voie à la déconstruction de la pensée gouvernée par les identités immuables, pour une sexualité pré-duelle, étrangère à la bisexualité. La pensée de la différance ébranle toute homogénéité, déporte la singularité hors de toute identité par sa double valeur de différer, au sens de temporiser, mais aussi de différence, au sens de non identique. Elle autorise l’hésitation, le différé, l’indécidable pour ouvrir sur une polysémie, une pluralité d’écarts qui nous convie à penser la multiplicité des choses, Les féministes américaines et les mouvements LGBTQUI reprendront à leur tour les conceptions de la French theory Lacan reconnaissait en cela que la norme a été toujours celle de la « norme mâle ».
Lacan décentre la différence des sexes par le biais du « parlêtre ». Il descelle l’organisation des identités sexuelles pour les référer au langage. « Les hommes, les femmes, les enfants, ce ne sont que des signifiants[1] ». Un signifiant n’est rien d’autre qu’un signifiant renvoyant à un autre signifiant. C’est dans cet entre-deux que le sujet tente de se constituer tout en tant bien avant les questions du genre la définition même du sujet, saisissable en aucune assignation. Ceci parce que nous ne parlons que sur fond d’absence, jamais de là où l’on est, mais de l’écart que les mots creusent entre eux qui est aussi celui qu’ils creusent en nous. A la question qui suis-je ? Lacan préfère Che Voï ? Que veux-tu ? Ceci parce que aucun signifiant ne peut dire ce que je suis, pour la raison que le langage me sépare de ce que je dis. Les mots d’amour sont convoqués pour dire l’indicible, exprimer l’ineffable, suspendus au regard, à la voix, au parfum. En cela les mots d’amour débordent le sexe. L’amour en ce sens est asexué disait Lacan, il est ce qui ne noue un sujet à un autre et non un sujet à un corps[2]. La parole d’amour est condamnée à errer infiniment, précisément parce qu’elle ne peut atteindre l’être. Elle est condamnée à errer encore et encore. Encore c’est le nom propre de cette faille où dans l’Autre naît la demande d’amour.
C’est à partir de la mascarade que les travestis jouent du leurre de la féminité, en exhibant le fantôme phallique de la jouissance féminine. La fascination de Judith Butler pour le drag-queen réside dans la destruction de pseudo-naturalité du modèle féminin. Il y a toujours un masque sous le masque. Et de ce point de vue nous sommes tous des travestis. Mais jusqu’où ? Loin d’ouvrir sur le modèle, le travesti souligne ce qui l’en sépare, ce que Roland Barthes appelle « les simulations coûteuses », les perruques, les seins, le maquillage. La déclaration devenue célèbre de Monique Wittig selon laquelle « les lesbiennes ne sont pas des femmes » implique de détruire politiquement, symboliquement, et philosophiquement les catégories hommes/femmes signifiants de la domination et de l’asservissement. Croire qu’il existe des femmes par nature reconduit l’asservissement des femmes par la reconduction de la différence sexuelle. C’est la raison pour laquelle elle invite à repenser le langage, la culture, les sciences humaines qui ont entretenu la domination d’un sexe sur l’autre. Conception inspirée des vues de Derrida sur la place du logocentrisme qu’elle étend aux minorités sexuelles mais aussi raciales, ethniques, colonisées.
En faisant du performatif le concept qui permet de valider l’hypothèse d’une fabrication sociale des genres, c’est tout le langage avec Judith Butler qui s’est vu doté de performativité. C’est là encore une illusion du logocentrisme qui traduit une adéquation à la conscience dans l’acte de parler, une forme d’assomption des mots dans l’être. Or la parole est ce qui dissimule l’essence du langage et non ce qui la délivre. « Dire que le corps genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité[3] .» Or le sexe comme le genre ne donne pas un accès direct au réel mais médiatisé au travers des schèmes culturels, de signifiants, des subjectivités et des divisions subjectives, des décentrements du dire qui ne sont pas des décrets du dire.
Dans les pays Anglo-saxons la réassignation sexuelle est ouverte à la naissance pour un enfant normal comme pour un enfant né avec des organes sexuels incomplets. La rectification des sexes à coups de scalpel et d’hormonothérapie est habitée par la conviction qu’une éducation genrée est possible. La confusion en la matière est celle de l’organe et du signifiant, du sexe et de l’identité, du désir et de la norme. Ceci sans se soucier de savoir qui habite le corps, de quels signifiants il se soutient, de quels affects il est animé. C’est ainsi au nom de la liberté de disposer de son corps, l’identité se trouve assignée en bas de page avec la signature des personnes qui spécifient s’ils ont she/her, he/him, she/him et he/her ou si elles reconnaissent neutres, non binaires. Le bouleversement des identités depuis les études sur le genre plaide pour une reconnaissance des identités sexuelles brimées, mais aussi pour l’avènement d’une nouvelle « histoire de la sexualité », déliée de la différence des sexes, du phallus, du signifiant, du langage par une nouvelle articulation de l’appareil somatique qui prenne en compte les modalités historiques, biotechnologiques, numériques, informatiques, pharmacologiques, biochimiques, prothétiques. Le corps devenu obsolète, comme l’écrit Günther Anders, annonce l’avènement du cyborg sorte de mixte d’organique et de silicium surmontant les dualités, les oppositions et les différences de sexes et de races. Le cyborg n’est pas une machine mais un organisme gouverné par une machine qui montrerait ce que l’organisme a d’insuffisant, d’obsolète, ce qu’il exige de compensation, de rehaussement technologique pour être digne d’une évolution jugée trop lente. L’utérus artificiel dont parle Henri Atlan a ouvert la fantasmatique des possibles en dénouant la maternité des corps des femmes. Donna Haraway à la manière de Derrida, Foucault, Deleuze, Latour joue des figures hybrides, des oppositions, des antinomies, par une critique de notre rationalité. Elle nous invite à faire le deuil d’une épistémologie qui ne peut plus avoir cours. Ni bisexualité, ni symbiose, ni œdipe, ni post-genre, le cyborg reste hors de toute assignation, de tout commencement, de toute fin. L’homme, brisé par l’usurpation des traductions tronquées, la domination, l’asservissement, trouve dans le cyborg le porte-drapeau de toutes les minorités.
Depuis la mort des grands récits, aucun projet ne nous mobilise, ne nous rassemble. La violence du capitalisme, l’échec du communisme, la désillusion du progrès, ont achevé leur course. Nous vivons à l’ère du l’hyper-narcissisme individuel, des selfies dans un processus d’individuation, jamais achevé, atomisé en végétariens, végétaliens, végans, auxquels s’ajoutent les minorité sexuelles, queer, homosexuelles, intersexes, asexuel, mais aussi ethniques, raciales, qui revendiquent les mêmes droits que les blancs, les couples hétéros-sexuels. C’est dans le prolongement des questions touchant les LGBTQUIA+ que paraissent de nouvelles studies aux Etats Unis. Il s’agit de déconstruire toute identité, les sexualités, les races, de décoloniser les comportements, la pensée, par les Black studies, les African studies, whiteness studies, Ethnic studies, prolongés par les Post colonial studies, les Subalternes studies, les Feminist studies, Gender studies, mais aussi les Food studies, les Fat studies ainsi que les théories dites de l’hybridité, subalterniste. Des identités victimaires revendiquent leur assignation à une culture, une histoire, une race, une couleur de peau, une langue, des mœurs. Cette pétrification identitaire à une condition, un caractère, un particularisme a fait le lit dans les pays Anglo saxons de la cancel culture et des mouvements woke.
La censure, l’intimidation, l’injure, le harcèlement s’imposent comme une nouvelle rhétorique. Elle décrète, dans la pure tradition orwellienne, ce qui est pensable et ce qui ne l’est pas, installant une censure, par la terreur, à tous les étages. Être offensé est le maître mot des identités victimaires. L’offense, devenue un paradigme identitaire se décline aujourd’hui comme une menace d’invisibilité sociale, de non-reconnaissance, d’oubli. Une idéologie victimaire, mise au service d’une révolution fantasmée, entretient une humiliation qui alimente la haine et le ressentiment, un désir de vengeance, en redoublant les assignations et les ghettos. En rabattant la question de l’identité sur celle des déterminismes sociaux ou historiques, on ignore la complexité des identités subjectivités.
[1] J. Lacan, Encore, Seuil, 1975, p. 34
[2] Encore, op.cit., p. 11
[3] J. Butler, Trouble dans le genre, trad. C. Kraus, La Découverte, 2006. p. 259