Présentation croisée...
Présentation croisée
Le sexe dans tous ses éclats et débats
Le sexe évadé
Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2023
Georges Zimra
Recension
Serge R. Raymond
Le sexe évadé, s’agit-il d’un constat, d’un état de fait ou cela signifie-t-il que le sexe s’est évadé, qu’il a fui ou s’est échappé ? Le sexe est-il en cavale ? Si cela est vrai quelles peuvent bien être les raisons de son échappée. Était-il sous contrainte et privé de liberté ? Y avait-il désaccord ? Qui donc pouvaient bien en être les protagonistes. C’est assurément là le débat ouvert par l’auteur fondateur du Groupe de Recherche et d’Etudes Cliniques, celui de la fin des années 1980 (Le GREC). Comment faire la part de ce qui appartient au corps ou encore relève de la langue ? Nombreuses seront les étapes traversées par ce « sexe » avant de se voir proposer une porte de sortie sous la forme d’une hypothèse acceptable. C’est, à mon avis tout l’enjeu de ce bel ouvrage, toute la richesse de cette recherche qui peut naturellement valoir d’enseignement, toute cette démarche enfin aux couleurs d’une authentique épopée marquée de six étapes. Car ça commence un peu comme ça. On peut en suivre l’itinéraire et les obstacles rencontrés par un fuyard qui sait bien ce qu’il veut, l’objectif qu’il se donne ou encore prétend atteindre. Parions sur cette hypothèse que ce sexe est captif du corps, ce que développe G. Zimra dans une première partie consacrée à la métaphysique des sexes dans ses liens avec le corps sous la domination des hommes, entendu du masculin. Du « un seul sexe » on passe à la vérité de l’un « dans la perspective d’une police du sexe ». Le style est narratif, le contexte est psychanalytique. Le narrateur est une plume. Pour autant, on peut inverser la démarche d’un sexe prisonnier de la langue et qui va passer par le corps, avant de revenir expérience faite, à cette langue qui tient debout l’édifice.
La seconde partie : Phallocraties. Deux conceptions sont mises en perspectives. Celle de Hegel qui décrit l’histoire comme le principe même d’une conscience de soi par la raison, et celle de Schopenhauer, à l’inverse qui pense que le monde n’est pas l’effet de la raison, mais produit par une volonté aveugle, irrationnelle dans son essence comme dans son principe, dont il voit l’éclatante démonstration dans l’instinct sexuel. Celui-ci plus que la raison est le souverain du monde.
Freud s’inscrit dans le prolongement du philosophe. Il porte ses critiques sur une raison qui prétend régir les hommes, alors qu’ils sont mus, dans leurs rêves comme dans leurs vies par ce qui leur échappe. La naissance de la civilisation porte, pour Freud, la marque de la privation sexuelle corrélative du meurtre du père. Car si les frères de la horde étaient associés pour tuer le père ils devenaient rivaux à sa mort, et le meurtre reconduit aurait ruiné le pacte social. La fable freudienne du meurtre du père a pour intérêt de faire sortir la fonction du père de ce néant et de ce chaos d’avant toute loi, pour faire du meurtre le socle de la loi. Cette fable est construite pour donner un socle à une origine qui, par définition ne peut être, que trouée. L’origine est un trou abyssal. Au fond du trou, il y a un père mort, à ceci près qu’il a toujours été et que sa mise à mort dans la fable de Freud marque symboliquement une origine qui ne peut être que sans origine, trouée. Le père de la horde est un père hors la loi et hors filiation. Puissant et jaloux, ce « père » ressemble plus à un mâle Alpha qu’à un père. Ce mythe freudien ne change rien à la fable puisque les femmes qui étaient interdites aux fils avant la mise à mort du père, le restent après sa mort… Force est de constater que l’homme primitif avait la part belle puisque les « passions instinctives étaient plus fortes que les intérêts rationnels », les pulsions y avaient libre cours. Ne devient pas névrosé qui veut. Lorsque l’homme ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel, il s’ensuit donc que plus un individu est pris en charge par le groupe, la formation collective, la communauté, plus il est uni à son chef, moins sa névrose aura de champ pour s’épanouir, plus il consentira à l’annihilation de son désir, moins il aura de symptômes, car ceux-ci sont le reflet du conflit intime.
La névrose collective se substitue à la névrose personnelle , elle exige soumission, uniformité, abnégation, obéissance, conformité, adaptation. Plus le renoncement est fort et rigoureux, plus la conscience morale est forte, plus la cruauté du Surmoi s’exerce. En ce sens la libération pulsionnelle accrédite le sentiment de toute-puissance, celui-ci est d’autant plus exacerbé qu’il aura été tenu dans l’humiliation et la honte. Le désir identifié aux exigences pulsionnelles et à leurs satisfactions abolit le champ de l’impossible.
Dans son étude sur le suicide Freud a constaté que les femmes mariées sans enfant se suicident deux fois plus que les célibataires du même âge. Ce n’est pas comme mari ou femme que les hommes sont immunisés contre le suicide, mais comme père ou comme mère. Les besoins sexuels ayant un caractère moins mental, les femmes n’ont qu’à suivre leur instinct. Une réglementation sociale aussi étroite que celle du mariage monogamique ne lui est nullement nécessaire et de plus borne l’horizon de toutes les espérances, même les plus légitimes.
Seul l’homme tire les bénéfices et les compensations dans le mariage. La femme se voit condamnée à vivre dans un horizon bouché et, de ce fait, le mariage lui est déconseillé. Freud considère qu’après trois ou quatre années promises à la satisfaction sexuelle, le mariage devient terne, domestique, aliénant. C’est là que le déclin de l’autorité paternelle se voit interrogé.
Avec le déclin de l’autorité paternelle, de la destitution des pères ou de leur image (discours de la modernité comme celui de la post-modernité) on passe du pouvoir du père à la fonction paternelle. À Rome la patria potestas, soit la puissance paternelle ne connaît aucune limite. Elle est à l’origine de tous les pouvoirs politiques et religieux puisque les sénateurs sont appelés les patres, les aristocrates, patrici et l’empereur, pater patriae. Donner au père une évidence de paternité aussi solide que celle de la mère est un acte de reconnaissance et de volonté. Le père seul peut adopter un enfant. Au moment de la naissance, l’accoucheuse pose l’enfant qui vient de naître sur le sol. Le père. peut le soulever, invoquer Jupiter, tout comme il peut le laisser par terre. Maitre absolu, il peut condamner à mort son fils, le priver de ressource, l’empêcher de faire carrière. Les enfants sont considérés comme le prolongement de sa puissance politique. En transmettant ses biens à ses descendants, il transmet quelque chose qui ne meurt pas et qui est au fondement de l’ordre social. À sa succession ce qu’il laisse c’est son nom. Héritière de Rome, l’église, en la personne du pape, prolonge l’ordre de l’un. Le pape, maître de tout et de tous est le père tout-puissant. Il règne sur le pouvoir temporel et spirituel. Dépositaire du droit canon, il est le seul maître dont les princes baisent les pieds. Il dit le vrai à des masses ignorantes, il enseigne, écrit P. Legendre, cette forme particulière du délire qui fonde toute institution en imposant à tous ses sujets la même version de l’illusoire. Le pontife répond de tout, répond à tous. Il dit le vrai sur le vrai. Sa sentence ne doit être réformée par personne, mais il peut réformer celle de tous. Il juge tout le monde et n’est jugé par personne. Il est dépositaire du message divin. L’église romaine décrète n’avoir jamais erré et, comme l’atteste l’Ecriture, ne pourra jamais errer. C’est à partir de la construction romano-chrétienne de la fonction du père qu’est installée la référence en place de fonction paternelle et la loi de l’interdit de l’inceste comme principe de légitimité juridique de nos institutions. Le tournant historique que fut la Révolution française a bouleversé cet ordre de l’Un et instauré un passage de l’hétéronomie à l’autonomie de l’incarnation a la représentation, de la verticalité à l’horizontalité, du passé vers l’avenir, de la providence à l’histoire. L’homme seul est déclaré souverain en matière de lois. La république ne pouvait triompher qu’en faisant plier l’église, elle y réussit, ce fut la victoire d’une moitié de la France sur une autre. L’église perd toute fonction normative. L’abolition de la puissance paternelle est déclarée. La Convention résonne : « La voix impérieuse de la raison s’est fait entendre, elle dit : « Il n’y a plus de puissance paternelle. C’est tromper la nature que d’établir ses droits par contrainte » » la Convention inspirée par le Contrat social décide que les droits de l’Etat doivent l’emporter sur ceux des familles. Et Danton d’ajouter « les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents. Voilà la ligne de fracture irréversible qui sépare l’église de l’Etat. L’homme, pour l’église, relève de la puissance de Dieu et non de celle de l’Etat, de la loi divine et non de celle de la République, de la justice de Dieu et non de celle des hommes. En 1864, Pie IX (1846-1878) publie un syllabus de 90 propositions condamnées par l’Eglise. Au total, dans « les Religions politiques », E. Voegelin désigne la sécularisation responsable du désenchantement du monde. Il y voit le nivellement des hiérarchies, le déclin du religieux qui a libéré les consciences. Au cœur de ces turbulences, le père reste t-il une instance symbolique ? La question vaut d’être interrogée. Lacan, en 1938 aborde la question sous la forme du « déclin du père », ce qu’il appelait « la grande névrose contemporaine Ses « complexes familiaux » traitent d’un père carent autant qu’humilié. La famille est devenue plus précaire, incertaine, instable, recomposée. Pour le sujet moderne, la famille est réduite à la famille conjugale dans laquelle le père est le représentant dit Lacan, de «la fonction symbolique ». Son texte de 1953 : Le mythe individuel du névrosé définit une fonction du père qui distingue le père réel et le père symbolique. « Il est clair que le recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. »
Freud a soutenu de la libido qu’elle est d’essence masculine, elle se manifeste chez l’homme et chez la femme. Le féminin n’a lieu qu’à l’intérieur des lois édictées par le masculin. Le modèle phallique promu par la société patriarcale a inscrit dans le discours philosophique, logocentrique, toute production, forme et visibilité. Pour Freud la fatalité de la situation féminine tient à sa « défectuosité anatomique » . En faisant de l’anatomie le destin, Freud scelle pour un temps celui des hommes. Pas plus qu’il n’y a de destin, de nature ou d’essence féminine, l’émancipation des femmes réside dans le dépassement des puissances historico-culturelles des représentations millénaires des femmes par des hommes, captifs tout autant de ces représentations. Le symbolique de la différence des sexes ne constitue pas un ordre immuable. La différence sexuelle, chez Lacan est abordée par le biais du « parlêtre », elle subvertit la catégorie du féminin en faisant du désir, du rapport au phallus entre l’être et l’avoir (avoir pour être) le rapport du masculin et du féminin. Le « parlêtre » catégorie asexuelle, tranche sur une conception de la nature des femmes pour faire de la langue ce qui habite chaque être. Ceci parce qu’il n’y a aucun mot dans l’inconscient qui pourrait contenir la différence sexuelle. Ce manque-là est l’expression et la marque du désir. Les mots manquent à dire ce qu’est une femme. Elle ne peut être saisie toute, elle échappe à toute complétude et cette incomplétude, l’homme n’en finit pas de vouloir la saisir là où elle échappe radicalement exacerbant de ce fait son désir. Toute parole est incomplète deux fois. Une fois parce qu’elle n’a pas toujours été, une seconde parce que la chose manque au signe. Tout nom manque sa chose. Quelque chose manque au langage. Nous avons un blanc à notre source. Nous éprouvons l’impossible pensée de l’originaire qui est tout autant l’impossible pensée de nous-mêmes. Ce qu’il y a d’innommable et d’innommé dans cette jouissance demeure précisément inqualifiable, étrangère au logos, aux mots. Jouissance énigmatique, elle relate un temps d’avant toute parole, mythique elle a la couleur des mots, le murmure du temps. Du fait qu’elle est Autre, il n’y a pas de rapport sexuel, autre formule consacrée du lacanisme qui signifie l’incommensurabilité des sexes hors de toute écriture logique qui en articulerait le rapport sexuel, la loi sexuelle de la différence des sexes. Il autorise l’accès à un au-delà de la loi qui se resexualise sous divers modes, travestissements, fétiches, machine, fouet. La jouissance perverse est celle qui se rapproche le plus de l’inanimé, du risque de la mort.
La tradition occidentale de l’amour, plus particulièrement l’amour courtois dont nous parle Rougemont et ses « valeurs de fidélité », cet amour pense l’amour plus fort que la mort. Julie, l’héroïne de la Nouvelle Héloïse le sait. Sa vie promise à tous les renoncements, aux devoirs ingrats ne retrouvera son amour pour Saint-Preux que dans l’au-delà. Un amour plus fort que l’amour, comme le pur amour de Madame Guyon qui pousse son renoncement jusqu’à renoncer à son salut, pour fuir les séductions de l’amour propre qui la feraient tomber dans les illusions de l’amour de soi, là ou elle aspire à un amour de Dieu. Aimer sans retour, sans compensation, sans gratification. Aimer dans le refus d’aimer a été pour Kierkegaard une manière de jouir de ce qu’on refuse. Amour mystique, métaphysique, il sombre dans la mélancolie quand Régine trouve un époux. Amour romantique creusé au fond de l’âme pour jouir du renoncement de celle qu’il aime. Mourir d’amour reste la certitude de n’atteindre l’autre que dans la mort. Plutôt se perdre que perdre l’amour. Dans Deuil et mélancolie, Freud remarquait que lorsqu’on perd une personne, on ne sait pas trop qui on perd en la perdant. L’impossibilité de faire un deuil relève d’une impossibilité à perdre l’objet d’amour dont on garde en soi le mortel soleil d’une lumière qui ne s’éteint jamais. C’est la mort vivante. La parole d’amour est condamnée à errer indéfiniment, précisément parce qu’elle ne peut atteindre l’être. Parce qu’elle le rate, elle est condamnée à errer encore et encore. Avec le lesbianisme, le phallus ne disparaît pas mais se constitue comme un site d’identification diffèrent de la scène d’hétérosexualité normative. Il s’agit de resignifier la sexualité dans son rapport au phallus ainsi qu’une critique de la conception lacanienne du lesbianisme « comme hétérosexualité déçue » et sortir de ce fait de l’androcentrisme.
L’ontologie dont nous parle J. Lacan commence par l’injure, une injure qui touche l’être et interdit toute parole. L’injure comme le regard réduit à un mot, l’essence d’un individu, l’épingle à une identité irrécusable. L’injure signifiant sans excès, sans débordement, fixe le sujet à son être, le cloue à un mot, le ruine de toute capacité langagière.
Ecoutons ce qu’en dit Goebbels : « On ne peut atteindre plus profondément un juif qu’en le désignant par son essence. Appelle-le canaille, crapule, menteur, criminel, meurtrier, cela le touche à peine de l’intérieur. Regardes le fixement et calmement pendant un moment, puis dis lui : « vous êtes juif », et tu remarqueras avec étonnement combien, au même instant il se trouble, combien il est gêné et conscient de sa culpabilité ». La perversion a été de faire d’un nom commun une insulte. C’est là où le nazisme a pu exceller dans cette distinction du langage, dans cette atteinte portée à la langue qui inverse silencieusement le sens des représentations, c’est à dire que chaque mot peut accéder à cette place d’autant plus aisément qu’il n’est pas soupçonné d’être une injure. C’est la capacité à détourner la langue de son sens ordinaire pour faire entrer la réalité dans l’idéologie.
Du sexe en éclat, expérience de la limite, de la force révolutionnaire du désir, du sexe réassigné, du vrai sexe à sa vérité, du sexe du cyborg à la novlangue, un sacré parcours vient d’être accomplit par un sexe en quête d’appartenance et de retour a la maison soit dans la langue, soit dans le corps. On doit retenir cette particularité de l’auteur à parler du sexe, du nôtre et de celui que l’on pratique. Depuis le mouvement MeToo, on cherche à connaître le sexe dans toute sa complexité. Le sexe évadé devient là une importante contribution susceptible de nous éclairer sur ces questions à la veille d’être relayées aux rayons des incertitudes que prépare « la révolution woke » présentée par le Dr J.-F. Braunstein ou l’effacement nous menace.
Ce que nous propose G. Zimra est une sorte de manuel de philosophie politique susceptible de fournir des appuis aux mouvements féministes contemporains. Peut-on parler d’un examen historique de la politique et de l’éthique du sexe une fois que ce sexe a trouvé sa place, libérant, ce faisant, nos sexualités ?