Présentation croisée
Le sexe dans tous ses éclats et débats
Le sexe évadé
Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2023
Georges Zimra

Les politiques du sexe entre aliénations et émancipation

Marie-Laure Dimon

 

Dans son ouvrage intitulé Le sexe évadé, Georges Zimra développe en premier de façon narrative le principe organisateur des sociétés humaines, qui a reposé jusqu’alors sur la différence des sexes. Il nous convie à étudier l’histoire des sexes et des sexualités faite de dominations, d’asservissements et d’assignations, histoire qui s’est établie à travers des conceptions du théologico-politique et du phallocentrisme où le sexe masculin a dominé le sexe féminin.

La notion de « différence/domination » constitue le fondement de la première pensée de l’autre en Occident. L’auteur se penche alors sur la déconstruction du patriarcat, en examinant ses effets, ses causes et ses conséquences sur les individus et les sociétés. Pour ce faire, il fait appel à plusieurs disciplines qui articulent le langage, l’histoire et la psychanalyse.

Il convient ici de saluer l’érudition de l’auteur en tant que psychanalyste dans une visée lacanienne. G. Zimra illustre comment l’effondrement de la figure du père « a sonné le glas de la vision traditionnaliste et inauguré l’entrée fracassante de la modernité dans l’histoire ». Si Lacan a montré que la prérogative conférée au père tenait à la singularité du désir, Freud avait lui instauré sa conceptualisation sur la singularité du sujet qui demeure aliéné à la figure du père, ce qui nécessite sa déconstruction en psychanalyse. De plus l’auteur, de façon freudienne, nous invite à comprendre que « la dimension sexuelle est au cœur de la fabrique de l’inconscient » et combien la question du père n’est pas étrangère à la naissance de la psychanalyse.

Dans la continuité de l’ouvrage, je ferai deux propositions de lecture à partir du choix du terme « évadé » dans le titre, ce qui me permet d’abord d’évoquer la célèbre phrase de Freud : « Si nous ne pouvons voir clair, au moins voyons-nous clairement les obscurités ».

1-   Le sexe tente de s’évader de l’aliénation à la figure du père

De cette évasion, Georges Zimra explore les zones d’ombre ainsi que les aspects cachés liés à la différence des sexes et au patriarcat. Cette exploration amène le lecteur à saisir ce socle freudien au fondement des civilisations et des cultures en Occident jusqu’à nos jours, socle qui s’enracine dans une visée hiérarchique dominant/dominé auquel Lacan ajoute une soumission à la langue.

Pour évoquer le patriarcat tant chez l’individu que dans le social et de ce fait son universalité, Georges Zimra convoque l’anthropologie freudienne pour aller à la source de la civilisation. Ceci est illustré dans Totem et tabou à partir du meurtre du père primitif qui est la marque de la privation sexuelle. C’est une heureuse fiction, dit l’auteur, qui donne la place de la loi dans la Cité, la loi symbolique. C’est la loi du désir et non ce que nous vivons aujourd’hui, un monde qui refuse la privation sexuelle quand le désir fait la loi, dit l’auteur.

Dans Totem et tabou, Freud fait du crime le socle de la loi : « inatteignable en son fond, en son origine, en son histoire ». G. Zimra développe cette idée qui se fonde sur la capacité symbolique de la mort renforçant la capacité spirituelle et la capacité d’abstraction. Il étudie, dans la modernité, l’évolution de la culture et de notre société à l’aune de ce solide référentiel théorique Freud/Lacan. Cependant, nous y percevons en filigrane la question du féminin dans les interstices individu/social.

  1. Zimra adopte la perspective de Lacan en ce qui concerne sa conceptualisation des normes symboliques, qu’il distingue des normes sociales en mettant l’accent sur leur nature linguistique. Lacan critique les nouvelles utopies sociales qui remettent en question la figure traditionnelle du père dans sa fonction. Ainsi, en reconnaissant la fonction symbolique du Nom du père, Zimra lui accorde un statut de loi primordiale précédant la culture et l’histoire. Cependant, le risque de dilution du nom du père au sein de la multitude se pose, conduisant Lacan à introduire l’idée des « noms du père » comme pluralisme. Ceux-ci seraient attachés à la chaîne des signifiants linguistiques, dont on ne peut éluder que derrière les mots, il y a la chair ( le sensible, le féminin).

L’objection de Lacan quant aux utopies sociales s’oppose aux tentatives de déstabilisation du rôle traditionnel de la figure paternelle. Au lieu de placer le père dans un champ symbolique, les nouvelles utopies cherchent à le définir en tant que « personne responsable de ses œuvres et de ses limites ». Il devient un allié de la mère. La question cruciale demeure : le nom du père risque-t-il d’être absorbé au sein de cette multitude, perdant ainsi sa force séparatrice de tiers, son autorité et son pouvoir symbolique ? Freud et Lacan font penser que « ce savoir sur le père » repose sur le principe de la différence des sexes, des génération et du langages en s’appuyant principalement sur le modèle familial de « la famille conjugale en Occident[i] ». Ce modèle, dès les années 1970, a fait l’objet de fortes critiques.

2-   Autre version au sexe évadé, son caractère poétique, (l’interprétation, la métaphore, le sensible) et politique

La psychanalyse, selon Paul-Laurent Assoun[ii], ne peut ignorer les bases anthropologiques et sociales pour établir son propre espace, d’autant plus que la compréhension de l’inconscient emprunte certains éléments de la psychologie collective. Comment la psychanalyse intègre-t-elle ces nouvelles formes de subjectivité basées sur le désir ?

La liberté de penser et l’émancipation sont théorisées par Freud et Lacan à travers la construction abstraite du père. Sa fonction symbolique et le statut attribué socialement ont laissé de nombreuses personnes dans l’ombre du patriarcat. Les progrès de la démocratie en faveur de l’égalité des droits entre hommes et femmes ont mis en lumière l’emprise phallocentrique résultant de la domination masculine. Les femmes et les minorités ont fait entendre leur voix et sont devenues visibles par leur statut social. Elles ont fait valoir que le social se trouvait dans une impasse de pensée créative, de sens et qu’il en était de même pour l’individu et sa singularité à l’intérieur du social . Au nom de l’égalité de droits et des nouvelles subjectivités, le social intègre et n’exclut pas (féminisation des droits de l’homme par Olympe de Gouges).

D’autres personnes considèrent que cette rupture culturelle et sociale est une catastrophe, entraînant un renversement des paradigmes établis qui, actuellement, sont plus rhizomiques que hiérarchiques. Nous sommes entrés dans une grille de lecture individu/société reposant sur un système, un dispositif, en d’autres termes, un ensemble d’éléments qui forment un tout dont les déviances peuvent aller jusqu’à la terreur. Quant à la structure au fondement de l’individualité, telle que Lacan et Lévi-Strauss l’ont explicitée, cet agencement s’est effacé au profit du système défini par Freud – perception/sensation – à l’origine du Moi. Ce niveau psychique plus primitif nous fait mieux comprendre l’actuel « tout à l’ego » tant le moi se constitue au quotidien à l’ombre de la figure maternelle.

Aujourd’hui, l’image s’efface du fait de sa saturation et le poétique est au plus près d’une proximité sensible avec l’objet, inaccessible au langage rationnel mais qui vogue dans l’irrationnel avec le risque de n’intéresser plus personne. Selon Jean-Pierre Siméon[iii], la poésie, le poème sont une manière d’être, d’habiter, de s’habiter soi-même ; manière de se tenir au monde face à soi et face aux autres ; manière de résistance intérieure et de s’affronter à tout ce qui est dénié. La poésie offre un espace pour explorer les émotions et les expériences intimes des femmes et du féminin. L’ambiguïté poétique prend ici un caractère prometteur, celui d’un travail psychique qui ne s’enferme pas dans le mortifère de la mélancolie, tant redoutée par Judith Butler. Reproche qu’elle adresse à la théorie freudienne dont l’hétérosexualité est porteuse d’un système binaire, avec une aliénation au pouvoir dominant, empêchant le plaisir sexuel qui deviendra alors infini en dehors du carcan de la différence des sexes.

Ceci fait percevoir que l’intégration du féminin dans les sociétés modernes brouille le langage ( référence à l’écriture inclusive), provoque toutes sortes de crises sociétales en produisant un ébranlement anthropologique.

« L’évadé » dans sa forme poétique laisse entrevoir qu’une partie de l’ouvrage fait une place à un féminin impétueux éveillant la radicalité de l’altérité porté par le politique et les féministes postmodernes et poststructuralistes adossées à la déconstruction. Or, notre société résiste à l’intégration du féminin avec la montée des identités multiples qui atomisent les cadres traditionnels, culturels et anthropologiques au profit d’autres scénarii portés par les identitaires. Ces derniers révèlent leur grande proximité avec le monde de l’originaire et ses richesses de la sensorialité (J. Butler parle de l’hypersensibilité de ces personnes et, dans ce contexte, la psychanalyse n’aurait pas les outils théoriques pour les accueillir). Cependant, leur revendication d’un rejet de l’atomisation lié à un maternel, vécu comme tout puissant ramenant tous les éléments à lui-même, signe leur ambivalence fondamentale au monde de l’originaire.

  1. Zimra questionne ensuite de façon acérée la fragmentation des sexualités et il invite à une réflexion profonde, empreinte de lucidité sur ces notions cruciales des aliénations et de l’émancipation en affinant la compréhension de nos sociétés et de nous-mêmes.

Il convoque les philosophes de la post-modernité, de la déconstruction, tels que Michel Foucault, Gilles Deleuze, et Jacques Derrida. Ensemble, ils ont remis en question les grands récits, les certitudes absolues, et ont ouvert la voie à une approche moins binaire plus complexe de la compréhension du pouvoir, du langage et de la réalité. Deleuze par la contestation de la forme amène à ce que disait Derrida sur une désédimentation des identités. Déconstruire le sujet souverain, c’est penser dans les interstices, car on ne peut se débarrasser impunément de l’étranger, du féminin, et de la pulsion. Nous avons à inventer, car ne sommes pas que le produit des règles, et à nous ouvrir à une nouvelle performativité. La déconstruction, c’est de ne pas se laisser enfermer dans le pour et le contre, comme le précise Derrida, c’est une démarche inventive ouverte pour donner du jeu, de la vie, aux pensées dites subalternes et aux pensées de la décolonisation.

Au centre du social et du politique se met en place l’individu/acteur. S’il ne reconnaît pas la différence des sexes dans sa fonction organisatrice de la pensée, c’est qu’elle lui impose une pensée homogène déterminée par l’assignation du sexe et du genre qui s’oppose à l’hétérogénéité de la fluctuation de ses désirs sexuels. Il s’opère une déconstruction du sujet de la singularité dans le social et il se situe dès lors sans Œdipe, sans phallus et sans castration. En effet au-delà de l’Œdipe, il demeure une jouissance qui échappe à la fixité de la structure œdipienne par la jouissance du corps, la Lalangue pour les lacaniens.

La jouissance du corps est ce premier contact « peau à peau » mère/enfant mis en mouvement par la violence de l’interprétation (Piera Aulagnier[iv] quand une psyché qui a refoulé rencontre une autre psyché qui n’a pas refoulé, et ceci à partir d’un porte-parole portant le social, la culture. Ce traumatisme prend son sens dans l’après-coup avec la haine de la séparation, de l’arrachement, qui contribue à lui donner une structure primaire faite d’éléments hétérogènes qui se métabolisent. Cette violente blessure narcissique peut surgir tout au long de notre vie et le social peut être un révélateur de conflits qu’il entretient avec les individualités.

L’idée d’accueillir le surgissement d’un refoulé originaire, c’est accepter d’explorer les strates les plus profondes de la psyché pour penser, comprendre l’émancipation du sujet dans le contexte de la pensée Woke. C’est « être éveillé », conscient des injustices sociales et chercher à s’émanciper des structures oppressives. Cependant les dérives du wokisme se manifestent par l’émancipation poussée à l’extrême pour rechercher des nouveaux plaisirs sexuels individuels, ainsi le militantisme essentialiste, le communautarisme priment-ils sur l’universel.

Alors la jouissance ! La victimisation ! Nous ne cessons de déconstruire pour accompagner notre fragile émancipation, victimes d’avoir été enfermés dans nos collages matriciels.

Le livre de Georges Zimra déploie une riche pensée , adossée à l’histoire de la sexualité et nous ouvre de nombreuses perspectives pour nourrir une réflexion sur la multiplicité des possibles qui s’offre au sujet désirant avec tous ses excè

[i] Emmanuel Gratton, « La figure du père en psychanalyse – Un effacement institutionnel au profit d’une implication relationnelle » in Revue des politiques et familiales 2021/2 (N°139-140). Editions Caisse nationale d’allocations familiales. https://www.cairn.info/revue-des-politiques-sociales-et-familiales-2021-2-page-79.htm.

[ii] Paul-Laurent Assoun, « L’Anthropologie psychanalytique » Dans Figures de la psychanalyse 2009/1 (n°17), pages 43 à 53, Toulouse : Éditions Érès.

[iii] Pierre Siméon, conférence « L’objection du poème », colloque L’Esprit de résistance organisé par l’APF le samedi 16 septembre 2023.

[iv] Piera Aulagnier, La violence de l’interprétation – du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, 1975.