Présentation croisée
Le sexe dans tous ses éclats et débats
Le sexe évadé
Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2023
Georges Zimra

Recension

 Serge R. Raymond

 

En 2008, je proposais La politisation de l’ordre sexuel. Je me contenterai de relire à haute voix la quatrième de couverture : « Les conquêtes féministes, la lutte des minorités pour leur reconnaissance illustrent exemplairement la volonté humaine de se libérer des contraintes imposées par la Nature ainsi que des idéologies qui s’y adossent au nom d’un Ordre du Monde jugé éternel. […] Faut-il rejeter l’anthropologie, la psychanalyse suspectes, au nom de la défense d’un Ordre Symbolique œdipien transcendantal, de s’opposer à toutes libertés politiques nouvelles acquises dans le domaine de la vie privée, de la filiation ? Alors que pour Judith Butler la référence à des concepts comme homme/femme, féminin/masculin est réactionnaire car construite par des discours sociaux et culturels. Les pratiques « queer » visent à pervertir ces immobilismes en plaçant l’accent non sur l’introspection et le désir mais sur l’action et la recherche de nouveaux plaisirs individuels et collectifs. Il faut se construire, comme le dit Foucault, une nouvelle esthétique de l’existence. »

En 2019, rajout par Heurs et malheurs de la sensation et du féminin. Toujours la quatrième de couverture : « L’affirmation du plaisir sexuel féminin fait vaciller Freud et le masculin traditionnel. Et c’est le « maternel » qui devient la mesure de notre sociabilité. »

2023 donc Le sexe évadé[1], titre choc du dernier livre de Georges Zimra. L’auteur affiche des ambitions qui dépassent la dimension du pamphlet dénonciateur. Disons qu’il s’agit d’une anthropologie du sexe moderne, scrutée par un psychanalyste lacanien confirmé, d’un certain type encyclopédique.

Les études sociales veulent accéder à la scientificité. Lévi-Strauss : le modèle, c’est la linguistique structurale de Saussure. Ce qui compte pour aborder l’homme, ce n’est plus seulement la mesure mais, comme dans les sciences naturelles, d’appliquer le raisonnement mathématique. Là réside la coupure épistémologique. Les notions de sentiment, de fatalité ne sont pas des notions scientifiques. Lacan a suivi : la première question que doivent se poser les analystes : « Pourquoi sommes-nous amenés à penser la vie en termes de mécanisme[2] ? » Exit les réflexions, éventuellement pertinentes, sur l’évolution darwinienne de l’homme, son animalité, sa néoténie, sa prématurité, son altricialité, son développement. Délestage de « l’abominable vêtement de corps » (Grégoire le Grand), de la chair, de la biologie qui n’est pas la mécanique, de ses mutations et incertitudes. Délestage des affects, des passions, de la haine destructrice, mortifère, de l’abjection de Julia Kristeva. Jean Nadal : « L’emprise reste indépassablement liée à la logique narcissique constituée d’une violence originaire[3]. » Délestage de la prise en compte de l’accumulation culturelle, de l’Histoire, véritable ennemie. Auto-engendrement. Suprématie du signifiant qui détermine actes, paroles et la destinée d’un sujet à son insu. La séparation entre l’intellect et le sensoriel se veut radicale. La sauvage pulsion freudienne est occultée, le sexuel devient passion du signifiant, le corps, souillure, déchet. Zimra (p. 48) : « Le Père est un pur signifiant « une reconnaissance non pas du père réel, mais de ce que la religion nous a appris à invoquer comme le Nom-du-Père » ». Toujours Lacan : « C’est par la parole que l’homme advient », par sa capacité spirituelle, sa capacité d’abstraction (p. 49). Lacan, nominaliste : « C’est le monde des mots qui crée le monde des choses[4]. » Créons-nous vraiment culturellement toutes les lois du fonctionnement du vivant ? Proclamation logique de Lacan : « L’inconscient donc n’est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan[5]. »

Mais pour les post-modernistes tout cela n’est que fariboles. La psychanalyse peut-elle supporter la théorie du genre issue des travaux de Stoller et de John Money sur le transsexualisme ? Le biologique se réfère au sexe : chromosomes, gonades, hormones… Le genre, lui, considère la sexualité comme essentiellement déterminée par la culture, par les expériences post-natales. L’anatomie n’est plus le destin. Le clitoris n’est pas un petit pénis ! Le genre, cela se choisit, il peut et doit être fluide. D’où l’acronyme LGBTQIA+, lesbien, gay, bisexuel, transsexuel, queer, intersexuel, asexuel. Liste non close. Il n’y a pas deux sexes, deux genres, il y a n sexes. Non plus le Droit, la Loi, mais des droits, des expériences.

Tour de passe-passe de Zimra : l’analyse lacanienne permet de déjouer le piège de la prison : il y aurait autant de signifiants que de genres, autant de genres que de signifiants. Fluidité garantie puisque dans les deux champs, le post-modernisme et le lacanisme, nous pouvons faire fi du corps et de ses limites. Tracasserie par l’énoncé, page 77, d’un « signifiant féminin, sans signifié, une forme féminine, sans idée préalable de la femme. » Signifiant féminin ? Féminisme exprimé par Zimra : les femmes sont captives des fantasmes des hommes, elles sacrifient leurs désirs dans la mascarade de la féminité (page 68). Du fait de sa « castration » la femme joue sur deux tableaux :  celui de la petite jouissance sexuelle humaine et celui de la jouissance absolue, extatique, religieuse, de l’Autre jouissance, de par son identification au Père primitif tout-puissant, à Dieu qui menace de castration tous les fils et impose le renoncement aux plaisirs sexuels corporels. Les prêtres, la Sainte-Vierge, les cloitré(e)s, sont les vraies Femmes qui connaissent le Paradis terrestre. Faudrait convoquer Les bijoux indiscrets de Diderot pour savoir.

La liberté des signifiants sauverait donc le genre de la cage du sexuel. Interrogation sur le langage et ses facultés de déplacement dans l’espace et le temps. Le premier homme qui devrait disposer d’un signifiant (première opposition de deux phonèmes) n’a pourtant rien à dire puisque n’ayant aucune expérience humaine. Le langage, – un signifiant flottant non encore fixé à un concept –, n’a donc pu naître nécessairement que d’un coup[6]. Nécessité à qualifier de religieuse ? Chomsky, le contempteur de Lacan, donne une théorie du langage fort différente. Pour lui il existe une connaissance innée d’une grammaire élémentaire générative, universelle. C’est le mécanisme d’acquisition du langage qui est inné mais la langue n’est pas innée. À l’origine le langage était gestuel. Certains grands singes utilisent des pictogrammes et leur capacité de manipulation symbolique est semblable à celle d’un enfant de trois ans. Il ne saurait exister de démarcation radicale entre l’homme et l’animal. Jacques Derrida : « C’est là, je parle des années 1960, que la déconstruction a commencé à se constituer comme… je ne dirais pas anti-structuraliste mais, en tout cas, démarquée à l’égard du structuralisme, et contestant cette autorité du langage[7]. »

Foucault voulait « désexualiser le plaisir ». Des plaisirs ? Il faut en produire des nouveaux. Les concepts de désir, d’inconscient liés à l’ordre symbolique, à la mystique du signifiant doivent être récusés.

La théorie woke est différente de la philosophie queer qui se veut ouverte. Le wokisme convoque la théorie du genre, une théorie critique de la race et la théorie intersectionnelle. Polarité sociale sur la question trans. Une femme est toute personne qui se prétend femme. « Si tu te poses des questions sur ton genre, tu es trans. » Le combat contre la transphobie, comme l’opposition à la libre « transition » hormonale, chirurgicale d’un adolescent, voire d’un enfant, doit être impitoyable. Le wokisme veut réécrire l’histoire et purger la culture. Toutes les sciences, biologie et mathématiques, rabaissent les subalternes, les minorités, les racisé(e)s. Les mythes, les savoirs locaux, les identités émotionnelles ont autant de valeur que l’injuste connaissance scientifique, voulue universelle. Il n’existe que des points de vue.

Le livre de Zimra aborde tous ces thèmes, à fond. Au-delà des polémiques inhérentes au monde analytique, il faut y percevoir une vigoureuse défense des libertés civiques. Ne pas oublier les condamnations, les bûchers des sorcières, toujours accusées de commerce sexuel avec le Diable ! Appel à combattre tous les préjugés et à se méfier des croyances, fussent-elles susurrées par de Grands Timoniers… Le sexe, et le reste, doivent s’évader des véritables prisons… Mais, l’exercice des tâches liées au maintien de la vie – la faim, la sexualité selon Marx – ne peut éviter la tendance au court-circuit qu’est la pulsion de mort[8]. Savante contribution de Georges Zimra.

 

[1] Zimra Georges. Le sexe évadé. Paris : L’Harmattan. Collection Psychanalyse et civilisations ; 2023.

[2] Lacan Jacques. Le Séminaire, Livre II. Paris : Le Seuil ; 1978, p. 43.

[3] Nadal Jean. « L’éveil du rêve ». Psychanalyse des sources inconscientes de la violence. Paris : Anthropos ; 1985.

[4] Lacan Jacques. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse. » Ecrits. Paris : Le Seuil ; 1966, p. 276.

[5] Lacan Jacques. « Joyce le symptôme. » ; Conférence, 16/06/1975.

[6] Descombes Vincent. « L’équivoque du symbolisme. » Cahiers Confrontations. Paris : Aubier, printemps 1980 ; n°3, p. 77-94.

[7] Derrida Jacques : « Qu’est-ce que la déconstruction ? » Propos recueillis par Roger-Pol Droit, lemonde.fr/archives ; 12 octobre 2004.

[8] Kress Jean-Jacques. « La psychanalyse et ses modèles de causalité. » Psychologie médicale : SPEI médicale ; 1991 ; n°239, p. 1055-1057.