Ils ont révolutionné la peinture.

De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch

Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal

Recension : Yannick Lebtahi

De l’écran à la toile : l’absence à l’origine d’une expérience inédite

 

Zoom sur la fac est un ouvrage collectif que j’ai initié dans le contexte de la crise sanitaire de 2020. L’imprévisibilité de celle-ci et le confinement imposé ont contraint les universitaires à se saisir du dispositif multimédia pour dispenser leur enseignement à distance et ainsi ne pas rompre les liens avec les étudiants et ne pas les abandonner à leur triste sort.

Dans l’urgence des préoccupations d’un monde incertain, les universitaires et les enseignants plus globalement ont inventé de nouvelles formes et de nouvelles pratiques fondées sur la reliance. Les problèmes individuels et collectifs dans leur complexité ont fortement teintés la construction et la transmission des savoirs.

L’incertitude selon Edgar Morin[1] « détermine le caractère aventureux de nos destinées, elle rappelle en effet à notre conscience que la vie de chacun est une aventure, […] mais la vie d’une nation l’est également, et c’est valable pour toute l’humanité. C’est cette incertitude qui confère à une telle aventure d’être singulière. Ceux qui s’escriment à lui fixer des certitudes afin d’anticiper et de limiter les aléas ne peuvent qu’échouer dans leur entreprise. L’obsession de maitriser le futur en contrôlant les facteurs d’imprévisibilité est aussi inepte que délétère. Se camoufler, occulter le caractère incertain de l’aventure humaine est une illusion, et la pandémie de Covid19 sert peut-être à faire prendre conscience que l’incertitude ne résulte pas seulement d’un virus, mais est liée aussi à l’avenir et au destin de l’homme ».

Selon moi, face à l’écran de l’ordinateur ou du smartphone, l’aventure incertaine d’un réel fabulatoire nous a confrontés pleinement à notre désir de voir – à notre pulsion scopique – tout en nous plaçant face au vide (au rien) d’un espace infini.

En effet, face à l’écran – face au flux incessant – nous ne sommes en aucun cas passifs, mais plutôt engagés dans une confrontation avec nous-mêmes et avec les autres.

Devant nos écrans, nous sommes en activité, une activité qui siège dans l’inconscient sous la forme d’un vaste mouvement de régression narcissique.

Nous sommes en sur-perceptivité et en sous-motricité à l’image du petit enfant face au miroir primordial.

Poussé par la pulsion scopique, — elle-même issue de l’interdit du trou de la serrure de la chambre parentale que certains appellent voyeurisme dans mon domaine — s’instaure alors le leurre d’une vision complète, extensive et terminale, un inextinguible désir de voir, d’en voir toujours plus qui nous empêche de quitter l’écran, de quitter ce qui nous est donné à voir et à entendre.

Chacun communique avec lui-même au sens plein du terme, c’est à dire avec des phénomènes de feed-back, d’implication, de choc en retour et d’interaction entre ce que l’on est, ce que l’on a été et ce que l’on projette de soi, de nous.

Au travers de cet ouvrage, j’ai cherché à mettre en partage des expériences vécues dans la solitude face à l’écran – bien qu’irrévocablement reliés les uns aux autres – pour montrer combien le non-lieu que nous imaginons ouvre le champ du possible.

La mise en lumière des postures réflexives et critiques participe au tissage des liens sociaux numériques et dessine leurs enjeux humanistes.

L’écran ou l’interface, à l’image de la toile ou de la feuille blanche, est un obstacle source de tensions que chacun à sa manière a dû franchir pour une créativité singulière.

Ce qui est inédit à ce moment-là se situe du côté de l’articulation entre la culture professionnelle des enseignants et la culture numérique, et les opérations de transferts de leurs savoir-faire propres à celle-ci qui s’imposent en retour dans leur pratique pédagogique.

En nous projetant davantage dans la société numérique, nous avons donc été confrontés aux pratiques sociales qui organisent les différents espaces symboliques et numériques. En les prenant en compte, nous avons pensé nos enseignements.

Parce que les modalités de l’expression qui les caractérisent envahissent malgré nous notre société et bouleversent nos interactions sociales.

Dans une forme d’errance à la Robinson Crusoé et avec une certaine curiosité, j’ai navigué à la découverte des potentialités du dispositif et des outils multimédias que j’allais me réapproprier pour imaginer les conditions de la rencontre avec l’étudiant.

C’est précisément à ce moment-là que s’engage une forme de passage à l’acte, un fort désir et je cite Jean Nadal[2] « d’habiter autrement le vide et que chaque peintre en fonction de son histoire, va s’y projeter ». C’est par la création artistique que « l’homme s’y confronte et qu’il peut trouver son autodépassement : aller vers le surhomme, que ses productions deviennent alors le reflet et le miroir de son pouvoir ».

Les dispositifs multimédias modifient nos sens et notre lien à l’autre.

La pertinence du sensible repose sur la qualité de la relation que nous construisons avec notre public. Cette relation complice et complémentaire – qui s’appuie sur un réservoir culturel – ou un langage commun – et sur un référentiel éthique à partager – est un préalable à la transmission des savoirs au cœur de la société numérique.

La surface lisse de mon écran marque la ligne de partage avec les étudiants qui s’affichent chacun dans la galerie d’images — un écran morcelé. La combinatoire entre les différents contextes, les différents espaces-temps expose une architecture d’ensemble au travers de laquelle le jeu des regards et les champs du pouvoir s’orchestrent via l’interface.

  • Quelques fois, les étudiants sont dans leur lit ou en pyjama sur leur canapé, en présence de leurs co-locataires qui interviennent dans la séance souvent de manière incongrue, d’autres déjeunent, des animaux de compagnie font intrusion dans l’écran et la plupart éteignent leur micro. Je suis en train de parler, ils m’écoutent en fond sonore tout en vaquant à leurs occupations et à l’image je les vois parfois discuter, rire avec des personnes qui sont dans le champ ou hors champ.
  • D’autres, connectés grâce à leur Smartphone, se déplacent pour se rendre au travail ou pour prendre un train par exemple et je les regarde au volant de leur voiture, dans le métro ou en train de marcher sur le quai de la gare tandis que j’explicite quelques notions théoriques à propos des images médiatiques.

Aux frontières entre la fiction et la réalité, « de l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique », les sons s’entremêlent et la prégnance de l’image produit alors de vertigineuses sensations.

J’ai été très émue de regarder des fragments de vie  — à la manière des surréalistes – à travers les fenêtres du temps mises en abyme ouvrant chacune sur des espaces productifs et en coexistence. Et, de me contempler en m’affichant à l’écran ce qui est à la source d’un certain plaisir.

En surmontant, ensemble, les principales contraintes pédagogiques, sociales, culturelles et techniques, nous avons assisté à l’effacement du cadre de l’écran et à l’émergence de nouvelles lignes spatio-temporelles.

Face à « l’élargissement de l’espace public »[3], nous nous sommes déplacés vers d’autres écrans à la découverte de nouveaux univers aux dimensions impalpables, mais à re-configurer impérativement dans la perspective pédagogique.

La palette d’effets spéciaux et graphiques contribue à l’élaboration de la mise en scène de soi – de moi-même et de celle des étudiants – et apporte de nombreuses variations pour inscrire la relation interactive et la connoter selon la personnalité ou l’humeur de chacun.

  • Certains choisissent d’intervenir sur fond de paysages ensoleillés ou pittoresques animés ou non ce qui confère à la séance une tonalité particulière.
  • D’autres optent pour le post d’une photo d’eux plutôt que d’être à l’écran, sans doute pour agir plus librement et sans le regard de l’autre.

Très hétérogènes, les photos montrent de jeunes gens dans de multiples représentations de soi qui me force à réagir, mais toujours sur le mode de l’humour et en référence à mes cours portant sur les enjeux de l’image dans la communication. Comme la photo d’un jeune homme qui se dévoile la main sur le sexe et le Smartphone dans l’autre à la manière de certains rappeurs ou celle d’une jolie jeune fille dénudée un verre de bière à la main. J’ai orienté alors nos échanges sur les choix de leur photo pour se présenter et sur leurs enjeux dans la définition de l’identité numérique[4].

  • D’autres encore préfèrent tout simplement poster une photo en référence à notre espace médiatique ou fictionnel comme celle d’un présentateur de télévision connu, d’une star, d’un personnage de jeux vidéo ou de celle d’un super héros.

En référence à l’espace multimédiatique, tous ces choix esthétiques intentionnalisent les modalités de nos interactions en contexte socio-pédagogique digital et révèlent combien notre identité plurielle au sein de la société numérique bouleverse le champ de l’apprentissage et de la transmission des savoirs.

Certains étudiants, bien évidemment, sont assis devant leur écran et je les entrevois – les yeux dans les yeux – reproduisant en quelque sorte la position de l’enseignant face à sa classe.

Le tchat disponible dans les logiciels de visioconférence renforce indéniablement l’interactivité et la créativité entre les membres du groupe. Au service de l’enseignement, il étoffe considérablement la manière de recenser, de partager et de sourcer l’information.

Et enfin, l’usage des symboles graphiques – le pouce levé ou baissé, les applaudissements, le cœur… – renforce l’activité spectatorielle et émotionnelle du moment.

Face à la multiplicité des écrans, j’acquiers une vision kaléidoscopique de la représentation esthétique de la société. L’agora virtuelle dans laquelle nous prenons place suscite des échanges humains originaux et une conscientisation planétaire[5].

Cette prospective nous amène à nous interroger sur les sociétés dans leur globalité et convoque la responsabilité de chacun dans l’orientation démocratique que nous donnerons au monde numérique que nous bâtissons.

Non, nous n’étions pas « en guerre » pour reprendre les propos du président Macron, mais plutôt dans un état de turbulences où tous les possibles sont alors à imaginer collectivement.

Certes, le temps rompu s’est terriblement accéléré, mais j’ai la conviction que nous participons à un nouvel élan humaniste citoyen.

Si notre avenir au sein de la société numérique recouvre de nombreuses peurs et résistances, l’homme planétaire, que nous sommes devenus, participe pleinement à la construction d’une éthique pour un monde en devenir même s’il est utopique.

 

 

[1] Edgar Morin et Pierre Rabhi, Frères d’âme, Éditions de l’Aube, 2021.

[2] Jean Nadal, Ils ont révolutionné la peinture, de l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique, L’Harmattan, Paris, 2022.

[3] Dominique Cardon, La démocratie Internet, Les Éditions du Seuil, Paris, 2010.

[4] Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 » In Réseaux sociaux de l’Internet, Réseaux 2008/vol. 6, no 152, Lavoisier, Paris, 2008, p. 93-137.

[5] Au sens d’Hervé Fischer dans L’âge hyper humaniste, Éditions de L’aube, 2019.