Ils ont révolutionné la peinture.

De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch

Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal

Recension : Serge G. Raymond

Cette recension est aussi paru dans Bulletin de Psychologie 2023/CN582

 

 

Suivons Jean Nadal dans sa « galerie de portraits » de ceux, artistes peintres et de leurs productions qui ont marqué leur époque, en rappelant les dires de Socrate : « il serait insensé de vouloir approfondir les secrets de la grande machine, œuvre des Dieux, alors qu’il nous importe de connaître nos propres affaires, à savoir les choses humaines ». L’auteur, car cette galerie est un livre, Jean Nadal est tout aussi modeste qui relève le défi et nous emmène cheminer avec lui dans un parcours, celui d’un « explorateur d’art » accompagnant ou étant accompagné d’un groupe de « Regardeurs » mobilisé par une érudition donnée en partage et surtout pas assenée comme vérité. Dire de cet auteur, de cette figure de la psychanalyse, qu’il est un peintre confirmé ne saurait surprendre. Et accroître notre curiosité en cela qu’il revient sur son expérience, la déplie pour nous, et nous amène à en comprendre, à en vivre et découvrir la signification, celle du processus créatif qui peut bien unir les peintres et les tenants de la science. Et jean Nadal y insiste : partager une connaissance ou s’entremêlent le sensoriel et l’intelligible, le savoir conscient et inconscient, cette « pensée de la complexité » ouverte par E. Morin dans le champ anthropologique.

Est-ce parce que les peintres, surréalistes notamment, sont révolutionnaires qu’ils se situent hors norme et en proposent une autre ? Ou est-ce parce qu’ils œuvrent à contre-courant et créent un autre univers, qu’ils sont des révolutionnaires ? Pour dire les choses en un autre langage, en se faisant guide, Jean Nadal nous propose une sorte d’ancrage psychanalytique de l’œuvre picturale qui paraît venir confirmer les écrits d’un Sénèque « qu’il n’est pas de génie qui n’ait son grain de folie ». Shakespeare dit-il autre chose quand il écrit « le fou se croit sage et le sage se reconnaît comme fou » Alors ! Révolutionnaire ? Ce qui est peut être plus vrai est que nombre de ces artistes évoquent parfois avec excitation, quelquefois avec crainte, les liens mystérieux qui unissent la folie et la créativité, l’art et la complexité du fonctionnement psychique.

Que nous disent ces révolutionnaires ? Ils font et disent ce que Proust, pouvait ne pas dire à « maman », une maman sans laquelle il n’aurait pu être ou se faire écrivain. Le maternel et l’originaire sont-ils présents chez le peintre, de ces peintres dont la toile est une écriture qui serait enracinée dans le corps de la mère, sorte de lieu de vie du fœtus et de son colocataire, le placenta, qu’il a su construire, et dont il sera séparé en quittant la cavité intra-utérine ? C’est là où l’auteur prépare son parcours et nous fait entrer dans un autre univers, dans un royaume auquel on accède avec la clé de la sublimation, d’une sublimation qui fait que l’artiste projette sur la toile l’étoffe de ses symptômes. Ce faisant le guide se dévoile et paraît s’analyser lui même en cela que c’est dans ses projections que s’élabore l’expérience picturale, celle aussi des cinq artistes mentionnés dont il nous relate l’itinéraire intérieur, sorte de voyage « métanoïde » (R.D. Laing), en nous dévoilant ce qu’il y a de Cézanne et du maternel dans ses liens avec la montagne Sainte-Victoire et ses couleurs violines au soir descendant. L’œuvre serait-elle une production singulière dont la destinée ouvrirait à l’universalité ? L’artiste connaît l’incertitude face à ce dont il a l’intuition sur les apports de son œuvre. Peut-on, en la circonstance, et par le pinceau, soutenir de l’œuvre picturale qu’elle relève d’un étrange arrimage ? C’est, à mon avis, ce que nous transmet Jean Nadal quand il investit dans le présent de ce qui s’imprime dans son regard et vient s’imposer dans l’œuvre. Il est un fait que les cinq peintres évoqués dont il nous dit la singularité soient des chefs de file, ou des influenceurs, en s’emparant de l’espace pictural jusqu’à en devenir captifs. Echappent-ils, ce faisant, au regard du psychanalyste, ou bien aux découvertes scientifiques de leur époque ? Sont-ils dedans ou sont-ils dehors ? L’incertitude fait-elle la révolution ? Au delà des apparences, se jouent des lois qui viennent bouleverser les notions de réalité (ce qui est), de réel (ce qu’on fait, de la réalité, ce dans quoi on bute) et qui conduit à la légende (composition réalité/réel : sorte d’aménagement ) voire au mythe. Paul Valéry, parlant du « visible et de l’invisible » ne dit pas autre chose quand il se demande « Que serions nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? ». Vu et être vu, peut-être ? Il y a aussi le moment agissant (le mouvement) qui correspondrait à une sorte de clinique des effets produits. En somme, ce qu’on peut retenir, du coté du lecteur, du coté du « regardeur » , du côté aussi des « passants » c’est que cette visite en compagnie de l’auteur est un événement dans cette conception même de l’histoire de l’art qui se déroule sous nos yeux, de ceux aussi qui ont un intérêt pour cette singulière histoire que nous invite à entendre Jean Nadal. Après tout, chacun « grappille » les sciences humaines (se les accaparent), les faits siennes et les consignent dans une sorte de carnet d’étonnements qui leur servira de vade-mecum, soit de grille de lecture dans un autre temps, ce temps dont nous parle Spinoza : « Ce temps qui serait le présent dont on garde le souvenir. »

Car ce que nous propose le psychanalyste-peintre, c’est de le suivre dans ce qui peut être pensé comme une authentique épopée marquée par neuf étapes, neuf stations qu’il nomme « parti pris » : c’est assurément son engagement :

Son premier parti pris consiste à convoquer l’inconscient et lui demander de dire sa vérité, celle de ne pas affadir l’œuvre, d’éviter de la réifier, surtout de l’appauvrir. Le tout accompagné de nombreuses objections qui ne sont pas nouvelles.

Le deuxième se place sous l’égide de la légitimité pour cette raison qu’il se trouve confronté à des problématiques apparemment paradoxales. Lesquelles augureraient d’un dédoublement du positionnement, sous la rubrique de la toile, cet objet psychique.

Le troisième parti pris donne priorité aux écrits des peintres, aux annotations et observations dont leurs travaux font l’objet. Ceci afin de conserver l’authenticité des témoignages mais aussi les apports de leurs contemporains, ceux des exégètes comme ceux des historiens de l’art sans oublier le point de vue psychanalytique eu égard à la problématique de l’inconscient. Là, Jean Nadal se fait chercheur.

La quatrième station ouvre à un questionnement à propos du rôle du corps (celui du peintre) et de ses investissements projectifs dans l’espace du figuratif de l’acte de peindre. Ceci à partir du moi corporel, comme une écriture en tant qu’incarnation des traces sensori-motrices. Là où Cézanne insiste sur le caractère biologique de la couleur. Là où Miró et Kandinsky le rejoignent l’envisageant au niveau cellulaire dans un « Courbet » où s’affrontent pulsion de vie et de mort (Cf. La pulsion de peindre, la toile et son inconscient). Jean Nadal poursuit, ce faisant, sa réflexion tout en s’adressant tant aux psychanalystes, aux peintres, aux scientifiques, qu’aux historiens de l’art. C’est bien là la prouesse de son entreprise : la publication de ce bel ouvrage.

Le cinquième parti pris est d’interroger la nature de l’art envisagée à partir du continuum hallucinatoire et du surgissement de l’inquiétante étrangeté dans le fonctionnement psychique individuel et l’imaginaire social. Une cosmogonie dominée par le « double », un double que Derrida érige en loi qu’il nomme « dissémination »

Le sixième, parti pris est celui du travail de la toile sur le modèle du travail du rêve posant que le tableau est l’expression des « représentations » du corps psychique, soit la configuration d’une réalité mentalisée dans le jeu entre le caché et le montré : vu et être vu, présence et absence, hallucination positive et hallucination négative des rendus pré-langagier des traces mnésiques qui, dans leur corporéité sont en lien avec la temporalité de la sensorialité originaire.

Le septième engagement, interroge la notion d’esthétique dans la création artistique et la question de la beauté vis-à-vis d’un art qui se déclare toujours « nouveau » en rupture, s’affirmant contemporain, moderniste, révolutionnaire, se renouvelant perpétuellement dans la figure hégélienne de ses « leçons d’esthétiques ». Fondamentalement inscrite dans l’exigence interne à créer, mobilisant cette contrainte à représenter, l’épopée fantasmatique-narcissique de « renaissance de soi même, l’œuvre attend une reconnaissance dans le regard de l’autre et l’acquiescement complice dans les échanges trans-narcissique autant dans la vie que face à thanatos.

Cette huitième étape ne s’attache plus à la peinture pour elle-même. Se voit alors interrogées l’évolution de l’art par rapport au corps propre et sa projection dans l’écriture picturale, mais aussi l’influence des théories et inventions scientifiques sur le travail des peintres et l’inconscient des chercheurs car « ce qui frappe tout d’abord ce sont ces apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient.

Ce neuvième et dernier engagement insiste sur l’influence des différentes théories scientifiques physiques, chimiques, mécaniques, quantiques et mathématiques d’une part et de l’autre, des points de vue philosophique où l’apport de la psychanalyse ne joue pas un rôle mineur. La création artistique aboutit à l’abstraction et à l’art conceptuel. Assistons-nous à la naissance d’un nouveau langage ainsi qu’à la création de nouveaux concepts ?

Le regard de jean Nadal est résolument freudien, avec cette précision que si Freud utilise la métaphore à partir des modèles scientifiques dans sa constitution de la théorie psychanalytique, le temps s’est écoulé et le peintre psychanalyste ouvre la connaissance à un invariant psychique : l’hallucinatoire comme matrice de la pensée et du désir de la mettre en œuvre. Si on retient qu’il existe un conscient artistique pictural contemporain se référant à la physique et à la technologie quantique, l’inconscient partagerait-il la même invisibilité énigmatique que l’objet quantique ?

Quoiqu’il en soit, la toile comme lieu du corps imaginaire, investie sexuellement, favorise la mise en œuvre de l’économie du plaisir dans la scansion tension/détente, libération des tensions accompagnée « d’une prime de séduction ».

Ainsi, le regard freudien du psychanalyste peintre fait œuvre de « désenfouissage » en ramenant dans l’actualité des couches archéologiques dont la toile est le réceptacle, sûrement aussi le miroir en ce qu’il vient dévoiler du caché, du dissimulé. Il révèle au regardeur ce qu’il y a de l’invisible derrière le visible, ce qu’il y a de caché sous le pinceau du peintre et du rapport du peintre à sa toile. On en arrive à se demander s’il est envisageable d’entrer en écriture par la peinture. C’est bien là la performance de Jean Nadal. En fait, à propos de P. Cézanne et de sa montagne Sainte-Victoire, il propose aux regardeurs ou à ses lecteurs de pénétrer psychothérapeutiquement dans les souffrances ou dans les affres qui donnent corps et épaisseur à l’art, à la peinture, au corps de l’œuvre et ceci, en n’omettant pas de souligner l’itinéraire douloureux de son art, de l’art pictural. et du travail de l’artiste.

Par l’hallucinatoire, il revient à Freud et son Esquisse pour une psychologie scientifique pour évoquer la « chose », celle de S. Faladé, cette partie inassimilable, hors du champ de la représentation visuelle et de la mise en mot, ombilic du rêve. Cette butée, ce « nœud » de l’ininterprétable, à partir duquel Lacan envisage le concept d’objet perdu à jamais retrouvé et maintenant sa présence par l’absence. Le jeu de pousse-pousse, ou jeu de taquin dont le vide, le trou permet la circulation des autres assemblages et devient la représentation du manque. Cette crainte de « manquer de manque » renverrait à la genèse et aux fondements des périodes archaïques de l’hallucinatoire, du désir, à partir aussi du « cri d’appel ».

Miró et Dupin fondent la quête de l’objet perdu, celle de la peur de manquer dans le travail de la poésie, en ouvrant la voie à l’énigme de l’invisible consubstantiel au visible, de l’irreprésentable qui tente de s’affirmer dans la dispersion des particules, le rébus, le hiéroglyphe et le mythe. Faire chanter les mots, les signes, l’image de la lettre, formes graciles, ténues, épurées mais gravées par l’acide tout en laissant une ouverture vers le dépouillé , l’infini et l’énigme de la création de l’œuvre d’art. Comme s’il était en son pouvoir d’accéder, à notre insu, au sens du non-sens. C’est pourquoi « certains actes conscients, pour Freud, restent sans cohérence et incompréhensibles si nous voulons maintenir la prétention que nous devons aussi nécessairement faire l’expérience, par la conscience , de tout ce qui se passe en nous en fait d’actes « animiques » ».

« Freud a notamment insisté, dès le début de son œuvre, sur l’importance d’une première mémoire archaïque de nature essentiellement perceptive, composée de traces perceptives qui ne sont traduites ni en images, ni en mots, en termes freudiens, ni en représentations de mots. À cette époque Freud distingue trois types de signe, perceptifs, affectifs, conceptuels, qu’il conceptualisera ultérieurement comme trois types de traces, traces perceptives et traces représentatives enregistrées sous forme de représentations de chose ou représentation de mot. »

C’est dans le registre archaïque que la plupart des psychanalystes du XXe siècle ont introduit des concepts spécifiques pour pouvoir penser les premières expériences sensori-affectivo-motrices dans la relation à l’objet comme les protoreprésentations (pictogramme, objet agglutiné, signifiant formel et bien d’autres encore… ces différents concepts désignant les formes primaires de symbolisation.

Pour les tenants de l’art conceptuel, toute proposition est élevée au statut d’autre pour peu qu’elle se révèle immatérielle, délivrée de la forme quitte à être invisible, codée, virtuelle ou réduite à « l’état gazeux » selon l’originale formulation reprise ici, d’Yves Michaud.

Au total, on doit se demander ce que peut bien être l’encrage psychanalytique de l’art pictural. Ce que nous en transmet, ou mieux, fait passer, Jean Nadal, en direction des psychanalystes, aussi des psychologues (surtout projectivistes rompus au maniement des Techniques projectives ; Rorschach et TAT) auprès des regardeurs et des artistes de cet art de la peinture, c’est que quelque chose d’innommé, un vide, un trou, un manque, cette conscience là, diffuse, devient noyau organisateur des représentations qui vont venir le combler. On approche mieux les hantises du passé qui font la singularité des peintres et de l’art pictural. Que vient cacher le visible ? Qu’est-ce qu’il y a dans le pinceau de l’artiste, à l’intérieur de la toile, ou dissimulé derrière elle ? Les figures s’animent-elles ou sortent-elles de la toile pour guider Harry Potter dans les labyrinthes de l’Ecole Poudlard ? Les artistes invitent-ils les regardeurs à se projeter dans la peinture, dans la couleur, dans l’œuvre ou dans le vide, dans le manque, soit dans les doutes du peintre ?