Regards sur le livre...
Ils ont révolutionné la peinture.
De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch
Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal
Recension : Marie-Laure Dimon
Jean Nadal, psychanalyste, peintre et président fondateur du CIPA[1] situe son nouvel ouvrage dans la continuité de son œuvre et particulièrement de son précédent livre, La pulsion de peindre, la toile et son inconscient. Il convie le lecteur à s’inscrire dans la démarche freudienne, celle de « la psychanalyse est une anthropologie » qui, d’emblée, s’est nourrie de modèles scientifiques, tels que la thermodynamique, la physique nucléaire, en référence à Bion, mais aussi la mythologie, la littérature, la poésie, l’art, la sculpture et d’une façon moindre la peinture. L’auteur développe avec rigueur la notion freudienne d’anthropologie en explicitant ses partis pris conférant sa légitimité à la psychanalyse dans l’appréhension de l’œuvre d’art, « des mondes à l’intérieur des mondes ». Freud s’est essentiellement intéressé à la peinture, rendant compte des effets de l’art sur la psyché par l’analyse des champs de la connaissance sur la dimension picturale qui crée ses effets sur la psyché ou encore par l’analyse de la procédure qui les reçoit.
Ici différentes disciplines vont s’entrecroiser, qui sont au fondement de la psychanalyse. Autrement dit, l’histoire du sujet dans ses racines les plus profondes, celles de l’originaire et de la sensorialité, en lien avec la culture, les civilisations qui s’ouvrent sur le monde du vivant, de la nature. L’artiste, le poète, le peintre, par leur travail métabolisent la pulsion en mobilisant la rêverie. Celle-ci se propulse dans des temps psychiques originaires, ceux-là mêmes exprimés et ressentis par Freud admirant le Moïse de Michel-Ange. Toutefois, son Moïse se doit d’être capable de maitriser ses affects et ses pulsions afin que la vie de l’esprit domine chez l’humain.
La pensée systémique de l’auteur élargit ainsi le champ de la psychanalyse en mettant en évidence les interdépendances de diverses disciplines entre elles – pensée érudite fondée sur un ensemble de connaissances très référencées. L’auteur étudie les avancées révolutionnaires des peintres, tels que Paul Cézanne, Pablo Picasso, Joan Miró, Vassily Kandinsky et Kasimir Malévitch. Ils se sont révoltés contre « l’absolutisme de l’esthétisme du beau considéré comme de l’ordre du sensible, du plaisir érogénisé et de l’harmonie », instaurant ainsi une autre peinture, celle de l’abstraction. Devant cet absolutisme, ils se sont révoltés et, à leur tour, ils ont sombré dans la « maladie de l’idéalité » à partir des caractéristiques associées à la Pureté, au Bien, à la Vertu et à la Vérité.
L’auteur amène aussi le lecteur au-delà de la peinture afin de trouver du commun, de l’universel entre les humains. Approfondissant dans l’inconscient toutes ces perspectives qui convergent vers une étude originale du maternel archaïque, en deçà de la sanction infligée par l’Œdipe aux sujets, Jean Nadal nous fait saisir, à partir du champ de l’abstraction, la source de l’énigme du sexuel, celle d’« être peintre », à laquelle s’ajoute l’énigmatique de l’inquiétante étrangeté très présente par « le désir de créer, mais aussi de réinventer le monde par la peinture. Accéder à la liberté ! ».
Ici, il est important de préciser que le livre s’ouvre par un hommage que Jean Nadal rend à Angelo Hesnard qui fut un des pionniers de la psychanalyse en France, médecin du service de santé mentale de la Marine. Il lui reconnait une liberté de penser ancrée dans le monde, en même temps qu’il crée des lieux de soins dans de nombreux pays, associant sa pensée à la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie, la psychosomatique. A. Hesnard s’intéresse à « la psychotechnique dans l’espace du monde du social et aux pathologies liées au monde du travail ». Il confère une grande importance à la question du narcissisme dans la création qu’il désignera par « l’impulsion esthétique sexualisée ». L’auteur reconnaît que cette conceptualisation est essentielle car elle permet d’adosser la création artistique à « l’affectivité archaïque » comme aux processus oniriques, ceux du rêve nocturne et diurne et ainsi de considérer la pensée comme « un jeu grandiose d’images ».
Dans cette contextualité, le lecteur est amené à adopter une perspective transdisciplinaire avec l’existence de plusieurs déterminismes ainsi qu’une épistémologie complexe et non pure. Influencé par les travaux d’Edgard Morin, Jean Nadal indique combien la notion de transdisciplinarité est nécessaire pour affirmer une pensée d’ouverture qui considère que la vérité n’est pas unique et qu’elle se déploie dans différents champs des disciplines, sous des modes divers. Ainsi le concept de « Pensée complexe » rejoint-il et s’articule-t-il, entre autres, avec les mondes « superposés » et les notions de « condensation », « répétition », « pensée-liaison », de connexion, de déconnexion, d’auto-organisation. L’auteur interroge alors la théorie de « la décohérence » faisant côtoyer par son potentiel métaphorique et heuristique, le monde de l’archaïque à un monde plus secondarisé. La décohérence discrimine, sélectionne des états inhérents aux processus primaires, dans lesquels la psychanalyse permet de rencontrer à différents degrés le refoulement, comme des phénomènes de régression et d’enchevêtrements des fantasmes, des résonances fantasmatiques.
Jean Nadal introduit le monde pictural de l’abstraction pour penser le soi-même et le monde extérieur, la culture, en les pensant en tension. Le lecteur se laisser capter par un autre objet de désir qui n’a plus affaire au figuratif, à l’image aux formes identifiables, mais à l’imagination et aux émotions provoquées par l’éclat, l’image surgissant des couleurs. Les grands peintres de l’abstraction et notamment Kandinsky atteignent par leurs créations « le regardeur » dans son intimité, celle des émotions premières. L’image est fragmentée, pulvérisée, atomisée, le peintre dévore le fruit défendu, éblouissement pictural accroché au beau, au visage maternel, à la pulsion de vie. Ne masque-t-elle pas le fond mélancolique de Bonnard ? S’ensuit le déni, la négation de la réalité par un jeu de la pulsion scopique, de l’hallucination négative, mais comme le souligne l’auteur, l’image a un caractère inexpugnable et envisagée comme nécessité sociale.
Alors, Jean Nadal nous invite à cohabiter en tant que lecteur avec une pensée libre de présupposés affranchie d’une quête de vérité, celle que cherche le peintre souvent dans le désespoir car elle exige du temps et des maturations : « Je vous dois la vérité » et « En peinture aussi, la vérité est près de l’erreur », dit Bonnard; vérité à la source de la créativité et du symbolique dans sa toute première dimension maternelle, celle de l’hallucinée, clé de voûte de la pensée hallucinatoire soumise aux vicissitudes de son déploiement. Ce chemin de la vérité est aussi celui vers la liberté qui est faite de traces mnésiques, de pictogrammes permettant d’accéder à l’intériorité psychique du sujet en se frayant un passage vers l’hallucinatoire.
Ces grands peintres, tels que Kandinsky, Malévitch, Mondrian ont fait de l’art une fonction suprême en unissant l’homme et l’univers, l’intérieur et l’extérieur, le soi et le hors-soi tandis que paradoxalement, ils affirment que la vérité est interne au sujet. Cependant, Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch et indirectement Monnet s’inscriront dans la quête de l’objet psychique, noyau organisateur de divers espaces. C’est à Cézanne que l’auteur réserve une place particulière dans sa relation à l’objet, la toile, « présence hostile » en se référant à Bion, puis à l’objet perçu comme absent. Ceci est illustré par les liens fantasmatiques qu’il entretient avec sa Montagne Sainte-Victoire.
Jean Nadal montre alors la nécessité de s’interroger sur ce qu’il en est de la vérité de la vie fœtale et des fantômes encryptés, monde du virtuel tel que Léonard de Vinci le peint avec le sourire énigmatique de jeunes madones et le dévoilement du mystère du corps maternel. Témoigneraient-elles aussi de sa quête de l’hallucinée du visage maternel ? Quête de l’imago maternel ? S’agit-il alors d’un arrachement au corps maternel qu’il reproduit sur ses toiles ? Toutefois il y a la marque de l’ambiguïté sexuelle de la mère primitive hallucinée !
Selon l’auteur, l’œuvre d’art est un enfant de l’amour qui jaillit de sa proximité avec le corporel maternel et celui en propre du peintre, les frontières étant poreuses entre l’un et l’autre. Cet objet, son œuvre, son tableau est pris dans les errances et les fragilités de la création, le peintre tentant de retrouver l’objet maternel et de traverser les épreuves, les vicissitudes de l’objet perdu et ainsi de « pousser ses premières gammes colorées ou sonores libidinales ». Ce n’est qu’ensuite que le peintre parviendra à se faire un nom, une signature.
Jean Nadal emprunte la voie corporelle et la rêverie maternelle pour définir la création d’un lien qui se psychisera. Il prend alors la métaphore du cordon ombilical entre le peintre, être unique, reconnu et l’objet maternel.
Le fil rouge de l’ouvrage est donc ce lien, fil ténu où s’entremêlent particules et corpuscules, tels des protopensées, pictogrammes, permettant d’accéder au non verbal, à la dynamique pulsionnelle. L’auteur étaye ainsi sa théorie sur l’originaire comme « socle métaphorique de la subjectivité » et rejoint ainsi la pensée théorique de Piera Aulagnier, tout en rapprochant les pictogrammes de la théorie freudienne, celle des traces mnésiques. S’il donne une place importante à la théorie de Piera Aulagnier, il fait de nombreuses références à Winnicott, Bion et Anzieu.
Ce lien archéologique est envisagé par le fait d’« Entrer en peinture » que l’auteur compare à « entrer en psychanalyse » hors du regard de l’autre avec les éprouvés et les émotions que requiert le fait de s’allonger sur le divan, comme le fait de s’allonger sur la toile. Dans les deux cas, il y a un paradoxe, celui de faire face à l’absence.
Ces grands artistes de l’abstraction mettent en lumière leur manière de s’imposer en ne restant pas figés sur une idée. Au contraire l’idée égaye la pensée hallucinatoire. Ainsi une circulation se crée-t-elle dans le courant des émotions suscitées par le surgissement de toutes sortes de phénomènes, l’imprévu, l’inattendu, l’incertitude qui permet, bon gré mal gré, d’accueillir l’aléatoire, l’improbable, l’impensable, la rêverie, les associations d’idée. Ces artistes nous font percevoir les manifestations de l’inconscient voyageant de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Cet « imaginaire quantique » que l’auteur considère comme le déterminant, fondamental de l’évolution de l’abstraction.
Alors l’auteur cherche du côté de la physique quantique en tant que construction originelle de l’objet psychique. Il s’appuie sur les œuvres de Dali et, sur les travaux des physiciens de la mécanique quantique et en particulier ceux d’E. Klein qui explicite le recours à des opérations élémentaires à savoir l’addition et la formalisation où gît le principe de « superposition ». Par exemple dans le passé deux particules ont interagi et se sont imbriquées, elles sont tellement corrélées que dans le présent, elles ont même des liens à distance et demeurent intriquées l’une à l’autre. Référence sera donc faite aux liens qu’entretiennent ces peintres avec les peintres du passé à partir du concept bionien du transnarcissique, formation des Ecoles de Peinture, influence des Maîtres.
Nous suivons plus particulièrement certains grands peintres franchissant le passage de l’impressionnisme vers l’abstraction, tel E. Munch avec « Le cri » débordant de flots conduisant à des hallucinations rougeoyantes au risque de sombrer dans la mélancolie. Ou encore V. Kandinsky qui dissout les formes de corps afin de trouver d’autres configurations. Selon l’auteur, c’est par un continuum hallucinatoire, celui de l’énigmatique, messager ombilical de la sensorialité originaire que les peintres de l’abstraction tentent de maitriser le chaos pour aller vers la temporalité. Ainsi Cézanne avec la « Montagne Sainte Victoire », répète-t-il en boucle sa représentation, afin de lutter contre le chaos. Il s’agit de sortir de la captation de la mère archaïque ! Toutefois, c’est par la structure de la matière hors champ de la mathématique que Kandinsky, découvreur de l’art abstrait, dit lier douleur/couleur entre affect et poids pulsionnel car il associe les couleurs et le son. En mettant l’accent sur le fait que la désintégration de l’atome devient celle du monde entier, l’auteur souligne que cette division de l’atome conduit à une terreur de la dissociation de la personnalité.
C’est avec la couleur, la matière au bout du pinceau, entretenant des liens avec la pulsion que s’entrecroisent des formes picturales, musicales, – « entendre les couleurs » – mais aussi la musique, la poésie, la littérature.
Cet ouvrage est d’une grande richesse, un peu dense parfois tant il sollicite chez le lecteur une posture hybride faite de l’intelligibilité et du monde du sensible. Il témoigne aussi du parcours de l’auteur qui, après l’arrêt de sa pratique de psychanalyste, s’est engagé dans le champ pictural en tant que peintre de l’abstrait, une passion qui est indissociable de la psychanalyse.
Dans un souci anthropologique, Jean Nadal déploie sa pensée en rhizome sur la théorie de l’originaire pour nous faire comprendre « notre monde qui se décompose et essaie de se réorganiser sous nos yeux », sans perdre à aucun moment la quête du lien que soutient la pulsion scopique. Bien sûr le sujet de sa singularité et l’inconscient sont au centre de ses préoccupations et l’art se fait médium avec la culture et les civilisations pour tenter d’apaiser Thanatos afin de cohabiter avec Eros autour de la constitution de l’image.
[1] Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie