Ils ont révolutionné la peinture.

De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch

Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal

Le peintre est-il un animal politique ?

Marie-Laure Dimon

 

Déconstruire le patriarcat, déconstruire la représentation et même l’image pour en donner une autre fondée sur le moi-même et faire que cette image se présente en dehors de la soumission au système de ressemblance, c’est poser les bases d’une autre politique dans une vision actuelle de l’individualisme.

La psychanalyse s’intéresse au sujet singulier qui est, en démocratie, au centre du débat politique et suscite la rencontre avec le moi propre. Celui-ci se constitue à partir du moi corporel et de la sensation qui est à l’émergence du monde « sans objet », celui de la psyché originaire. La mise en relation avec le « sans objet » ouvre au monde de l’objet maternel et de la relation d’objet sous-tendues par la métapsychologie freudienne et ici celle de Piera Aulagnier[1].

Dans une démarche et une conception freudienne telle que « la psychanalyse est une anthropologie », Jean Nadal[2] interroge dans son ouvrage les grands peintres de l’abstraction picturale qui ont révolutionné la peinture au début du xxe siècle. Il explore à partir de cet art pictural du sensible la quête des humains de trouver de l’universel entre eux car ces peintres réinventent le monde à travers leurs créations artistiques en pensant le soi-même et le monde extérieur. Les sensations par le ressenti et le sentiment créent aussi de l’universel avec les autres pays de la planète-terre.

Ces peintres sont allés le plus loin possible dans leur exil intérieur, le lieu de la psyché naissante, celui de l’espace psychique et de manière privilégiée celui de l’espace maternel, autrement dit, le monde qui l’entoure. Leurs œuvres picturales sensibles actualisent le monde de la « psyché originaire » par le surgissement des éléments corporels non encore psychisés, celui des sensations corporelles où les images « sans visages » figurent le vide. Toutefois dans ce vide n’y-a-t-il pas des résidus de traces ? Le monde des origines et des phantasmes se croisent avec le monde de l’originaire, celui de la barbarie des chairs informes et de notre animalité.

De cette nouvelle génération de peintres, certains d’entre eux se sont engagés par leurs écrits dans la contestation du politique et tout particulièrement Kasimir Malévitch, fondateur de l’art suprématiste.

Kasimir Malévitch nous amène dans son aventure artistique et spirituelle et sa peinture a une signification esthétique, philosophique, religieuse et politique. Son œuvre picturale est faite de sensibilité pure, libérée de toute représentation, la couleur n’est travaillée que pour elle-même pour parvenir à son « blanc sur blanc », au « carré noir ». Jean Nadal propose à partir du tableau de l’autoportrait du peintre, en 1933, de nombreuses hypothèses psychanalytiques, notamment le retour par l’hallucinatoire de la restauration du couple mythique mère/enfant. La structure du tableau est basée sur l’archétype iconographique de l’Odigitria, du grec ancien « je guide ». Malévitch n’hésite pas à se représenter lui-même comme montrant la voie à suivre, puissance autocréatrice et Père dans sa déviance, celle du guide tout‑puissant. Si ce chemin n’est pas figuré sur le tableau, Jean-Claude Marcadé[3] (historien) précise qu’il mène au monde sans objet de l’homme du Carré noir sur fond blanc.

Les écrits de Malévitch sont porteurs de sens et d’une pensée matricielle qui met en tension le soi-même et le monde extérieur. Sa création artistique reconnaît les influences politiques, la sienne qui est profondément subversive et celle de l’Etat, la Russie, d’abord tsariste puis communiste. C’est un homme révolté avec les autres peintres, Cézanne, Picasso, Miro, et il a été aussi un révolutionnaire, voire un anarchiste.

Dans sa quête de « sensation pure », Malévitch continue à inspirer une réflexion sur la politique dans les démocraties occidentales. En effet, ce sont les sensations qui sont devenues signes de transmission et elles ne se situent pas dans le transcendantal. Malévitch donne à voir le sujet de l’immanence par sa pureté originaire et son fantasme d’auto-engendrement qui constitue l’archéologie du sujet/citoyen sur lequel les sociétés démocratiques occidentales s’appuient. Cependant la rencontre avec l’autre, les autres, ne peut se faire que sous conditions, celles de pouvoir déconstruire les structures de la pensée du sujet souverain au sens derridien. Ce monde de la déconstruction, disjoint deux termes hétérogènes, tels que, sujet/objet, enfant/mère-matrice, peuple-populisme/élite-père, père pris ici dans son sens métaphorique.

La démocratie occidentale avec ses crises inhérentes et ses mouvements incessants de déconstruction fait appel à la dimension de réflexivité présente dès l’origine de la vie psychique et dans le social. Pour C. Castoriadis[4] «le régime de réflexivité collective ne peut exister sans individus démocratiques et réciproquement ». Il nous faut considérer la déconstruction comme un passage pour penser autrement. Il s’agit de se confronter au chaos horizontal dans un monde de l’originaire lorsqu’un bout de chair est équivalent à un autre bout de chair ou encore quand un discours est équivalent à un autre discours.

Or Malévitch vit dans la Russie communiste et il met l’accent sur le spirituel, la religiosité cosmique. Pour Jean nadal, chez Malévitch le désir d’emprise intellectuelle recouvre son désir d’accéder au divin, de se mettre en chef de file et d’être un prophète. Est-ce sa résistance à la crainte d’un effondrement psychique, face à l’absolu ? Cependant à l’instar des autres peintres tels Cézanne, Picasso, Miro et Kandinsky, Malévitch a sombré à son tour dans la maladie de l’idéalité à partir des caractéristiques associées à la Pureté, au Bien, et à la Vérité.

Claude Lefort[5] disait que l’enjeu de la société moderne se joue autour de la place vide du lieu du pouvoir politique. Cette conception aujourd’hui est battue en brèche par la notion d’autonomie, car la question du pouvoir politique des fils se pose comme équivalent à celui des pères, en rupture avec la transcendance, contraignant le citoyen à penser la politique dans l’ici et maintenant. La notion d’égalité donne alors une forme aux oppositions entre le sujet, son irréductible singularité, et le citoyen contraint à penser la limite, la loi, le droit. Ces deux termes hétérogènes sujet/citoyen[6], ces deux désirs antagonistes reposent sur une paradoxale compatibilité, à condition que le désir de l’un et le désir de l’autre soit équivalent. Sujet/objet sont ainsi au cœur même du politique par le maintien de repères tels que le licite et l’illicite, le permis et le défendu, le possible et l’impossible car il n’y a pas d’autonomie politique sans réflexivité.

Dans l’intrapsychique, l’activité psychique transforme les éléments d’information qui parviennent à la psyché en objet physique ou psychique. Ce monde de l’intériorité – de l’éclat au reflet – produit un léger écart, un espace proto-réflexif, celui de la spécularisation qui est fondée sur une expérience de la sensation pure, du pur plaisir.

La déconstruction fait percevoir les émotions et les sentiments individuels. Ils entrent en résonance avec ceux de la société et ceci de façon décomplexée, loin de la retenue freudienne qui contient le sensible, les affects et ses pulsions, afin que la vie de l’esprit domine chez l’humain. Le monde démocratique, celui de l’égalité, de l’horizontalité, de la pensée rhizomique et du ressenti fait côtoyer l’archaïque de la sensorialité avec le monde secondarisé dont une pensée systémique met en évidence ses interdépendances avec la culture et tente de les organiser.

Or, c’est sans écart, sans tiers et dans des prises de positions extrêmes que Malévitch montre le chemin de la radicalité politique. Certes, il est confronté au monde nihiliste de la révolution russe, à la violence institutionnalisée et à la mise en place du pouvoir communiste ; mais c’est à partir de son art et de sa quête de la sensation pure qu’il s’approprie en lui-même le vide absolu et le rien qui efface l’acte d’investissement lui-même, laissant un trou. De plus, par la recherche de son absolu de « l’être au monde », Malévitch délaisse la matérialité du corps propre et sa sensorialité pour le fantasme d’un monde immatériel, celui de la chose en soi effaçant l’objet. Position intenable que celle d’être désincarné, asexué, apolitique ! Est-ce le sujet suprématiste, celui du fantasme d’auto-engendrement, quand sujet et objet ne font plus qu’un, le carré noir ou blanc.

Marcadé souligne que « l’abstraction suprématiste ne reconnaît que l’abîme de l’être ». Toutefois, dans le déploiement d’énergie qui devient psyché, le « soi-à-soi », cette part inconstructible du sujet, ne peut néanmoins se couper du non-soi, de la découverte du monde subjectif de l’altérité et du figuratif. Selon Marcadé, le suprématisme est alors une image du monde avant de devenir celle de l’homme, c’est alors poser l’image sur d’autres bases, celles du politique.

Un des aspects du politique, dit Castoriadis, c’est reconnaître que l’individu doit accepter que ses désirs originaires ne soient jamais réalisés.

Le génie de Malévitch et des autres grands peintres nous l’a fait apercevoir, mais à quel prix !


[1] Piera Aulagnier, La violence de l’interprétation, Editions PUF, 1975, Paris

[2] Jean Nadal, Ils ont révolutionné la peinture. De l’hallucination à l’image quantique, L’Harmattan, coll. Psychanalyse et civilisations, 2022, Paris. Livre qui est au centre de mon propos.

[3] Jean-Claude Marcadé, Malévitch, Nouvelles Editions françaises-Casterman, 1990, Paris. Livre auquel, je fais souvent référence.

[4] Thibault Tranchant « Castoriadis et la critique du sujet Transcendantal », in Cahier société, n°1, mai 2019. https://id.erudit.org/iderudit/1068422ar.

[5] Claude Lefort, Essais sur le politique, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, coll. Esprit, 1986.

[6] Marie-Laure Dimon (sous la direction), « Introduction » (Marie-Laure Dimon) Psychanalyse et Politique. Sujet et citoyen : incompatibilités ? Paris, L’Harmattan, Coll. Psychanalyse et civilisations, 2009.