Ils ont révolutionné la peinture.

De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch

Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal

Recension : Jean-Michel Porret

 

Il n’est pas fréquent qu’un psychanalyste exerce parallèlement à sa pratique analytique une activité artistique. C’est le cas de Jean Nadal qui est à la fois psychanalyste et artiste peintre. Cette double orientation donne déjà une valeur singulière à son livre, car avec elle est d’emblée levée une opposition qui se manifeste chez la plupart des artistes et que les psychanalystes connaissent bien. Les artistes vivent mal que les découvertes de la psychanalyse soient appliquées à leur histoire personnelle et à leurs œuvres ; ils contestent qu’elles puissent en enrichir le sens et considèrent ce qui en résulte comme étant excessivement réducteur. Resterait à espérer, mais rien n’est moins sûr, que lorsque le psychanalyste qui procède à cette psychanalyse appliquée ou transposée est lui-même un artiste peintre, sa façon de voir les choses soit mieux accueillie au sein de la communauté des peintres.

Un des intérêts que présente l’ouvrage de Jean Nadal se situe dans la première partie où, par-delà les titres des différents chapitres, la trame de l’argumentation s’articule autour de la discussion de neuf partis pris qui donnent le ton de la réflexion de l’auteur et qu’il me paraît essentiel de faire ressortir brièvement. Le premier parti pris (p. 40) est la convocation de l’inconscient pour tenter d’expliquer la création artistique. Le deuxième parti pris (p. 44) vient d’être mis en exergue au paragraphe précédent ; il naît du fait que l’auteur est à la fois psychanalyste et artiste peintre. Le troisième parti pris (p. 59) consiste à se référer aux écrits des peintres sur leurs œuvres pour montrer notamment que le travail de la toile est envisageable selon son analogie avec l’élaboration du rêve. Le quatrième parti pris (p. 70) concerne « le rôle du corps du peintre et de ses investissements projectifs dans l’espace du figural et l’acte de peindre, à partir du moi corporel, comme une écriture en tant qu’incarnation de traces sensorimotrices. » Le cinquième parti pris (p. 74) questionne la nature de l’art sur la base du continuum hallucinatoire et le surgissement de l’inquiétante étrangeté dans le fonctionnement psychique individuel et dans l’imaginaire social. Le sixième parti pris (p. 79) stipule qu’en admettant que le travail de la toile s’accomplit sur le modèle du travail du rêve, le tableau est l’expression d’une « représentation d’un corps psychique » ; l’auteur veut dire par là qu’il s’agit de la « configuration d’une « réalité mentalisée », dans le jeu entre le cacher et le montrer, la présence et l’absence, l’hallucination négative et positive, des résidus pré-langagiers, des traces mnésiques qui dans leur corporéité sont en lien avec la temporalité de la sensorialité originaire ». Le septième parti pris (p. 81) met en discussion la notion d’esthétique dans la création artistique ; il s’inscrit dans la ligne des Leçons d’esthétique de Hegel et interroge « la beauté vis-à-vis d’un art qui se déclare toujours « nouveau », « en rupture », s’affirmant contemporain, moderniste, révolutionnaire, se réinventant perpétuellement ». Le huitième parti pris (p. 83) questionne non plus la peinture pour elle-même, mais l’évolution de l’art par rapport au corps propre et à sa projection dans l’écriture picturale, notion qu’il est important de prendre en compte ; car l’écriture picturale est propre à chaque peintre ; elle rend possible de l’identifier, de reconnaître son coup de patte, mais aussi de fausser l’attribution de son œuvre à des fins diverses. Enfin, le neuvième parti pris (p. 90) s’efforce de mesurer l’influence des théories et des inventions scientifiques sur le travail des peintres et l’inconscient des chercheurs ; dans la perspective de la transdisciplinarité qui lui est chère, l’auteur engage une réflexion qui implique non seulement les mathématiques, la physique atomique et la mécanique quantique, mais aussi les positions philosophiques et psychanalytiques dans l’impact que ces disciplines ont sur la création artistique, sur l’abstraction dans l’art, sur l’art conceptuel ; cette réflexion aboutit entre autres à proposer la notion d’un imaginaire quantique.

À partir de ces partis pris, Jean Nadal nous introduit dans la démarche des peintres. Il procède par petites touches successives qui nous amènent à mieux comprendre leurs œuvres, celles que nous pouvons avoir vues et admirées à de nombreuses reprises, mais sans avoir saisi l’étendue de leurs différents et véritables sens.

Cette revue ne pouvant inévitablement pas couvrir toute la richesse des idées qui témoignent de l’érudition de l’auteur, je la termine en attirant l’attention sur deux points. D’abord, l’étude des écrits respectifs de Vassily Kandinsky, le peintre, et de son cousin, le psychiatre Victor Kandinsky, permet de constater que l’un et l’autre ont présenté des phénomènes hallucinatoires, rapprochement qui trouve cependant ses limites ; si le peintre a pu s’en servir en les transposant dans l’espace figural-pictural, le psychiatre, victime d’épisodes psychotiques, a tenté de les utiliser pour aider ses patients à affronter leurs propres phénomènes hallucinatoires, mais il a fini par se suicider. Ensuite, dans ses Remarques conclusives, Jean Nadal développe une critique pertinente de l’art conceptuel selon deux perspectives que je laisse au lecteur le soin de découvrir.