Ils ont révolutionné la peinture.

De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch

Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal

Christine Gioja Brunerie
Présidente du CIPA

 

 

Et comme le bateau
Porté par sa voile
Directement le pinceau glisse sur la toile
Et voilà l’homme qui croise avec ses yeux
Le temps d’un éclair
Le regard des Dieux

Michel Berger : Cézanne peint (1984)

 

Arrêt sur image

Dans son ouvrage Jean Nadal rend compte de l’émancipation du sensible sous le pinceau de grands peintres qui se sont insurgés contre l’absolutisme de l’esthétisme du beau

Cette émancipation du sensible se déploie avec l’émergence de la peinture abstraite, « l’exploration des formes archaïques de la symbolisation » et la recherche d’une « échappatoire pour réinventer le monde » ayant pour certains de ces peintres la valeur d’un engagement politique. Jean Nadal met en perspective le sensible avec la psychanalyse – l’inconscient – et les sciences nouvelles – physique atomique, mécanique quantique – qui retraduisent le réel et la perception de la réalité et nous dessinent ainsi le chemin « de l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique ».

Le chat de Schrödinger, bonne illustration de la mécanique quantique me fait souffrir, me plonge dans un abîme de réflexions sans fin dans lequel se dérobe le sens et je préfère penser à un autre chat, celui du Cheshire qui, beaucoup plus intuitif, avec son sourire flottant affirme, lui aussi, de façon poétique, à la fois sa présence et son absence et nous rappelle que la vie est une multitude de rencontres de particules, de superpositions ou de juxtapositions d’états, d’événements. Un chat qui fait rêver.

A partir de cette association, j’ai choisi ici, le temps d’un arrêt sur image, de focaliser mes réflexions sur une petite partie de ce livre riche et foisonnant, sur Cézanne peintre de l’hallucinatoire et la Sainte Victoire qu’il a voulu saisir en « des lieux sauvages associant à la fois, l’étrange, l’ordre et le désordre ». Pour cela il a dû contourner, observer les contours, les perspectives, les lumières, choisir parmi les nombreux points de vue que lui offrait cette montagne devenue mythique.

Cézanne savait-il que sa mère le contemplait lorsqu’il se plongeait dans la relation éperdue de la Sainte-Victoire ? : «  Déposant un regard d’amour passionné et exclusif il nous dit comment il a été regardé par la sainte-victoire parcouru de frissons et hypnotisé… Véritable tragédie que de posséder avec une fougue dionysiaque sa Sainte-Victoire magnifiée dans l’ardeur de l’ensoleillement mais affectée d’un voile mélancolique lors de sa disparition le soir venu, tel l’enfant à la recherche de l’objet maternel qui l’abandonne pour retrouver un autre amant. » Elle le contemple lorsqu’ « il la scrute avec avidité, hallucine son corps « dans tous ses états » … « explore(r) ses « entrailles » et d’autres espaces fantasmatiques angoissants et attirants par leur étrangeté énigmatique », elle le contemple alors « qu’il tente de percer le secret de la scène originaire ».

Une mère regarde son bébé qui la regarde. Elle observe le contour du visage, l’ombre portée des cils sur la rondeur délicate de la joue, le gonflement d’une bouche qui tête en rêvant, s’émerveille de la fragilité du contour de sa tête ainsi que de sa douceur ferme dans le creux de sa main, son regard suit le potelé des petites mains et des pieds aux doigts non encore déliés… Attendrie par le minuscule, le détail, elle est plongée dans une contemplation éblouie, à la fois présente et absente.

Des états superposés envahissent la mère devant son nouveau-né et forgent une réalité complexe tant il est vrai qu’une partie des processus qui se déroulent en elle reflètent ceux qui se développent chez lui. En prise à un sentiment océanique, débordant d’absence à elle-même et retrouvant dans le même temps l’éternité qu’elle a perdue en donnant naissance à un autre, elle est à la fois éternelle et mortelle ; et sa présence à cet autre c’est aussi le retour vers qui elle a été dans un temps antérieur à l’aube de sa vie, contemplée par une autre mère, la sienne, disparaissant dans la matrice en abyme de la succession des générations passées. Ainsi la naissance de l’objet se confond-t-elle avec sa disparition avant que ne se dissipe l’hallucination qui laisse la place à la forme et à la limite. Vie et mort intriquées dans la rencontre du plus petit dénominateur commun du vivant, du souffle, inscrit dans le biologique mais aussi dans la rencontre du fantasme qui embrase la psyché.

Ce sentiment océanique qui rassemble le sensible, enveloppe du lien primordial, l’amène à se dissoudre dans le tout, non seulement avec le maternel mais aussi avec le négatif en tant que dissolution des liens individuels propre à la pulsion de mort. Le négatif maternel est lui-même concerné par la présence et l’absence du fait qu’il renvoie inévitablement à un excès de présence de l’objet correspondant à la perte de soi[1]. Ce que l’infans renvoie à sa mère, ce devenir qui n’est encore que chair et fusion, elle le prend en elle et le transforme avant de le lui restituer. Pour cela elle accepte, régressant au nourrisson qu’elle a été, d’être pénétrée par lui et il se laisse pénétrer par elle. Puis vient pour l’infans le temps où le nécessaire suffisant sera là pour qu’il se développe et s’oppose à ce mouvement d’interpénétration que la mère va elle-même lâcher dans un processus qui doit leur devenir commun de prise et de déprise. Cette rencontre est celle de deux univers, celui chaotique de l’infans habité d’éléments bêta avec celui de la mère rempli de ces mêmes traces lointaines ainsi ravivées mais déjà transformées par l’environnement.

Ainsi pour peindre, créer, ce dont Jean Nadal se fait l’interprète et le passeur, le peintre n’est-il pas engagé dans cette recherche de réinvention du monde à partir d’un retour vers l’archaïque, le sensible, d’une rencontre avec un objet pénétrant/pénétré, rencontre à déconstruire en sensations, impressions furtives, pour retravailler la forme, la matière, d’un geste qui s’échappe et qui s’anime dans un mouvement, dans une succession de gestes, déposant sur la toile des traces multiformes, comme une écriture qui déroule un texte dont le sens à venir, se déploie, échappe à son auteur, naît.

[1] Andrea B. Baldassarro, Le « sentiment océanique » dans le négatif maternel, Dans Revue française de psychanalyse 2011/5 (Vol. 75), pages 1675 à 1680, Éditions Presses Universitaires de France, Paris