Ils ont révolutionné la peinture.

De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch

Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal

Recension : Albert Le Dorze

 

Existent des livres d’oreille, sons et musiques, matières sonores, des livres qui touchent, se goûtent, sentent le musc, des livres de bouche, cuisine et gamahuchage, et des livres pour l’œil, depuis l’œil qui regarde Caïn dans la tombe, l’œil andalou découpé par une lame de rasoir, jusqu’à l’Histoire de l’œil[1] contée par Bataille qui ponce la perversion et poinçonne la révolution. Le livre de Jean Nadal cueille à tous vents, son titre claque dans la tempête : Ils ont révolutionné la peinture, prolongé par un mystérieux De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malevitch. Manquent, sans doute, quelques points de suspension.

Deux muses se partagent l’horizon artistique : la peinture et la poésie.

J. Gracq[2] jugeait qu’on en faisait beaucoup pour la peinture, au détriment d’autres formes comme la sculpture : « Comment parler de peinture ? » s’interrogeait Valéry[3]. Blanchot[4] : celui qui parle d’un livre qui parle de peinture doit s’excuser doublement. Dont acte.

 

Le cantique du quantique, ça résonne bizarre. Ça concernerait l’infiniment petit. Notre réel, le sujet humain, sa conscience sont autres, explosés en étincelles, invisibles, indicibles. Ça ne peut que fabriquer un inconscient radical dont les lois physiques sont exprimées, y compris l’imaginaire, par Freud et qui créent de la strate disruptive dans le monde de la peinture. Désanthropomorphisation absolue, idéal de Cézanne, du peintre, du tableau et du regardeur. Le peintre pense, est pensé, c’est la même chose. Les agencements diffèrent depuis le temps de la pomme Galilée-Newton, de la relativité d’Einstein, du chat de Schrödinger à la fois mort et vivant, jusqu’au principe d’incertitude de d’Heisenberg.

Ce qui persiste, Nadal y insiste, libre association inéluctable, c’est le noyau dur de la psychanalyse, soit la pulsion. Mais projetée sur la toile, elle prend des drôles de formes… Faire rendre gorge à la nature ? Minotaures torturés et prédateurs chez Picasso qui réinvente les fractales, régressions à l’animalité, au primitif, à l’archaïque, lignes brisées chez Braque ; ou se résoudre à faire confiance au hasard anarchiste du dripping de Pollock qui balance son pot de peinture sur la toile rivée au sol. Chocs, traumas, hurlements de Munch, incisions de Miró, corps tordus de Bacon, abîmes effondrés de Dali, poussières sensori-motrices qu’on ne peut symboliser. Musicaliser la peinture afin d’exciter sexuellement. Kandinsky, qualifié de peintre abstrait paysagiste[5] : » La couleur est le clavier, les yeux sont les marteaux et l’âme est le piano avec les cordes. » Convoquer le cosmos comme les détails constellés, les morceaux. Point-ligne-surface. Tambouiller la cuisine alchimique, ésotérique des couleurs, de la lumière, ondes et particules qui aveuglent. Mais ça peut aboutir aussi bien au silence abstrait, mathématisé de Malevitch qui ne peut que proposer un carré blanc sur un fond blanc ou au conceptuel gazeux qui remplace la pulsion de voir par la pulsion de savoir. Vaudrait mieux assassiner la peinture ?

Mystère des origines, inquiétante étrangeté du coït parental. Fixer rêves, onirisme, fantasmes, hallucinations afin de contraindre les désirs transgressifs. A minima dénuder le corps de la mère, lui faire sentir notre poids, la pénétrer. Contenir le narcissisme mortifère brûlé par le vide, le rien, l’horreur, la violence, la guerre. Surréalisme. Beksiński a raison : toute tentative d’expliquer se perd dans les mots. Pas de narration. Filiations à refuser. Peut-être l’intuition, la magie ? Se construire avec des bouts de ficelle, se rabibocher avec les trous. Il y aurait la métaphore, la métamorphose et même la création. Mais c’est plus facile de théoriser sur la cosa mentale, les peintres ont écrit beaucoup et ce ne sont pas les livres sur la peinture qui manquent !

L’œuvre, mais il y a pourtant une œuvre, qui ne serait, c’est André Masson qui le dit, qu’une transfiguration par l’artiste d’un état nauséeux de l’âme. Baudelaire ironique : le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. Donc la lumière, donc Matisse, donc Matisse par Aragon[6] :

– Je rends à la lumière un tribut de justice

Immobile au milieu des malheurs de ce temps

Je peins l’espoir des yeux afin qu’Henri Matisse

Témoigne à l’avenir ce que l’homme en attend. »

Pas de concession, Nadal assume tout. Du chaos psychique, de l’impuissance suicidaire du peintre à le transcrire jusqu’à la Beauté obtenue aux forceps. Nadal, le téméraire, étreint, face contre le vent, le magma quantique, la métapsychologie freudienne et cette muse, cette muse doublement maudite, qui réfracte notre monde…


[1] Bataille Georges. Histoire de l’œil. Paris : Pauvert ; 1967. [2] Gracq Julien. En lisant en écrivant. Paris : Corti ; 1980. [3] Valéry Paul. Degas danse dessin. Paris : Gallimard ; 1938. [4] Blanchot Maurice. L’amitié. Paris : Gallimard ; 1971. [5] Derouet Christian. Kandinsky. Paris : Collections du Musée National d’Art Moderne ; 1984, p. 7. [6] Aragon. « Matisse parle ». Le nouveau crève-cœur (1948), Ecrire la peinture, de Diderot à Quignard, sous la direction de Pascal Dethurens, Paris : Citadelles, Mazenod ; 2009, p. 352.