Regards sur le livre...
Ils ont révolutionné la peinture.
De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch
Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal
De l’image picturale
Comme les animaux, nous avons un corps. L’utérus maternel, la séparation d’avec cette couveuse s’avèrent cruciaux pour accéder à une vie psychique nourrie par l’acquisition d’un langage, la fabrication d’outils. Bipèdes prématurés, nous devons affronter un primitif état de détresse.
L’inadéquation de l’animal humain ne fait que traduire la division freudienne du sujet. Il existe une part considérable inconsciente d’émotions que nous pouvons ressentir mais que nous ne pouvons pas contrôler. Tout de la pulsion n’est pas refoulable. Le champ du privé, de l’intériorité psychique ne cesse de progresser qui transgresse volontiers les prescriptions civilisationnelles. D’où l’acuité d’un sentiment de malaise, de dysphorie, d’offense, d’humiliation.
La saisie de troubles toujours plus variés, étageant leur profondeur depuis l’émotion, jusqu’au sentiment, à la passion, voire aux perversions ou à la folie, la prise en compte d’effets toujours plus inattendus installant progressivement leurs atteintes depuis les premiers âges de la vie jusqu’aux accidents inopinés des équilibres intérieurs, signe le thème proliférant du « trauma » suggéré à la fin du xixe siècle. Propos de Corbin, Courtine et Vigarello[1] dans « Introduction générale » de leur Histoire des émotions (2016). Profonds bouleversements au xxe siècle liés à la psychanalyse et à l’explosion d’’un individualisme parallèle à la disparition des grands récits collectifs.
La sensation est un phénomène psychophysiologique qui modifie par l’intermédiaire des cinq sens, auxquels il faut ajouter, selon Michel Serres, les organes génitaux, l’animal que donc je suis (Derrida). Elle assure le sujet de la réalité de ce qu’il perçoit. La sensation ne se représente pas mentalement, elle se vit. Paul Valéry : la sensation se transmet directement, en évitant le détour de l’ennui, d’une histoire à raconter. C’est le monde du plaisir et de la douleur, moment premier de l’être avec le monde. Gilles Deleuze, dans sa Logique des sensations, rapporte que, selon Cézanne, il existe deux manières de dépasser la figuration, la narration, l’illustration, le « raconter une histoire ». La première, c’est l’abstraction, pseudo-synthèse des mouvements pulsionnels violents ; la deuxième, la sensation, que Bacon appelle la Figure, qui agit directement sur le système nerveux. Elle est concernée par la chair, la viande accrochée aux os, ce n’est pas de la chair morte. Chez Bacon, nous avons affaire à de l’instinct. La sensation est en prise sur une puissance vitale qui déborde tout. Devenir-animal : l’homme qui souffre est de la viande, la bête qui souffre est un homme, tous deux sont de la viande. Bacon : si je vais chez le boucher, je trouve surprenant de ne pas être à la place de l’animal. Bacon : « Défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sans le visage[2]. » Car la tête est très différente du visage, organisation spatiale structurée, alors que la tête « c’est un esprit qui est corps, un esprit-buffle, un esprit-chien, un esprit chauve-souris[3] ». La viande peut s’évanouir, les sensations s’étreignent, entrent en résonance. Le bruit n’est pas le langage. Le sentir est au connaître, au percevoir, ce que le cri est au mot (Erwin Straus[4]). Tout n’est pas dans l’intention.
Existent des livres d’oreille, sons et musiques, matières sonores, des livres qui touchent, se goûtent, sentent le musc, des livres de bouche, cuisine et gamahuchage, et des livres pour l’œil, depuis l’œil qui regarde Caïn dans la tombe, l’œil andalou découpé par une lame de rasoir, jusqu’à l’Histoire de l’œil[5] contée par Bataille qui ponce la perversion et poinçonne la révolution. Le livre de Jean Nadal[6] cueille à tous vents, son titre claque dans la tempête : Ils ont révolutionné la peinture, prolongé par un mystérieux De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malevitch. Manquent, sans doute, quelques points de suspension.
Deux muses se partagent l’horizon artistique : la peinture et la poésie.
- Gracq[7] jugeait qu’on en faisait beaucoup pour la peinture, au détriment d’autres formes comme la sculpture : « Comment parler de peinture ? » s’interrogeait Valéry[8]. Blanchot[9]: celui qui parle d’un livre qui parle de peinture doit s’excuser doublement. Dont
a c t e.
Le cantique du quantique, ça résonne bizarre. Ça concernerait l’infiniment petit. Notre réel, le sujet humain, sa conscience sont autres, explosés en étincelles, invisibles, indicibles. Ça ne peut que fabriquer un inconscient radical dont les lois physiques sont exprimées, y compris l’imaginaire, par Freud et qui créent de la strate disruptive dans le monde de la peinture. Désanthropomorphisation absolue, idéal de Cézanne, du peintre, du tableau et du regardeur. Le peintre pense, est pensé, c’est la même chose. Les agencements diffèrent depuis le temps de la pomme Galilée-Newton, de la relativité d’Einstein, du chat de Schrödinger à la fois mort et vivant, jusqu’au principe d’incertitude de de Heisenberg.
Ce qui persiste, Jean Nadal y insiste beaucoup dans son livre, libre association inéluctable, c’est le noyau dur de la psychanalyse, soit la pulsion. Mais projetée sur la toile, elle prend des drôles de formes… Faire rendre gorge à la nature ? Minotaures torturés et prédateurs chez Picasso qui réinvente les fractales, régressions à l’animalité, au primitif, à l’archaïque, lignes brisées chez Braque ; ou se résoudre à faire confiance au hasard anarchiste du dripping de Pollock qui balance son pot de peinture sur la toile rivée au sol. Chocs, traumas, hurlements de Munch, incisions de Miró, corps tordus de Bacon, abîmes effondrés de Dali, poussières sensori-motrices qu’on ne peut symboliser. Musicaliser la peinture afin d’exciter sexuellement, d’obtenir l’extase. Kandinsky, qualifié de peintre abstrait paysagiste[10] : « La couleur est le clavier, les yeux sont les marteaux et l’âme est le piano avec les cordes. » Convoquer le cosmos comme les détails constellés, les morceaux. Point-ligne-surface. Tambouiller la cuisine alchimique, ésotérique des couleurs, de la lumière, ondes et particules qui aveuglent. Mais ça peut aboutir aussi bien au silence abstrait, mathématisé de Malevitch qui ne peut que proposer un carré blanc sur un fond blanc ou au conceptuel gazeux qui remplace la pulsion de voir par la pulsion de savoir. Vaudrait-il mieux assassiner la peinture ?
Mystère des origines, inquiétante étrangeté du coït parental. Fixer rêves, onirisme, fantasmes, sensations, hallucinations afin de contraindre les désirs transgressifs. Contenir le narcissisme mortifère brûlé par le vide, le rien, l’horreur, la violence, la guerre. Beksiński a raison : toute tentative d’expliquer se perd dans les mots. Pas de narration. Filiations à refuser. Peut-être l’intuition, la magie ? Se construire avec des bouts de ficelle, se rabibocher avec les trous. Il y aurait pourtant de la métaphore, de la métamorphose et même de la création. Mais c’est plus facile de théoriser sur la cosa mentale, les peintres ont écrit beaucoup et ce ne sont pas les livres sur la peinture qui manquent !
L’œuvre, il y a pourtant une œuvre, qui ne serait, c’est André Masson qui le dit, qu’une transfiguration par l’artiste d’un état nauséeux de l’âme. Baudelaire ironique : le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. Donc la lumière, donc Matisse, donc Matisse par Aragon[11] :
– Je rends à la lumière un tribut de justice
Immobile au milieu des malheurs de ce temps
Je peins l’espoir des yeux afin qu’Henri Matisse
Témoigne à l’avenir ce que l’homme en attend. »
Pas de concession, Nadal assume tout. Du chaos psychique, de l’impuissance suicidaire du peintre à le transcrire jusqu’à la Beauté obtenue aux forceps. Nadal, le téméraire, étreint, face contre le vent, le magma quantique, la métapsychologie freudienne et cette muse, cette muse doublement maudite, qui réfracte notre monde…
[1] Corbin Alain, Courtine Jean-Jacques et Vigarello Georges. Histoire des émotions. Paris : Seuil ; 2016, p. 10-11.
[2] Deleuze Gilles. Francis Bacon, Logique de la sensation. Paris : Editions de la Différence ; 1996, p. 19.
[3] Deleuze Gilles. Francis Bacon, Logique de la sensation. Ibid. p. 19.
[4] Straus Erwin. Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie. 1935. Grenoble : Jérôme Million ; 1989.
[5] Bataille Georges. Histoire de l’œil. Paris : Pauvert ; 1967.
[6] Nadal Jean. Ils ont révolutionné la peinture. De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch. Paris : L’Harmattan. Collection : Psychanalyse et civilisations. Juillet 2022.
[7] Gracq Julien. En lisant en écrivant. Paris : Corti ; 1980.
[8] Valéry Paul. Degas danse dessin. Paris : Gallimard ; 1938.
[9] Blanchot Maurice. L’amitié. Paris : Gallimard ; 1971.
[10] Derouet Christian. Kandinsky. Paris : Collections du Musée National d’Art Moderne ; 1984, p. 7.
[11] Aragon. « Matisse parle ». Le nouveau crève-cœur. Ecrire la peinture, de Diderot à Quignard. Paris : Citadelles & Mazenod ; 2009, p. 352.