Turbulences en démocratie

Heurs et malheurs de la sensation

Albert Le Dorze

 

L’opposition entre la loi du Père, le masculin, le surmoi, le symbolique, ses idéaux désexualisés, intellectualisés qui jugent, délimitent le sacrilège, le sacrifice et de l’autre côté le féminin, la nature, le plaisir, la sensation est-elle éternelle ? La perception s’insère dans une catégorie qui concerne le cognitif. Canguilhem : la perception, c’est « le mode universel d’être au monde du vivant-pensant. » Mode trop facilement qualifié de masculin. Alors que la sensation assure le sujet de la réalité de ce qu’il perçoit par les cinq sens que sont le goût, l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat. Elle concerne l’animal que donc je suis (Derrida). La sensation ne se représente pas mentalement, elle se vit. Valéry : la sensation est ce qui se transmet directement, en évitant le détour de l’ennui, d’une histoire à raconter. Alors que la connaissance subsiste, détachée du moment de l’apparaître, le sentir est « un vivre-avec immédiat, non-conceptuel [1]. » Tout n’est pas dans l’intention.

Michel Serres, dans son ouvrage Les cinq sens [2], estime que le langage anesthésie les sens, qu’il cloue le je au cognitif, et que le triomphe de l’écrit a produit une « catastrophe perceptive ». « Cette idée si répandue que tout doit se dire et se résout par le langage, que tout vrai problème donne matière à débat, que la philosophie se réduit à des questions-réponses, qu’on ne peut se soigner qu’en parlant, que l’enseignement passe exclusivement par le discours, cette idée bavarde, théâtrale, publicitaire, sans vergogne ni pudeur, ignore la présence du vin et du pain, leur goût tacite, leur odeur, oublie […] la connivence, le charme, les complicités qui claquent comme l’éclair [3]. » C’est par la peau, « en elle, par elle, avec elle », que « se touchent le monde et mon corps, le sentant et le senti [4] ». La première langue, scientifique, claire en ses énonciations, non contente de nommer la deuxième, celle de la sensation, immédiate et confuse, « canonise ce manque à comprendre [5] ». Si « nous savons construire des machines parlantes, nous ne savons pas fabriquer de robots qui boivent [6]. » « Nous passons de la rhétorique à une sorte d’algèbre. […] Le langage même se soumet à équations ou formules [7]. » « La langue peut devenir artificielle, l’intelligence le devient souvent, jamais la sapience. En ce sens, l’automate diffère de l’homo-sapiens : il dispose de la première langue, non de la seconde [8]. »

Ce qui est en jeu, c’est une intelligence émotionnelle, intuitive, sensorielle, pathique, qui est adaptation pertinente au milieu, résultat de l’évolution, qui précède le langage cognitif, la culture.

Le pathique est une dimension sous-estimée (Jean-François Rey [9]) qui, pourtant, répond à celle, freudienne, du ton fondamental, de l’affect. Pathique d’où dérivent passion, passible, passivité. Husserl évoque une synthèse passive, singulière, oubliée, en deçà de l’activité productrice. Von Weisäcker dans sa Pathosophie [10] parle du commerce entre humains, entre le monde et l’humain, qui n’est pas la communication, qui n’est pas la langue de la communauté. Erwin Strauss [11] dans Du sens des sens distingue le moment pathique, l’expérience vécue, du moment gnosique. Le comment de vie, ce que Canguilhem appelle les allures de vie, ne se réduit pas au pourquoi. Le pathique surgit au travers de la souffrance de la chair, de la réceptivité à la surprise qui permet l’événement, la tuchê, cette rencontre entre le hasard et le réel. Cette qualité pathique convoque les sentiments les plus primordiaux, ceux que Max Scheler nomme les sentiments vitaux, en-deçà du représentatif, de la tristesse douloureuse à l’allégresse la plus vive avec des ruptures, des fluctuations qui entrainent des variations du paysage, des ambiances nouvelles, des rythmes différents, des remises en forme, des entours (Jean Oury [12]), des émergences. Importance du « laisser se déployer », du « laisser advenir » qui laissent entrevoir une lueur dans l’opacité d’autrui. Plaidoyer donc pour une certaine passivité.

Yuval Harari, dans Homo deus, une brève histoire de l’avenir : selon le dogme actuel, les émotions et l’intelligence ne sont que des algorithmes inconscients. Les sentiments algorithmiques, statistiques, mais polis par des millions d’années d’évolution qui ont résisté à la sélection naturelle ne peuvent être que plus fiables que les sentiments subjectifs. D. Dennett et S. Dehaene : nous pouvons répondre à toutes les questions pertinentes en étudiant l’activité cérébrale sans recourir à des expériences subjectives, faisant mentir Kafka pour qui le psychique est incalculable.

Les neurobiologistes sont-ils des modérateurs de ce matérialisme neuro-cognitiviste ? Nos raisonnements, selon Antonio Damasio [13] qui y insiste depuis L’erreur de Descartes (1994), ne s’opèrent pas seulement à partir de la logique mais en interaction avec les modifications qui interviennent à tout instant dans notre corps. Ce qui constitue le ressenti, la grande « soupe affective » de nos cellules. Tel est le travail de la chair, désir non réfléchi, involontaire d’exister, pourtant nécessaire, le conatus de Spinoza, l’effort pour persévérer dans son être.

Le meurtre du Père et sa transmission, affirmés par Freud dans Moïse et le monothéisme, se paient « d’une mise à l’arrière-plan de la perception sensorielle par rapport à l’idée abstraite [14] » avec affirmation de la supériorité de la paternité sur la maternité assimilée aux valeurs sensorielles, sensuelles de la séduction. Le cadre analytique se veut sensoriellement le plus neutre possible. Pas de séduction, d’actions qui seraient et s’avèreraient un quasi-retour à l’hypnose, à l’occultisme. Positions raillées par Serge Viderman [15] et François Roustang pour qui la névrose de transfert médiate, solide matériel pour un possible exercice de critique épistémologique, ne saurait éviter de l’immédiateté, du « primitif, de l’archaïque, de l’infantile, de l’érotique [16] », avec manifestations infraverbales, inquiétante étrangeté, démesure, déformation, excès, surgissement du double, automatisme mental, transmission de pensée, devination. Le diable donc, chasse aux sorcières ouverte.

Rien n’est simple chez Freud. Il faut se préoccuper du destin de la pulsion, des représentations de chose, de mot refoulées mais aussi des affects. La mère, ajoute Freud, thérapeute de l’état de détresse, « ne se contente pas de nourrir, elle soigne l’enfant et éveille ainsi en lui maintes autres sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins qu’elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice [17]. » L’objet est investi avant d’être perçu. Le fantasme est dans le rapport le plus étroit avec le désir qui trouve son origine et son modèle dans l’expérience de satisfaction, dans l’investissement hallucinatoire du souvenir de la satisfaction. Qu’est-ce qu’un état affectif du point de vue dynamique ? Quelque chose de très compliqué, affirme Freud dans Introduction à la psychanalyse. La distinction entre sensation et perception prend ici toute son importance quand nous considérons la représentation de chose, puisque cette « chose » se présente d’abord par l’intermédiaire de la sensation, de l’affect, et ne pourra donc jamais être totalement figurable ni totalement dite dans un discours adéquat [18]. Pour Bion, les premières briques de l’activité de pensée sont des éléments émotionnels bruts, physique et psychique indifférenciés, éléments « béta » transformés par la mère en éléments « alpha », désormais intégrables.

Philip Roth, dans La bête qui meurt : « On n’est pas au-dessus du sexe. Un homme aurait trois fois moins de problèmes s’il ne s’était jamais mis en tête de baiser ou de se faire baiser. C’est le sexe qui met le désordre dans nos vies ordinaires [19]. » Anaïs Nin : « Mon âme puritaine se révolte contre cette nouvelle vie faite d’impulsions physiques. Je me sens mal parce que je vis avec mon corps, parce que je touche désormais la vie non seulement avec mon esprit mais avec ma peau, mon sang, mes nerfs. Ce contact physique avec la vie m’exalte et me révolte en même temps [20]. » C. Millet, auteure de La vie sexuelle de Catherine M :« Il faut être une personne particulièrement sensible pour percevoir le réel et en rendre compte car les sentiments faussent les sensations [21]. » Ce qui compte avant tout, c’est ce qui est ressenti. Ellen Willis, en 1979, dans un article paru dans Village Voice, intitulé « féminisme, moralisme et pornographie » : « Si les femmes définissent la pornographie, en soi, comme l’ennemi, de nombreuses femmes auront honte de leurs pulsions sexuelles et auront peur d’être honnêtes à ce sujet. Et la dernière chose dont les femmes ont besoin, c’est de ce supplément d’hypocrisie, de culpabilité et de honte sexuelles – maquillé cette fois en féminisme [22]. »

Sarcasmes devant Freud qui, en 1916, dans Introduction à la psychanalyse, affirme que « la transformation de la petite fille en femme est caractérisée principalement par le fait que cette sensibilité se déplace en temps voulu et totalement à l’entrée du vagin. Dans les cas d’anesthésie dite sexuelle des femmes, le clitoris conserve intacte sa sensibilité [23]. » En 1925, dans « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » : le clitoris, pour la fille n’est que « son propre petit organe caché [24]», elle est en proie à l’envie du pénis, cette « réplique supérieure du clitoris [25]». « La masturbation du clitoris est une activité masculine [26], » « l’élimination de la sexualité clitoridienne est une condition du développement de la féminité [27]. »

Certes, l’affichage de ces positions affirme un certain sujet féminin. Mais la maternité ne doit-elle pas participer à une définition de ce qu’il en serait de cette féminité ? Femmes prêtes à tout, PMA, psychanalyse, pour tomber « enceintes » et connaître cette acmé qu’est l’accouchement, ouragan de sensations, de douleur, de sang et d’eau. « Les femmes n’ont pas peur du côté visqueux de l’enfant qui naît, elles n’ont pas peur de la glaise [28]. »

Camille Froidevaux-Metterie [29] caractérise le devenir femme par deux traits fondamentaux :

  • Elle ne peut pas oublier son corps : cycles menstruels, grossesses, accouchements, ménopause, contraception, fausses-couches, avortements, jouissance sexuelle. Titre de son dernier livre : Le corps des femmes [30], sa conclusion : pour un féminisme incarné.
  • L’altruisme car la femme ne pourrait se construire que dans l’expérience de sa relation à autrui. « Précocement soucieuses d’autrui, dotées d’une prédisposition à se projeter hors d’elles-mêmes pour se préoccuper du nouveau-né, figuration de l’autre, de n’importe quel autre, elles se conduisent dans le monde selon une posture éminemment relationnelle. En un mot, les femmes sont des individus anti-individualistes [31]. »

Mais c’est bien une mutation anthropologique de grande ampleur qui se déroule sous nos yeux. Marcel Gauchet [32] : la domination masculine aura, certes, permis « l’incarnation institutionnalisée de l’ordre culturel et de sa transcendance par rapport à la précarité de la vie biologique [33] », ce qui n’est pas rien, mais ce jour, avant d’être identifiés comme des êtres sexués, nous sommes des individus. Le masculin est concurrencé par la promotion de l’émotion, de l’empathie, de la singularité. Le genre est le choix sexuel de l’éprouvé subjectif.

Mais… mais, persiste un fait irréductible : pour le moment, seules les femmes peuvent enfanter. C’est donc le fonctionnement de la société tout entière qui doit se calquer sur la figure maternelle « devenue la figure de la responsabilité par excellence en se recomposant autour de la prise en charge du destin social de cet être dépendant par excellence qu’est l’enfant [34]. » C’est le maternel qui aide l’individu à en devenir un. La figure maternelle, autrefois signature de l’aliénation, va prêter ses traits sensibles à cette requête et symboliser cet indispensable souci de l’autre.

La Loi du Père renvoyait à une dimension du fonctionnement collectif et personnel. L’erreur aura été de l’hypostasier à la hauteur d’un invariant anthropologique alors qu’elle ne relevait que d’un fait sociologique [35]. Cela exige, selon Gauchet, de reconsidérer des données que la psychanalyse considérait comme intemporelles, quasi scientifiques.

Triple interrogation :

1/ La prise en compte de la sensation, du sensible, antérieure à la perception, au langage, plongeant dans l’archaïque, le vital, ne saurait pourtant soutenir l’envahissante idéologie essentialiste de l’écologie intégrale. Pour elle, contraception – l’abandon de la pilule est dans l’air du temps –, avortement, PMA, GPA, libertés sexuelles anarchiques, utilisation expérimentale des embryons, grossesse post-ménopause, Big Data, suicide assisté, OGM, manipulations génétiques, aliments industrialisés, homme augmenté, spécisme, cosmopolitisme métissé sont également condamnables. Le corps ne doit pas être soumis à la technique, à la biochimie.

2/ Daniel Cohen [36], économiste, dans son livre « Il faut dire que les temps ont changé… », présuppose un homme seulement défini par sa digitalisation. Il faudrait faire disparaître les parasitages, artéfacts sensuels, sensibles, « féminins ». Cette marche en avant ne saurait davantage supporter des liens sociaux perturbés. Des écrans, un langage informatique universel, de l’artificiel, mais pas de rencontre, pas de chair, pas de risque de négativité interpersonnelle. Les droits naturels d’homo-sapiens n’existaient que comme fictions. La critique de la matrice numérique qui contraint – le libre arbitre a disparu, nouveaux habits de la communauté civilisée – et de ses rejetons, des millions de chômeurs, de précaires, de « bullshit jobs », selon Harari, s’impose. En deçà du langage et de la raison instrumentale (Habermas), la sensibilité crée une communauté de douleurs entre vivants mais il n’est pas certain que la lutte contre la souffrance, la marque la plus tangible du progrès, importera encore, impérative, à l’avenir.

La psychanalyse, en mouvement, sans algébroses digitalisables, hypostasiées, se devrait d’armer cette critique, au nom de ce sensible, de l’imagination, de l’intuition, du pathique, de l’intelligence émotionnelle.

3/ Vaut-il mieux vivre froid et penser chaud ou vivre chaud et penser froid ? (Peter Sloterdijk)


[1] Tolan Carole. « La dimension affective du sentir dans l’expérience esthétique. » Philosophique, 1979 ; (3) p 17

[2] Serres Michel. Les cinq sens. Paris : Grasset ; 1985

[3] Serres Michel. Ibid. p. 111

[4] Serres Michel. Ibid. p. 82

[5] Serres Michel. Ibid. p. 175

[6] Serres Michel. Ibid. p. 190

[7] Serres Michel. Ibid. p. 379-380

[8] Serres Michel. Ibid. p. 190

[9] Rey Jean-François. « Note sur un concept sous-estimé, le pathique. » LNA#59, cycle raison, folie, déraisons//culture.univ-lille1-fr ; 2012

[10] Weisäcker Von Viktor. Pathosophie. Grenoble : Millon ; 2011.

[11] Strauss Erwin. Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Grenoble : Millon ; 2000

[12] Oury Jean. « Transfert, multiréférentialité et vie quotidienne dans l’approche thérapeutique de la psychose. » Cahiers de psychologie clinique, 2003/2 ; n°21

[13] Damasio Antonio. « Le cerveau carbure aussi à l’émotion. » L’Obs, 21/12/2017; n°2772, p. 114-116

[14] Freud Sigmund. Moïse et le monothéisme. Paris : Gallimard ; 1980, p. 152

[15] Viderman Serge. Le Disséminaire. Paris : PUF ; 1999

[16] Roustang François. Elle ne le lâche plus. Paris : Editions de Minuit ; 1980, p. 91

[17] Freud Sigmund. « Un exemple de travail psychanalytique. » Abrégé de psychanalyse. Paris : PUF ; 1975

[18] Gibeault Alain. « Pulsion et langage. » « Excitation représentation de mots et de choses. » II.  Les Cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie.
Paris : Association de santé mentale du 13ème Arrondissement de Paris, 1983; n°7, p 142

[19] Roth Philip. La bête qui meurt. Paris : Le Seuil ; 2004

[20] Nin Anaïs. Citée par Huston N. Ibid. p. 120

[21] Millet Catherine. « D. H. Lawrence à l’heure de YouPorn. » Le Point, 14 septembre 2017 ; n°2349, p. 106-109

[22] Willis Ellen. « Féminisme, moralisme et pornographie. » Citée par Witt Emily. Ibid. p 122-123

[23] Freud Sigmund. Introduction à la psychanalyse. Paris : Petite bibliothèque Payot ; 1985, p. 297

[24] Freud Sigmund. « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes.» La vie sexuelle. Paris : PUF ; 1969, p. 126

[25] Freud Sigmund. Ibid. p. 126

.[26] Freud Sigmund. Ibid. p. 129

[27] Freud Sigmund. Ibid. p. 129

[28] Frydman René. Lettre à une mère. Paris : L’Iconoclaste ; 2015, p. 72

[29] Froidevaux-Metterie Camille. « L’expérience du féminin. » Etudes, 2012 ; n°9, p. 196

[30] Froidevaux-Metterie Camille. Le corps des femmes, la bataille de l’intime. Paris : Philosophie magazine Editeur ; 2018

[31] Froidevaux-Metterie Camille. Cité par Tavoillot Pierre-Henri. « Le féminin après le féminisme. » Journal Français de Psychiatrie, Toulouse : Erès, 2014 ; n°40, p. 12

[32] Gauchet Marcel. « La fin de la domination masculine. » Le Débat. Ibid ; n°200, p.75-98

[33] Gauchet Marcel. Ibid. p.79

[34] Gauchet Marcel. Ibid. p. 95

[35] Gauchet Marcel. Ibid. p. 83

[36] Cohen Daniel. « Il faut dire que les temps ont changé… » Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète. Paris : Albin Michel 2018


* Sociologue, ancien Professeur des universités, membre du CIPA