DES DOCTRINES ET DES HOMMES
Perspectives psychanalytiques anthropologiques

Jean Nadal

Psychanalyse et Civilisations, L’Harmattan, 2024

Recension : Serge G. Raymond

Pour un peintre, présenter ses propres œuvres est une entreprise à risques. Elle offre aussi des avantages dont on peut parler de la légitimité car il peut même arriver qu’elle soit sujette à publication jusqu’à mobiliser ou retenir l’attention d’un public auquel elle n’était pas immédiatement destinée. Son intérêt le plus grand, c’est assurément l’objectif de cette publication, c’est la possibilité d’indiquer ses propres intentions et de les soumettre au lecteur qui aura à en apprécier la valeur et les apports qui en sont le résultat et qui pourra en donner acte. En première approche, je me suis demandé si l’auteur ne s’était pas trompé de vocation en se faisant volontiers philosophe car, en vérité, ce peintre se trouve être aussi psychanalyste. Ce qui devrait nous conduire à envisager une autre perspective et aussi nous offrir de nouvelles valeurs capables de jouer des tours pendables à la perspective. Il le dit d’emblée en parlant de « perspectivisme psychanalytique » considéré comme un « paradigme » qui trouve son assise matricielle – à partir des présupposés concernant, d’une part, le rôle de la projection et des phénomènes liés au transfert/contre transfert et, de l’autre, en tenant compte d’une mise en perspective du fonctionnement de l’inconscient par la saisie des points de vue topique, dynamique et économique – en égard au présupposé d’un appareil psychique considéré comme universel. Tout un programme autour de ce « mystérieux corps psychique » dont parlent H. Ey ou R.-M. Palem. Voilà posée la problématique de cet ouvrage qui l’autorise, nous dit l’auteur, à considérer que la psychanalyse soit une anthropologie. C’est dans cette perspective que Freud a pu instaurer une anthropologie psychanalytique, une des pierres les plus importantes dans l’œuvre à laquelle ce père fondateur a consacré sa vie.

En fait, nous dit le peintre-psychanalyste, c’est qu’il se voit conduit à admettre plusieurs déterminismes, une pensée de la complexité que propose E. Morin, qui « chagrine » le désir de toute puissance. Ce faisant, un constat s’impose : celui de la permanence de la pensée animiste et magique comme constitutive de « l’être au monde » cette incarnation dans la « croyance » face à l’angoisse de mort.

Et l’auteur, en son langage, nous dit interpréter le monde en fonction de multiples perspectives, lesquelles permettent de mieux comprendre ce monde qui autorise Nietzsche à valider son perspectivisme, soit une philosophie qui nous dit que « toute vérité est vérité depuis ou à l’intérieur d’une perspective particulière ». On peut se demander si Nietzsche est parvenu à fonder un courant perspectiviste ? En réalité, même si son propre perspectivisme a globalement été perçu et pris au sérieux, a t-il pour autant été compris dans toutes ses dimensions ? Il est d’autres questions : le perspectivisme est-il tout à la fois une philosophie de la réalité apparente, une théorie de la connaissance ou une méthode de travail ? Jean Nadal prend ses distances à l’égard des doctrines et des dogmes, de la gnose et des mythes manichéens, des substances lumineuses, ou celles d’une âme déchue dans la matière. Il « ressent l’impérieuse nécessité de se délester d’une pensée magique et du poids de la croyance », récusant cette mainmise sur la connaissance, le savoir-dire et le savoir-faire. solidaires d’une éthique et de valeurs qui obèrent sa liberté de penser en affirmant son désir de se connaître, de construire des représentations du monde s’opposant à une pensée enfermée dans la magie et la superstition. C’est de ces métamorphoses dont parle ce livre, de ce qu’il appelle le perspectivisme comme clé d’ouverture vers un autre univers qu’il pose comme une anthropologie psychanalytique en gardant à l’esprit que toutes les vérités ne sont pas immuables pas plus qu’elles ne sont universelles.

Une problématique du regard se dessine, regarder et se savoir regardé : le corps est à la fois voyant et visible de la même façon qu’un tableau est et devient visible pour nous car notre corps est à la fois celui qui voit et celui qui est vu. À cette problématique s’en ajoute une autre, celle de se regarder en train de regarder ces autres qui me regardent. Où se situe le tableau dans ces jeux de regards ? Cet avant-propos esquisse les bornes des quatre parties de ce livre, lesquelles nous propose de suivre, de traverser les lignes et les croisements entre l’art et la science ou se mêlent ombre et lumière, le manifeste et le latent : l’émergence de la réalité virtuelle

Question est implicitement posée de savoir si le mariage de l’histoire de la philosophie avec l’histoire de l’art peut rendre compte du perspectivisme ? Est-ce une pratique ou une technique d’artiste ? Jean Nadal reste réservé, prudent quant aux risques de réduction. C’est en psychanalyste qu’il pose cette interrogation, et aussi, de ce point de vue, qu’il propose d’y répondre en de nombreux arguments, partant d’un perspectivisme paléolithique où il invite à une lecture psychanalytique sans vraiment la nommer comme telle tout en la critiquant souvent et ce, tout en pointant le rôle de l’onirisme, c’est à dire l’analogie avec le travail du rêve et celui du travail du peintre se projetant sur sa toile et ici, la « paroitoile ». Par son inventivité l’homme se nouerait des formes qu’il perçoit s’autorisant ainsi à accéder à une représentation du mouvement. Des sujets déjà évoqués dans leur dynamique sont conceptualisés à partir de la découverte des formes quasiment infinies et ouvertes à l’aléatoire, à la transformation et métamorphose que lui accorde son regard sur la réalité. En somme, et à l’instar des artistes du paléolithique, la peinture, par la projection qu’elle suscite, organise une rencontre avec les préoccupations les plus inconscientes d’un sujet, d’un groupe : les fondements de l’imaginaire groupal.

Abordant le mythe de la caverne de Platon et la virtualisation, se voit rappelée l’allégorie de cette caverne où des hommes immobiles et enchainés, sur le fond de la paroi observent – comme projetés sur un écran – les ombres de marionnettes humaines, assurés qu’ils sont de percevoir la réalité alors qu’ils assistent à la représentation d’une mise en scène, une réalité virtuelle. Le relief dans la concrétude des parois de la grotte et l’utilisation de la « ronde-bosse » suscitent un « effet de relief » dans les représentations de corps et des organes sexuels témoignant de l’acquisition de l’image du corps de la mise en œuvre d’une pensée structurée et d’une activité de symbolisation. Ces modes opératoires attestent d’une évolution du psychisme conduisant vers le concept, l’abstraction, et une « mise en perspective » de l’intelligibilité du monde, du pouvoir de transmettre d’où la présence de signes.

De nombreux anthropologues et préhistoriens mentionnent que les signes occupent une place déterminante au sein de cette architecture. L’analyse des relations entre les signes et leurs rapports directs, permet de mettre en lumière différents modes d’utilisation des reliefs et cadrages dans l’art pariétal. À de rares exceptions près, ces tracés apparaissent souvent à plusieurs reprises, voire en séries dans les grottes. Il advient que le tracé du signe ou de la figure ne tiennent aucun compte des irrégularités de la paroi, traversant ainsi les fissures, les alternances de niveau. L’utilisation du relief et des volumes « ne traduit pas une limite technique de l’artiste », mais bel et bien un choix graphique. En cela, jean Nadal apporte un commentaire faisant référence à la projection de l’image du corps : l’image mentale dans l’esprit de l’artiste est reproduite comme telle sur la paroi.

Sur cette distinction « De la perspective » jusqu’au « point de vue », le montage scientifique de la perspective est une fabrique de théâtre d’ombre et de lumière, du montré et du caché, d’une révélation non révélée, un fondement de l’illusion qui va traduire la vérité de la réalité entrevue.

Du côté « du point de vue » la construction du monde est décrite à travers un triangle dont la base et la quantité vue et dont les côtés sont ces mêmes rayons qui, à partir d’un point de la quantité se tendent vers l’œil » En fait il s’agirait d’établir une équivalence entre le dessin et le projet qui ordonnent la représentation picturale en lui conférant, en réalité, le pouvoir de contrôler les affects. Il s’agirait de maintenir à distance la sensorialité, de rendre intelligible la « chose », l’origine et la construction du fantasme.

Vasari, il s’agissait de lui, prend comme modèle l’écriture qui devient le paradigme pour accéder à l’acte de peindre. Mais si l’œil est toujours tout‑puissant pour se prémunir de ce qui peut advenir dans le lointain et l’inconnu, Léonard de Vinci lui alloue l’aptitude à conserver la maitrise de la connaissance et lui adjoint une donnée nouvelle : l’« incertain », le « flou », le « nuageux », qui enrichissent la perception de la réalité en réhabilitant l’onirisme dans la pensée mathématique de la perspective. Pour Léonard de Vinci la physiologie de la vision, le regard étayent et prolongent l’intérêt qu’il portait aux sciences de la nature, la philosophie et les découvertes qui le conduisent à la recherche de la vérité. Sans abandonner la raison, il se tourne vers un ailleurs et découvre des territoires imaginaires.

Plusieurs récits ou points de vue d’un même objet n’affectent pas la vérité; une expression qui fait « image » – expression dite « figurée » – ou métaphore possèdent un pouvoir heuristique ». Un affinement de la perception, un œil neuf, des regards croisés, un renouvellement du regard. Autant de fondements dans une mise en perspective d’une conception de l’homme dans son rapport aux autres, au savoir et à la nature dans sa concrétude et sa dimension symbolique inconsciente.

Ce qui vaut d’être retenu, c’est qu’il existe une ligne principale et des lignes secondaires dont on doit chercher à comprendre comment elles s’organisent géométriquement par rapport à la ligne principale. Peut-on « imaginer la marche d’un homme accompagné par son chien se promenant librement à ses cotés ! Et voilà… Mais combien peuvent passer du chien à l’idée très générale et abstraite d’ornementation ? »

Le peintre-psychanalyste nous dit de la philosophie qu’elle ouvre la question de la place d’où se tiennent le regard et l’objet de notre perception, inscrivant ainsi le rapport à la réalité, à ses reflets et à l’illusion. Chacun de ces points de vue concourent à définir des impératifs, des espaces de liberté et d’autonomie afin d’éviter le côtoiement avec le vide.

Mise en perspective qui favorise d’éliminer les faux-semblants et les trompe-l’œil en croisant les regards par rapport à l’inquiétude qui trouve sa source dans l’impensable et l’irreprésentable, par exemple celle de la scène primitive dans sa dimension inconsciente dans une perspective psychanalytique.

L’anthropologie philosophique à partir de la métaphore du regard porté grâce à une focale noue – dans l’après-guerre – phénoménologie et existentialisme autour de la condition humaine.

Pour A. Le Dorze, dans son livre, La chair et le signifiant, développe un point de vue différent à partir de la thématique du corps. Il s’y agit de prendre en compte « l’ensemble des disciplines empiriques qui s’intéressent à l’homme (biologie, paléontologie, primatologie, zoologie, neuroscience, histoire, médiologie, psychanalyse, génétique et autres ) pour fonder une anthropologie véritable afin de dévoiler les invariances humaines, la singularité humaine des conditions d’émergence de l’humain au sein de la nature.

En ce qui a trait à l’anthropologie critique, s’inspirant de la théorie des pulsions, référence est faite aux travaux de L. Moreau de Bellaing s’engageant dans une « mise en perspective du champ social et anthropologique » que Freud développe mais qui constitue dans toute son œuvre une sorte de limite entre l’humain et le non-humain. L’anthropologie comme science de la culture (au sens habituel du terme, « mœurs et manières ») devient « critique » lorsqu’elle se livre à un approfondissement spécifique de ses concepts. Or, soutient cet anthropologue, l’un de ces approfondissements peut se faire vers la psychanalyse. C’est, en tous cas, la voie qu’il emprunte et déroule dans ses travaux ultérieurs. Toutes choses qui font dire à Jean Nadal, s’en tenant ici à l’anthropologie dans ses rapports avec la psychanalyse – le deuxième versant, psychanalyse et anthropologie – que tout recours à la psychanalyse dans une anthropologie qu’il appelle critique (au sens d’analyse approfondie) ne peut qu’être précédé d’un travail empirique sur terrain et document. En somme, l’auteur réaffirme, du point de vue de l’anthropologie critique la nécessité de traduire « le pulsionnel dans ses analyses » ce qui autorise « par exemple de déplacer en quelque sorte l’enjeu d’hypothèses considérées comme admises et guère mises en cause », introduisant dans ses différentes « analyses » des faits sociaux et en particulier de la légitimité non seulement le rapport à la loi mais toute la dimension du pulsionnel et des affects.

La paroi-tableau nous observe t-elle ? Il s’agit d’une mise en perspective qui questionne « le degré d’indépendance de l’organisation psychique individuelle et de l’organisation collective vis-à-vis des processus inconscients » dans la construction de l’imaginaire culturel et des cosmologies. Il considère que, parallèlement, l’appareil théorique conceptuel métapsychologique peut – en toute légitimité – ouvrir de nouvelles voies à la compréhension des modes de relations symboliques et mythiques qui déterminent le fonctionnement social, les représentations de la culture, l’espace de « l’illusion et l’ouverture au virtuel ». De la même façon, Freud envisage le rôle du fond pulsionnel qui – par sa bipolarité – peut conduire à la destructivité, mais aussi par retour, se mobiliser contre la terreur et tenter de faire obstacle à la violence. C’est dans ce sens aussi que peut se définir une approche psychanalytique de ce qui distingue les cultures en ethnographie, plus généralement éclairer un travail de différenciation qui augure – tenant compte des revendications individuelles et culturelles de masse – de prendre en compte la virtualité de l’autre, la problématique de la différence dans ses incarnations. Cela est bien posé car la vocation non seulement du psychanalyste, de l’anthropologue, de l’ethnologue, du sociologue, se référent à l’inconscient. Tous, en leurs observations, empruntent au modèle somatique, inscrivant leur conception de la vie psychique ancrée dans la corporéité, dans un ensemble théorique concernant le vivant – contrairement à la position lacanienne et son emprunt au modèle linguistique – concernant donc le corps propre et érogène dans son rôle essentiel vis-à-vis de l’affect, de la pulsion et de l’origine du « je ».

Au total, le perspectivisme se trouve au carrefour de la philosophie des sciences humaines cliniques et sociales, des mathématiques, de la physique, de l’anthropologie et de la préhistoire et il tient sa légitimité dans son affirmation d’un point de vue sur le monde intégrant l’influence de la culture construite sur « la répression pulsionnelle » qui « travaille » et métabolise la pulsion. Et de dire à quel point la théorie freudienne conduit à une autre révolution copernicienne qui exige de changer de point de vue sur le fonctionnement psychique, par une mise en abîme de la part cachée, refoulée, afin de conquérir – par décentrement – sa liberté de pensée et de retrouver les déterminismes psychiques qui aliènent le sujet, mais que chaque culture traite, à sa façon, par un rituel et une conception mythique qui lui est propre et se décline en légende.

Ceci est la part restitutoire à laquelle s’impose le lecteur-chroniqueur de cet ouvrage si singulier. Peut-il aller plus loin sans trop d’engagement tant il peut paraître difficile de penser les apports de la psychanalyse à l’anthropologie tout autant que ceux de l’anthropologie à la psychanalyse. On parlera d’imprégnation, d’infiltration. En tous cas de remaniement prenant en compte les conceptions des autres disciplines et leurs contributions. Au fond la question reste posée : la psychanalyse est-elle une anthropologie ? Et là l’auteur y insiste et propose un triple point de vue :

Le premier est inscrit dans l’histoire du développement de la métapsychologie et de ses rapports à la culture.

Le deuxième, partant du perspectivisme psychanalytique, donne naissance à une anthropologie psychanalytique dont une partie des recherches trouve dans l’évolutionnisme son point d’achoppement et par ses « fausses routes », impasse et clôture.

Le troisième concerne la mise en perspective du complexe de l’angoisse de castration dans le cadre du transfert et du contre-transfert sur la théorie. Peut-on considérer que la peur de l’étranger génère une situation triangulaire : la mère « perçue », « investie » comme objet, la « non-mère » et une autre forme de triangulation où « la peur de l’étranger est une expression d’un modèle structurant et organisateur du complexe d’Œdipe originaire ».

On peut poursuivre, mais surtout noter de cet ouvrage et de l’érudition dont il est la marque, qu’il s’articule autour de quatre grandes parties qu’on peut rappeler :

  1. Le perspectivisme autour de G. Deleuze et surtout de F. Nietzsche ;
  2. le perspectivisme psychanalytique. La paroi-tableau nous observe ;
  3. le perspectivisme dans la création picturale ;
  4. les perspectivismes scientifiques.

Alors, peut-on parler du perspectivisme comme relevant d’un mariage de l’histoire de la philosophie avec l’histoire de l’art, tel qu’il était posé en ce début d’ouvrage ? Soit une union qu’on oserait nommer une posture Nadalienne, un point de vue assez proche de celui de F. Nietzsche et qui pourrait rendre compte du perspectivisme pensé comme « une pratique… une technique d’artiste ». Ce partage n’est pas vraiment réducteur, il n’est pas enfermé dans un concept mais ouvre à la pluralité des apports et de leurs effets cumulatifs : l’artiste et l’anthropologue dans le regard du psychanalyste ou encore l’anthropologie et la psychanalyse dans les créations de l’artiste.

Par delà le restitutif, cet ouvrage est-il un état des lieux marquant le terme d’une déjà longue démarche et publications conséquentes; ou encore l’aube d’un autre exercice, ouverture vers de nouvelles perspectives, soit vers d’autres recherches venant confirmer et soutenir le projet freudien d’une anthropologie psychanalytique ? Le peintre-psychanalyste se montre surtout attaché aux liens du visible avec l’invisible, le visible masquant ce qui ne l’est pas, fidèle à cette proposition que rien ne s’efface parce que tout est enfoui, et que c’est le surgissement de ce qui ne se montre pas qui est au cœur de la production de l’artiste-peintre tout autant qu’au cœur du ressenti du regardeur. Peut-on dire que « le mental » se profile dans l’œuvre et que le jeu du transfert, s’il est en mouvement chez le peintre l’est, de la même façon chez le regardeur : il y aurait le peintre, son œuvre et le destin de l’œuvre. La profondeur de l’enfouissement serait en somme, l’indicateur ou la mesure de l’intensité du regard et de ce qu’il véhicule.