Le choc des cultures et la paranoïa

MARIE-LAURE DIMON *

 

 

Dans la deuxième partie de l’ouvrage intitulée « Des différences », Albert Le Dorze renouvelle aux lecteurs son invitation à se reporter aux synthèses qu’il fait en convoquant l’essentiel de la pensée de nombreux auteurs.

Sa démarche associative permet ainsi de mettre en lumière les contradictions, les oppositions, les ruptures des sociétés, des civilisations et des cultures où se côtoient barbarie et humanité.

Le Dorze refuse l’empirisme et le repliement disciplinaire en problématisant les synthèses et discutant ainsi les thèses des auteurs. Il ouvre de la sorte à une riche réflexion qui, par la mise en travail de toutes ses connaissances : scientifique, anthropologique et psychanalytique, amène le lecteur à se forger sa propre idée.

La pensée discursive de l’auteur permet de recomposer, depuis la Révolution française à nos jours, le caractère pluridimensionnel du racisme tout en interrogeant de façon dynamique et claire les différences des grands courants de la pensée qui ont fondé l’ethnologie.

Ces différences produisent des tensions, des contradictions où l’homogène, c’est à dire la continuité, ne cesse d’être destituée. Toutefois la fascination des différences entre dominants et dominés demeure. Ainsi L.-H. Morgan pouvait-il démontrer que les sociétés primitives s’étaient constituées en systèmes organisés autrement que le nôtre et E.-B. Tylor fait de la culture un fait universel qui s’acquiert par l’apprentissage et l’éducation.

En se référant à la seconde moitié du xixe, A. Le Dorze oppose Lamarck à Darwin qui introduit la notion de sélection et de hasard. A cette époque les scientifiques ont fondé une anthropologie évolutionniste, progressiste et finaliste qui explicite la différence entre les sociétés. D’abord par l’Histoire comme instrument d’émancipation et moteur du progrès des Hommes et de l’humanité, puis par la confrontation des sociétés à travers les étapes de leur développement qui, au nom du modèle des sociétés européennes, tente d’expliciter la différence. L’idée de progrès est aussi développée en opposant les sociétés historiques (la nôtre) aux sociétés archaïques.

Le Dorze souligne que « l’anthropologie sociale, évolutionniste se serait gravement compromise avec le racisme et aurait justifié le colonialisme et absout l’esclavage ». Cependant, l’auteur précise que le massacre des sauvages n’avait pas attendu les théories de Morgan ou de Tylor.

Dans cette contextualité, Freud apparait comme un homme de son temps, enclin à considérer l’évolutionnisme avec Tylor, Frazer, Darwin et la biologie. Freud adhérait à ces idées : magie, religion, sciences et athéisme, libre pensée. Ses écrits anthropologiques s’appuient particulièrement sur les thèses de Tylor et de Frazer en leur empruntant leur système de construction des faits qui convergent avec ses propres recherches sur l’inconscient et les contenus psychiques.

Le Dorze met en perspective la pensée de C. Lévi-Strauss qui pourfend, dans l’idée de l’histoire, celle d’un évolutionnisme sociologique, culturel; il oppose les sociétés froides et les sociétés chaudes. Quant aux changements ce sont des probabilités mathématiques, « pas des progrès, mais des coups de dés » ou encore « les dés jetés sur le tapis sont autant de destins différents ».

Aucune société ne possède le label d’humanité et une humanité confondue dans un genre de vie unique est inconcevable. Le progrès n’est donc pas un lieu de similitudes améliorées mais un lieu d’aventures, de ruptures, de scandales. En récusant, dans un premier temps, toutes hiérarchisations des cultures, C. Lévi-Strauss introduit le concept de bricolage qui naît du travail de la coalition des cultures et de l’acculturation. Mieux encore, l’homme dans son humanité est à considérer comme être vivant et l’humanisme s’adresse à toutes les espèces. Ainsi l’ennemi n’est-il plus à l’extérieur mais à l’intérieur du groupe.

Au bricolage syncrétique tel que Lévi-Strauss le présente dans La pensée sauvage, R. Bastide vient apporter l’acculturation, principe de coupure entre les cultures, chacune pouvant exister indépendamment de l’autre. A ce point du débat, l’auteur développe la question du métissage différente pour l’européen dans sa capacité à manipuler la culture de l’Autre car elle ne déséquilibre pas l’ensemble de sa civilisation alors que dans les sociétés indigènes le métissage est trop perturbateur, il a à faire dans sa vision à un monde plein et l’appropriation se fait par un syncrétisme et non par un œcuménisme.

Ainsi la sortie du tout culturalisme a permis d’envisager la culture comme une abstraction, car ce sont les individus et les groupes qui sont en contact les uns avec les autres. La culture ne peut être qu’une construction synchronique, toujours en mouvement, qui s’élabore par les individus, les groupes dans l’acceptation et le rejet de nouvelles expériences. Les processus d’acculturation doivent être saisis dans leur flux comme des ensembles de déculturation et de réorganisation culturelle. Peut-on parler d’interpénétration culturelle ? Si les facteurs de déculturation dominent et ont des effets biologiques et sociologiques, néanmoins, la situation coloniale n’est pas à envisager entre blanc et noir qui se font face, mais dans la diversité sociologique, ce que Bastide nomme « les cadres sociaux de l’acculturation ». Cependant, à l’acculturation imposée, dit A. Le Dorze, résistent les superstructures culturelles : opposition, syncrétisme, réinterprétation, métissage, contre-acculturation.

La nouveauté de la modernité, c’est la reconnaissance du droit à la différence et avec elle, la préoccupation identitaire dans la culture. La question du langage se pose, pour C. Taylor « le sujet n’est pas maître de son parler mais il est redevable à la communauté linguistique de la forme de vie à l’intérieur de laquelle le langage fait sens. » Pas de pensée sans histoire de la pensée, l’auteur se réfère alors à M. Merleau-Ponty, au corps vécu, à l’incarnation dans l’histoire, au très beau texte de Françoise Héritier sur les émotions qui ont une fonction dans la construction symbolique du réel, aux automatismes émotionnels et sociaux tamisés par la réflexion. Avec Lévi-Strauss, F. Héritier envisage des invariants originaires chez les humains, des butoirs de la pensée. Cependant, Taylor déconstruit certains arguments, il ne voit la nécessité pour l’individu de se réaliser, de se désaliéner que s’il se rattache à une identité culturelle, à une communauté forte par la langue, « nœud du langage de l’identité » et parfois par la religion.

La question de l’assimilation-intégration, bien que délicate voire problématique, est donc à examiner à la lumière de l’identité nationale. L’Etat-Nation a voulu sublimer l’individu en tant que citoyen. La marche par l’Emancipation, par les Lumières universalistes et égalitaires ont fait la Nation et le citoyen. Toutefois, les identités partielles ne demandent qu’à ressurgir, elles ont transféré les éléments négatifs que comporte le concept d’ethnie à celui de Nation, qui est pourvue du même potentiel de violence.

En faisant appel à Emmanuel Kant, A. Le Dorze convoque la Raison, « cette lumière naturelle qui permet de distinguer le vrai du faux, le bien du mal », et de « risquer de faire l’effort pour penser par soi-même ». Emancipation, auto-détermination, auto-décision individuelles et au niveau collectif, mais aussi l’Histoire comme instrument, au service des peuples libres pour disposer d’eux-mêmes. L’homme serait-il construit comme une puissance ? L’auteur interroge J. Pic de La Mirandole sur la liberté, sa pensée philosophique (XVe siècle) ouvre à la modernité et à la laïcité : inventer sa vie, son destin, être un « caméléon », en d’autres termes, avoir toutes les possibilités d’existence.

La Raison et le progrès seront donc les piliers principaux qui soutiennent l’humanisme. Qu’en est-il de la raison, cet art de combiner les concepts, de saisir les rapports logiques qui a pour but d’établir la vérité, la validité d’un jugement. La Raison serait valable pour tous les lieux, inconditionnellement, intemporellement comme les mathématiques. L’homme devient un animal politique doué de raison, activant le mouvement progressiste et de la marche du libre-arbitre qui s’oppose aux racines, à l’appartenance, aux hiérarchisations. L’homme est aussi un être historique qui se transforme lui-même par l’acquisition croissante de compétences, l’exercice critique de l’intelligence qu’il transmet aux générations suivantes. La socialisation, la transmission intergénérationnelle sont alors possibles par l’introduction de nouvelles normes. Celles-ci permettent une excentration et crée du sens public, de l’universalité, de l’objectivité et du politique, ce qui met en jeu les phénomènes d’identification, d’idéalisation et de désexualisation. (Lantéri-Laura). Or les Droits de L’Homme ont été sexualisés avec les droits humains, ceci à la Révolution française, par Théroigne de Méricourt, Olympe de Gouges mais aussi N. Condorcet. Puis les Droits de l’homme s’étendront aux Droits des enfants.

Qu’est-il, ce sujet humaniste ? Il est transparent, c’est une conscience maîtresse d’elle-même, un sujet clos, ce que Hegel appelle le savoir absolu.

Les contestations alors se feront vives autour de l’humanisme républicain. E. Burke et d’autres dénonceront l’abstraction et l’illusion de l’autosuffisance individuelle, la fragilité de la nature humaine ; la continuité historique lui est indispensable. C’est le parti des contre, de G. Vico à Ch. Maurras qui, à travers trois siècles, ont récusé l’idée de l’Homme, conscient, libre de son destin, autonome, rationnel qui disposerait dès sa naissance de droits naturels inaliénables, arrachés à tout déterminisme. Pour ce courant de pensée, l’individu de sa naissance à sa mort, se devrait d’être dirigé et le droit du sang l’emporterait ainsi sur le droit du sol qui, lui, aboutit au métissage.

Le Dorze convoque J.-G. Herder, le théoricien des anti-lumières, qui, contre son maître à penser Kant, s’est opposé à la toute-puissance de la Raison. A. Le Dorze montre avec Z. Sternhell, que les mouvements antagonistes, les contradictions, qui ont parcouru les Lumières, ont permis de concevoir la modernité. C’est-à-dire, une vision qui fait l’individu responsable de ses actes et de son avenir et auquel s’oppose à une autre vision qui le dit programmé par son milieu social, religieux, ethnique. Ces deux voies sont-elles aussi séparées ?

Mona Ozouf précise alors qu’elle ne croit « ni les universalistes parce que notre vie est tissée d’appartenances, ni les communautaristes parce qu’elle ne s’y résume pas ». L’importance de l’autorégulation demeure, sinon le risque, selon Norbert Elias, serait de considérer le corps de l’individu, son organisme comme réel. Or la vie collective des hommes les uns avec les autres, c’est à dire leur société ne semble pas donnée par la nature ni véritablement comme réelle.

Les biologistes laissent entendre que l’humain pourrait s’en sortir en vivant par lui-même. Pour N. Elias, ce que l’on doit refuser, c’est « l’individu isolé sous la forme de l’homo clausus ou du je sans nous. ». Cependant, dit A. Le Dorze le, Nous peut devenir enfermant comme dans les sociétés holistes de L. Dumont. Toutefois, l’opposition holiste et individualiste peut être dépassée. Pourrions-nous alors, avec L. Dumont, M. Freitag et C. Castoriadis, l’envisager par l’objectivité des médiations (culturelles et institutionnelles) élaborées dans la vie sociale qui régissent l’action des individus et leurs médiations ? De plus, M. Freitag pense que cela donnerait aux sciences humaines, la possibilité d’un moment d’auto-compréhension des sociétés modernes et de leur orientation normalisée. C’est une nécessité alors de s’interroger sur le holisme des sociétés modernes au monde, c’est-à-dire l’acquisition du savoir collectif au cœur du développement de l’individu.

Actuellement, quel serait l’importance des faits et de la cognition ? En serions-nous rendus à reconnaître les invariants de comportements liés à l’évolution de l’espèce humaine dont la tendance la plus extrême réside dans la sociobiologie de J. Watson et de R. Dawkins ? Pour ces scientifiques, les comportements sociaux donc moraux sont d’origine génétique. Le pathos serait-il le prix à payer à l’Evolution ?

Le Dorze porte sa réflexion sur la psyché qui contient de l’Autre et n’est pas uniquement mathématisable, mais l’Autre représente le flux des passions, des désirs ce qui permet l’échange de sens. L’homme ne peut se passer de l’homme ; en d’autres termes, la vie sociale repose sur l’empathie. La référence faite aux travaux de Winnicott, sur la relation mère-enfant par la création d’un espace transitionnel avec le monde, ceux de Lacan sur le stade du miroir, du sujet divisé et aliéné, éclairent la phrase de Fanon « Maman regarde le nègre ». A. Le Dorze développe le côté dévastateur de cette phrase issue de la rencontre avec l’enfant blanc qui détruit le moi de l’enfant nègre.

Objectivité écrasante ! Le racisme est la marque de l’Etat colonial qui pétrifie la relation dialectique entre le moi et l’Autre, c’est le refus de l’accès à l’ordre symbolique. Fanon marque cet ordre par la peau, celle de la dimension de la race, de l’ethnicité qui déterminent les notions de langage, de subjectivité, de sexualité. C’est par la reconnaissance que l’individu se reconnaît lui-même. R. Barthes prend l’exemple de la photo du nègre-soldat et montre que la différence se fonde sur l’hégémonie du discours qui réduit tout autre au même. Regards qui projettent un exotisme, la personne ne peut être assimilée d’où la régression vers l’animalité. Ces propos seront les mêmes pour les juifs ; ce que les nazis combattent chez les juifs, c’est la partie impure d’eux-mêmes. Il faut supprimer ce risque de ressemblance, rendre impossible l’identification, marquer la différence, la haine du soi, lutte acharnée contre tout métissage.

Les théoriciens modernes montrent que le racisme a remplacé l’esclavage, A. de Tocqueville précise qu’aux Etats-Unis, les préjugés qui repoussent les nègres sont plus forts dans les Etats où les nègres cessent d’être esclaves. Pour L. Dumont, le racisme dans les sociétés égalitaires est une résurgence de ce qui se passait dans la société hiérarchique. Y aurait-il une nécessité universelle de différenciation hiérarchique sociale ? Le besoin de distinction, de différenciation, de hiérarchie, à priori politiquement désespérant, serait-il issu du patrimoine génétique humain ? Cependant, la mentalité populaire par la notion d’égalité entraîne la croyance en l’identité profonde de tous les hommes car, au-delà des cultures, ce sont des « individus » et des « groupes » » entre soi et soi.

L’auteur s’appuie sur la pensée de P. Cathébras. Les hommes représentent des différences physiques et génétiques qui reflètent une histoire de migrations, de métissages, de hasard et d’adaptation au milieu ; et elles structurent nos représentations de l’altérité et l’organisation de nos sociétés même si celles-ci s’en défendent. La diversité humaine résulte du désir des sociétés humaines de s’opposer aux autres. La France trouve son unité autour du roi, de la religion, et après la Révolution, elle a transféré son désir d’unité sur la Nation. Celle-ci a été une machine à intégrer et à faire des citoyens éclairés, libres de conscience. D’un côté, M. Vargas Llosa considère que la Nation a fait couler le sang, a nourri les préjugés, le racisme, la xénophobie et a manqué de compréhension entre les peuples et les cultures. Et de l’autre, Jean Daniel considère que la Nation, c’est la laïcité, la liberté de conscience. Avec la Nation se pose la question de l’intégration qui fait émerger un monde fait d’une diversité universaliste. Pourrait-il y avoir coalition des cultures ? Dans ce cadre, il existe alors un partage d’expérience des concepts.

Le Dorze se penche sur les théories défendues par Alain de Benoist, théories d’extrêmes droites entre 1970 et 1990 qui prônaient le culte absolu de la différence car l’idéologie égalitaire était un mal absolu. Il explicite que la prise en compte de la diversité entraîne d’inévitables inégalités. La société doit les prendre en compte et juger des hommes non sur leur présence au monde mais sur leur valeur en fonction des critères propre à leur activité personnelle et aux caractères spécifiques de la communauté dans lesquels ils s’inscrivent. Cette valeur est mesurée par les responsabilités que chacun assume ; à ces responsabilités correspondent des droits proportionnés. Il en résulte une hiérarchie basée sur le principe unicuique suum, à « chacun selon son dû ».

L’auteur dialogue avec F. Jullien qui voit les droits de l’homme minimalistes et en négatif, mais néanmoins allant de pair avec l’affirmation de l’intelligibilité de toute culture. Ainsi, la pensée chinoise offre-t-elle d’autres ressources car elle n’est en rien celle du logos européen, de la philosophie grecque. Cette pensée juxtapose et oblige à dé-catégoriser sa propre culture pour re-catégoriser. Mais le pouvons-nous ? Quelles synthèses pourraient résister à la Raison conquérante et aux progrès humanistes des droits de l’Homme ? Irions-nous, selon P. Descola, vers un universalisme relatif ?

Pour mener des échanges culturels, il faut des limites; mieux encore, impossible d’espérer du sacré s’il n’existe pas des frontières. Peut-on considérer le caractère incontournable des limites et des frontières ? Au niveau individuel, la clôture du vivant est ontologique dont le pare-excitations est le moi-peau. La frontière contient la violence, elle donne une forme au chaos, en le limitant. Avec la violence de l’interprétation, Piera Aulagnier montre que la culture est une contrainte. Si notre époque fait l’apologie du nomadisme, il serait néanmoins difficile de considérer une société sans marquages, sans règles juridiques, économiques, politiques, ce qui ne pourrait qu’entraîner la perte de sentiment d’identité, d’appartenance, et favoriser ainsi la projection raciste.

D’un côté, l’expérience migratoire est une expérience d’altération, de métissage et de l’autre, avec la laïcité de 1905, il y a confrontation des cultures à cette sorte d’athéisme officiel, aux valeurs. A l’unité républicaine et son noyau dur identitaire formé par ses propres valeurs « liberté, égalité, fraternité », s’opposent et se confrontent les demandes de reconnaissance des minorités culturelles. Le risque d’ethnicité est présent, communautés souffrantes qui exigent réparation, oppositions du français de souche, le souchien à l’Indigène de la République. Entre maintien de la diversité et universalisme, le chemin de la crête est étroit. De plus, notre multiculturalisme fondé sur la reconnaissance des identités singulières de races et de culture a échoué en France. Pour J.-L. Amselle, l’autodéfinition à certaines périodes de son existence comme juif, noir, maghrébin, n’implique pas des appartenances pérennes à des communautés. Les individus ne peuvent pas être enfermés dans une mono-appartenance identitaire, immuable, éternelle. Nous ne pouvons que postuler l’universalité première et principielle entre les hommes et les femmes, pour réserver aux cultures un statut de production résultant d’un processus de singularisation. A. Le Dorze fait appel aux vives critiques de L.-G. Tin et D. Duclos qui se sont élevées contre la thèse de J.-L. Amselle qui, en transposant sur l’individu des caractères des sociétés exotiques, réemploie l’anthropologie libertaire des sociétés nomades. De fait, il s’oppose à ceux qui évacuent le social occultant ainsi les conflits de classe ; pour lui la culture n’existe pas, seul existeraient des individus singuliers. Ses détracteurs montrent qu’il s’agit là d’un racisme de second genre, l’assimilationnisme où des citoyens doivent renoncer à leurs traditions, à leurs cultures, c’est à dire à eux-mêmes. Or ces individus singuliers ont des histoires différentes, les histoires des colonisés ne sont pas celles des descendants d’esclaves. Selon A. Le Dorze, le moteur n’est pas l’individu isolé, c’est la différence qui est la condition même de la pluralité. Elle rend supportable l’unité, l’unicité du genre humain. L’auteur met à nouveau en perspective la pensée de J.-L. Amselle, il faut postuler que toute société est métisse et que le métissage est le produit d’identités déjà mêlées, renvoyant aux calendes grecques l’idée d’une pureté originaire ; alors pas d’identité fixe, seulement un processus d’identifications multiples, branchées les unes aux autres. C’est le rhizome de Deleuze et Guattari. Selon A. Le Dorze, il faut déconstruire le concept de culture bien qu’il y existe un noyau de cohérence, reconnaître l’importance du monde social et le rôle majeur des identifications contre une identité granitique mais reconnaître aussi la réhabilitation de l’Histoire.

Albert Le Dorze éclaire par sa passion de la culture les nouages entre les sociétés et les individus. Ce nœud est le révélateur d’une différence profonde entre le Soi et l’Autre. Tout en proposant un espace de l’entre-deux, espace de transformation, de déconstruction, l’auteur amène le lecteur à faire que des différences soient un ressort de synthèses entre identité collective, particularités et liberté individuelle.

Avec le choc des cultures, le nationalisme le plus sommaire et le narcissisme des petites différences, la paranoïa peut surgir. Mais de quelle paranoïa s’agit-il ? La paranoïa ordinaire est la condition même de l’homme dans les sociétés modernes. Face à l’effondrement des grands récits, des repères traditionnels, ces sociétés ont mis l’individu au centre de leur préoccupation. Albert Le Dorze a choisi d’aborder « paranoïa et terrorisme » par l’acte d’Anders Behring Breivik qui, en Norvège en 2011, massacre en les fusillant soixante-neuf personnes essentiellement des jeunes, réunis dans le cadre d’un séminaire du parti travailliste. Puis, par l’acte de Mohamed Merah qui assassine, d’une balle dans la tête, quatre militaires en 2012 à Montauban et à Toulouse où il perpétue son acte, devant une école juive, sur un enseignant et ses deux enfant, puis il pénètre dans la cour et un tue encore un enfant.

Au procès de Breivik, les deux experts psychiatriques déclarent que Breivik est un cas de schizophrénie paranoïaque, il est donc irresponsable. Il se sent insulté par ce rapport et revendique la pleine responsabilité de ses actes. Malade ou terroriste ? Un deuxième rapport des psychiatres a été rendu à la mi-avril 2012 qui conclut à sa responsabilité.

L’auteur interroge le texte très charpenté et documenté de Patrice Belzeaux, Paranoïa, terrorisme et folie, qui se penche sur le cas de Breivik tout en s’appuyant sur Les leçons d’H. Ey sur les délires chroniques et les psychoses paranoïaques. P. Belzeaux indique que le procès et les expertises auraient dû entraîner au seul diagnostic possible, celui de délire paranoïaque. Il cherche très minutieusement, dans ce contexte, les moments féconds, les expériences hallucinatoires, émotionnelles, de dépersonnalisation, de coïncidence merveilleuse avec l’idéal du moi, ce qui confine à l’humiliation. Existerait-il une zone grise entre fanatisme et paranoïa ? P. Belzeaux tente de séparer terrorisme et folie montre que la folie de Breivik est une construction délirante primaire, folie de la haine.

Or, A. Le Dorze précise que le délire de Breivik n’est pas celui d’un homme seul, c’est une construction intellectuelle, compilation d’écrits d’auteurs anglo-saxons appartenant à la frange la plus radicale du mouvement néo-conservateur. Breivik désigne un continent occidentalo-européen soumis à l’Islam qui veut instaurer un Califat mondial. A partir de cette vision manichéenne d’un Occident couché, Breivik veut mener une lutte contre l’ennemi intérieur, le politiquement correct et le multiculturalisme qui n’est qu’une idéologie de la haine dont le but est de détruire la civilisation occidentale. Il écrit un testament de 1518 pages qui peut être reconnu comme délirant ou pas. L’auteur montre alors toute la complexité des sources de la pensée de Breivik (W.-H. Pierce et de S. Spencer).

Mohamed Merah tue l’ennemi qui est à l’intérieur de l’Islam, il assassine des militaires qui combattent « ses frères » et met en acte son racisme et son antisémitisme. Son histoire personnelle a des points communs avec celle de Breivik, parents divorcés, père absent, violent avec leur mère. L’enfance de M. Merah et son adolescence sont très chaotiques. Il se convertit à l’Islam, à l’âge de 20 ans, par la suite il deviendra un djihadiste radical. S’agit-il d’un loup solitaire ? Folie terroriste ou folie et terrorisme, Michel Dubec, psychiatre-expert auprès des tribunaux, se prononce pour une paranoïa de caractère, sans maladie mentale avérée. Qu’en est-il du caractère, si ce n’est d’additionner les déterminismes de la naissance, de l’hérédité aux événements vitaux ? L’origine des troubles caractériels peuvent être constitutionnels mais le plus souvent, ils sont liés à l’affectif, au relationnel. Il ne s’agit ni de névrose, ni de psychose mais de conduites à la limite de la psychopathie, de la délinquance. Le jeu transitionnel entre la mère et l’infans n’ayant pas permis chez le sujet une prise de conscience de l’autonomie de l’objet maternel avec les conséquences d’une non élaboration de la position dépressive et de la position schizo-paranoïde, l’affect de haine met en forme le noyau dur. La haine est la plus intense des passions, elle peut être aussi le théâtre secret de la cruauté chez Artaud, la théâtralisation chez Sade. Or, le terroriste doit aussi être prêt à se sacrifier par amour pour ses frères.

Complexité extrême de la notion de passage à l’acte, dit A. Le Dorze, adéquation ou non entre l’action et l’intentionnalité de l’action. S’il y a intention, il y a responsabilité comme pour Breivik et Merah, des sujets qui ne peuvent supporter la moindre frustration, pour qui l’épreuve de réalité ne compte pas, incapables de retenir la décharge motrice, de supporter l’attente dont la pensée semble court-circuitée ?

Piera Aulagnier conçoit le télescopage entre fantasme et réalité qui, dans l’enfance, va avoir comme résultat de fixer la situation à la manière d’un traumatisme, ce qui rend impossible le refoulement et l’élaboration ultérieure du fantasme. Le fantasme obéit au tout pouvoir du désir et non au postulat du secondaire.

Incapacité de la mère à donner un sens qui ne soit pas la seule expression du fantasme. Si J. Lacan fait du passage à l’acte une modalité universelle, néanmoins on y retrouve la version la plus radicale de la division du sujet, l’un reflétant ou complétant l’autre. Abîmes insondables, dit A. Le Dorze, ce sujet ne devient, en fonction d’un contexte, que le résultat d’une opération mathématique, structurale qui supprime la distinction dedans et dehors d’une personne supposée.

Faut-il faire appel, pour conclure cette partie de l’ouvrage, aux travaux de Françoise Sironi sur la désempathie, la perte du rapport à l’autre, les mécanismes de destruction de l’autre, de la destruction de l’identité initiale ? S’agit-il de la rencontre entre des singularités et leur noyau dur, irréductible confusion au monde, confusion amour/haine, avec des groupes d’appartenance, groupes durs (organisation paramilitaire) qui, par l’acculturation négative, en dehors de tout monde commun, fabrique « un acteur de violence collective dans l’action par l’action » ?

* Psychanalyste, Thérapeute de couple, Présidente du CIPA.