Ils ont révolutionné la peinture.

De l’hallucinatoire à l’imaginaire quantique. Cézanne, Picasso, Miró, Kandinsky, Malévitch

Editions L’Harmattan, Collection Psychanalyse et Civilisations, Paris, 2022
Jean Nadal

Recension : Elie Cany

 

Disons-le d’emblée, le livre de Jean Nadal est particulièrement complexe. Par la complexité (Edgard Morin) de son propos sur la peinture il multiplie les approches discursives et nous propose ainsi d’aller à ce qui fait l’essentiel de l’homme, de ce qui le cause.

Qu’il soit obligé d’articuler bien souvent cette complexité dans une même phrase, en demande une lecture attentive et approfondie.

Difficile, plus qu’il n’y paraît en première lecture et pas seulement parce qu’il s’appuie sur une très grande culture générale (philosophique, littéraire), sur une connaissance approfondie de l’histoire de l’art et particulièrement sur l’histoire de ce moment charnière où la peinture bascule dans l’abstraction.

Pas seulement, non plus, parce qu’il resitue la naissance de l’abstraction dans la révolution épistémologique à cheval sur la fin du xixe et le début du xxe siècle. Dans ce moment de l’histoire où les sciences dures mais aussi l’anthropologie ont renouvelé leurs modèles pour rendre compte des logiques du non visible du non perceptible (des quantas, aux trous noirs) et pour le psychisme, des notions d’inconscient et de pulsion, cet insu archaïque de l’homme, véritable ressort de ses actes.

L’impressionnisme a été le premier mouvement du dépassement systématique des formes et du symbolisme des couleurs, même si l’ensemble de l’histoire de l’art n’est que l’histoire de l’évolution du rapport la figuration.

Avec l’abstraction le pas suivant a été de faire le vide de la représentation et donc du récit conscient en systématisant les impressions dans les couleurs et les formes.

Jean Nadal nous propose un parallèle entre l’abstraction et le travail du rêve. Tout comme dans le rêve, le peintre part du ressenti le plus archaïque originaire et projette sur la toile ses images préconscientes (formes et couleurs) avant que la représentation et le sens viennent en recouvrir l’insupportable.

Dans sa révolution, l’art abstrait dans sa quête de l’objet va jusqu’à se passer de toute figuration qu’elle soit symbolique ou métaphorique. Allant pour les plus radicaux jusqu’à dépasser tout esthétisme ou recherche du beau en s’appuyant sur l’aspect formel, tout comme les sciences se servent des mathématiques pour parler du réel de la matière.

Le projet de Jean n’est pas d’être un théoricien de la peinture. Il a lu et étudié les écrits théoriques, mais ce qui lui parle avant tout vient des témoignages précis et concrets des peintres sur leurs pratiques, leurs ressentis les plus personnels, leurs angoisses, leurs peurs, leur quête insatisfaite d’un tableau à l’autre lorsque, seuls dans leurs ateliers, ils sont confrontés à la toile et à eux-mêmes.

Dans ses écrits, il décrypte leurs positions subjectives et le ressort le plus profond de la créativité.

L’originalité de Jean est de faire appel conjointement à son propre vécu de peintre et à sa pratique de psychanalyste. Il témoigne ainsi de la façon dont le corps est affecté dans ces deux pratiques. Dit comment le pulsionnel, donc la sexualité au sens freudien, se manifeste en dépassant le refoulement premier mais au prix d’affecter le corps.

Il pense que « la pensée, c’est la pulsion », que la création n’est pas qu’une activité intellectuelle et que son ressort premier vient du pulsionnel.

Dit autrement, la muse est bien sexuée, les modèles aussi !

Lorsque Pierre Bonnard peint inlassablement Marthe nue, il ne la fait pas poser mais saisit des moment fugitifs du quotidien, presque volés. Il est à la poursuite de l’objet de son propre désir et de l’énigme du sexuel qui les a rapprochés Marthe et lui si longtemps. Mais comme l’explique Jean Nadal en parlant de l’objet hallucinatoire, cela ira plus loin pour Bonnard puisqu’il il continuera à peindre Marthe, même après la mort de celle-ci.

Cependant, l’objet hallucinatoire n’est pas forcément aussi explicite ; pour Jean Nadal la fascination de Cézanne pour la Sainte-Victoire qu’il a peint plus de 80 fois et de façon toujours différente, n’est pas que paysagère.

La répétition inlassable du motif n’est pas un symptôme obsessionnel, nous savons que l’obsessionnel tourne autour de l’objet de son désir pour ne pas l’aborder. Au contraire, Cézanne cerne l’irreprésentable de l’objet de son désir, nous permettant comme regardeur de cerner le nôtre. Nous convoquant dans notre propre recherche de l’essentiel.

 

Pulsion, nécessité de peindre

Nous comprenons maintenant pourquoi Jean Nadal a radicalisé son expression, qu’il nommait dans un article de 1980 « la contrainte à représenter ».

La plupart des grands peintres, sous diverses formes, ont témoigné de cette nécessité. De cette pulsion. Bonnard disait : « Je ressens un besoin tyrannique de peindre ».

Pourquoi un peintre reprend-t-il inlassablement le même sujet ? Pourquoi un peintre peut-il travailler quelques fois plusieurs années sur un même tableau ? Que poursuivait Pierre Bonnard lorsqu’il se permettait de retoucher ses tableaux, parfois même chez ses clients ou dans une exposition ? Pourquoi les peintres ont-ils été au-delà du figuratif ?

Il y a longtemps que cette notion de nécessité s’est imposée pour moi.

Je l’ai rencontrée de plusieurs façons, sans avoir été aussi loin que Jean dans l’explication qu’il en propose avec la causalité pulsionnelle, bien que je me réfère au même environnement théorique.

Je situais comme première l’énigme que nous représentons pour nous-même, faisant l’impasse sur le sexuel. Ce qui n’est pas forcément contradictoire sinon que le moteur premier est bien le pulsionnel comme l’affirme Jean.

La première fois donc que cette nécessité m’est apparue, c’est dans mon adolescence, entre 12 et 17 ans, quand j’ai été initié à la Préhistoire par un abbé préhistorien qui, dans le cadre de la JEC qu’il avait fondée dans ma ville, nous amenait un mois par an faire des fouilles dans des abris sous roche qui lui appartenaient. Nous visitions aussi des grottes connues (Lascaux, plusieurs fois) ou moins connues et avons eu le privilège de rencontrer les abbé Breuil et Glory.

Je me suis toujours tenu au courant des théories interprétatives sur ces peintures et gravures extraordinaires. Je m’en suis toujours tenu à une interprétation pragmatique : pour moi il s’agissait avant tout d’une nécessité de la représentation concomitante d’une certaine évolution.

La deuxième fois c’était au cours de mes études d’ethnologie à Bordeaux avec le professeur Métais, entre autres enseignants, dont les bureaux étaient remplis de ces objets de toutes sortes, issus des cultures appelées primitives, que l’on nomme maintenant « arts premiers ». Alors qu’ils étaient dans la survie et pris dans des structures sociales contraignantes, les hommes de ces cultures ont produit ce que l’ethnographie a fait reconnaitre comme de l’art.

La troisième fois, cette nécessité, je l’ai rencontrée dans le cadre de ce que j’avais nommé « atelier d’écriture » que j’ai animé pendant quinze ans dans un hôpital psychiatrique pour adolescents créé par le professeur Henri Sztulman. Les productions pouvaient être des petits textes mais bien plus souvent régressaient vers des dessins ou des peintures.

J’ai élargi cette approche depuis par la visite de nombreuses exposition sur l’art brut (La permanente du LAM, ou les temporaires du musée de St Anne) ; lu Prinzhorn, Michel Thévoz et Dubuffet.

Enfin cette nécessité m’a paru une évidence tout au long de mon travail de psychanalyste avec les jeunes enfants. J’avais bien sûr observé cette appétence pour le dessin avec mes propres enfants lorsque les feutres débordaient sur la table du salon ou leur appétence à produire des œuvres pariétales sur les tapisseries de leur chambre. Mais dans le cadre de la cure, cela prenait une dimension très particulière.

Nous connaissons l’évolution du dessin d’enfant selon son âge, ses pathologies, du gribouillage au dessin accompli, par contre chaque enfant avait son vocabulaire pictural propre, son style bien à lui. On retrouvait des éléments communs et habituels de l’un à l’autre – encore que ! – que chacun d’eux s’appropriait de façon tellement différente que nous ne pouvions pas nous tromper sur leur auteur.

Un caractère particulier faisait signe de cette nécessité : La spontanéité apparente et l’absence de réflexion. Enfin l’évidence, à un moment, que leur dessin était terminé.

Ils étaient dans l’acte même. De plus, ils ne cherchaient pas à commenter leurs dessins, ce que nous ne leur demandions d’ailleurs pas. Nous nous en expliquerons plus loin.

Fort de cela j’ai participé à un colloque au Caire en 1987 sur le thème : L’originaire, mythes et théories. J ’avais intitulé mon propos : « Le mythe de la préhistoire comme inconscient de l’humanité ». J’y avais défendu que l’homme préhistorique, l’enfant, le primitif (appellation d’alors) et le psychotique, sur des modes différents étaient animés non pas par une volonté mais par une nécessité de représenter. D’être dans l’acte même, sans forcément de projet, ni que ce soit donné à voir. Dans chacune de ces productions nous trouvons des dessins, des taches de couleurs, des signes, des formes (lignes, traits, points etc.).

Les universitaires présents m’avaient opposé que je ne pouvais pas mettre sur le même plan le primitif, l’enfant et le fou !, ce qui n’étais pas mon intention. J’ai été heureux plus tard de trouver chez Paul Klee « que les enfants, les fous et les primitifs nous parlent de mondes qui ne nous sont plus accessibles ». Klee allait plus loin dans une vision cosmologique des origines même de l’humanité, nous ne sommes pas sûrs de le suivre jusque-là. En revanche il s’est inspiré de ces productions dans ses œuvres.

 

Le regardeur

Comme je ne suis pas peintre comme Jean, je suis resté psychanalyste ! Pour moi la nécessité est double ; nécessité d’écouter l’indicible et passion de regarder la peinture. En parallèle de l’accompagnement et de l’écoute de mes patients j’ai donc développé une passion de regardeur qui me fait courir les expositions à Paris et en Europe ; les permanentes, jamais épuisées et les temporaires que les commissaires organisent autour de thèmes de recherche passionnants. Je m’appuie sur la peinture et la pulsion scopique qu’elle provoque pour interroger ma propre énigme.

J’ai trouvé mon propre fil conducteur dans le livre de Jean en lisant ce qu’il dit du regardeur.

Il nous éclaire là aussi sur la complexité de ce qui lie le peintre et le regardeur :

« L’art provoque le regardeur. Il ne suscite pas seulement un effet esthétique mais une expérience entre le familier et l’étrange, l’étrangement familier ; l’intime voilé/dévoilé, au plus profond duquel se mêle l’angoisse à la jouissance esthétique. »

Ma nécessité de regardeur est née et a été convoquée par la puissante pulsion de peindre des artistes. Le livre de Jean nous éclaire sur les ressorts les plus intimes de cette nécessité dont il insiste sur le caractère pulsionnel.

 

Qu’est-ce que regarder ?

Pour répondre à cette question je vais m’appuyer sur le travail d’analyste avec le dessin d’enfant tel que je l’ai appris entre autres avec Denis Vasse et qu’il a expliqué dans son ouvrage L’ombilic et la voix. Comme je l’ai dit plus haut il ne s’agit pas de refermer l’ouvert du dessin (ce que Jean nomme « l’image hallucinatoire projetée sur la feuille » par une demande d’explication sur le sens de ce qui vient d’être produit. Il nous faut apprendre le langage pictural de l’enfant, en repérer les éléments, les reconnaître d’un dessin à l’autre. L’important n’est pas l’élément en lui-même mais la relation qu’il entretient aux autres. Le soleil n’est pas le soleil ni forcément le père dans une lecture symbolique. Il nous faut reconnaître ces éléments dans la suite des dessins et repérer l’évolution des relations qu’ils entretiennent. Il en est de même pour la peinture.

C’est ce que nous rappelle Jean ; « le vert n’est pas forcément de l’herbe et le bleu toujours la mer ! ».

La lecture n’est qu’un préliminaire de l’acte amoureux avec l’œuvre.

La différence entre le tableau et le dessin d’enfant tient à une temporalité inverse : avec le dessin nous assistons aux étapes de son élaboration alors qu’avec la peinture nous sommes en présence du tableau fini.

Partant de l’image hallucinatoire présente il nous faut l’évider jusqu’à l’angoisse première de la toile. Remarquons que quelques peintres nous y aident parfois en laissant des parties de toile non peintes !

Il s’agit donc pour le regardeur de retrouver ce que le peintre a traversé en faisant le chemin à rebours.

Par ailleurs, comme si ça n’était pas assez compliqué, Jean nous rappelle faisant appel à la théorie de la mécanique quantique, que l’objet et l’observateur sont indissociables et, citant Soulages « Celui qui regarde ma peinture est dans ma peinture ».

Nous sommes l’autre du peintre au sens de Lévinas et l’œuvre a une fonction tierce entre l’artiste et le regardeur.

Toujours selon Jean, nous sommes convoqués par Cézanne à partager son fantasme de croquer la pomme mais également à le suivre dans des pulsions bien plus archaïques en regardant ses Sainte-Victoire.

Le regardeur ne s’identifie pas au tableau mais au peintre. Chaque peintre nous convoque différemment. Chaque exposition est une rencontre même si nous pensions être familier du peintre, a fortiori si nous ne le connaissions pas.

Le tableau n’est pas un miroir, nous ne devons pas l’appréhender avec notre grille de lecture, mais au contraire accepter qu’il évide son sens apparent.

Le tableau nous regarde, et comme regardeurs nous sommes ceux à qui le peintre s’adresse.

Nous nous devons d’en être dignes.

Le regardeur s’expose à la surprise de la rencontre.

J’ai vécu cela pleinement l’été dernier à Venise au palais Grassi avec l’exposition de Marlène Dumas « Open-End ». Je l’avais visité une première fois et lorsque j’y suis revenu avec mes proches je n’ai pas cherché à analyser ou comprendre mais l’ai parcouru uniquement avec mon ressenti. Bouleversé, je savais que je n’avais rien à en dire. Michèle Carrard avec qui je me trouvais m’en a apporté l’explication dans un texte qu’elle a écrit en reprenant le livret de l’exposition qui citait Roland Barthes : « L’interprétation est du côté du spectateur, faisant ainsi passer l’œuvre de son créateur au lecteur. »

Juste dire quelques mots de ma « méthode de regardeur ».

Comment faire de l’image hallucinatoire du peintre l’image de son propre rêve ?

Pour prendre le chemin à rebours de celui du peintre nous devons être sensibles aux formes, aux couleurs, passer de la libre association de mots à la libre association d’images.

S’inspirer de la méthode de Joan Mitchell qui regardait le paysage de sa fenêtre puis fermait les volets et peignait à partir de l’imprégnation qui lui restait. Ce que Jean a pratiqué également lorsqu’il a peint le petit cours d’eau Corse qui s’appelle : « Le Cavu ».

Pour cela en face d’un tableau, je le regarde longuement puis je ferme et rouvre les yeux à intervalles réguliers, je vois ainsi le tableau différemment à chaque fois. Non seulement des détails nouveaux me sollicitent mais je m’enfonce dans les couches et les sous-couches du tableau. C’est ma façon de refaire le parcours du peintre.

Puis passant d’un tableau à l’autre je parcours l’exposition plusieurs fois, quitte à y revenir au moins une fois, seule façon d’acquérir une familiarité avec le peintre, d’aller au-delà du sens.

Cela ne peut se faire qu’à la condition de ne pas chercher à comprendre, commenter, mais à se laisser surprendre, émouvoir, laisser le pulsionnel saisir le corps. Accepter le vide de l’objet que cerne la figuration et se confronter au final à la sensation mélancolique liée à son absence.

Disons une fois encore qu’il est très difficile de rendre compte de la richesse du travail de Jean Nadal sauf à s’y perdre comme vous le constatez avec ce court texte.

En faisant une rétrospective des différentes tendances, Jean décrit comment l’art après sa révolution vers l’abstraction a pris plusieurs directions. Et il montre comment certains peintres ont choisi des options qui vont à l’encontre du projet premier de toucher à l’essence de l’être. Cela a été systématiquement le cas lorsque la recherche formelle a cherché à évacuer la composante pulsionnelle.

Il prend l’exemple de Malévitch et son intention suprématiste : « modèle suprême de la finalité artistique » qui a retourné l’évidement de l’objet en la recherche hégélienne d’une complétude.

Personnellement présent à la documenta 15 à Cassel l’été dernier, j’ai pu faire le constat que la contestation sociale et politique, certes légitime, et passionnante, ne suffit pas à ce que l’on puisse parler d’art. Quelques œuvres cependant trop rares, nous ont beaucoup touchés.

Il semble cependant qu’une tendance de la peinture contemporaine actuelle soit de réintroduire une composante figurative souvent sexualisée. Tel est le cas avec la peinture de Marlène Dumas.

La peinture de Jean Nadal s’inscrit dans ce courant, ce dont il nous fait part sur son site en nous livrant quelques clés sur son travail de peintre de ce cours d’eau corse : le Cavu. De ses propres projections hallucinatoires inconscientes qu’un ami regardeur lui a fait découvrir.

Jean Nadal a pu dire qu’il était un peintre refoulé ! Il a arrêté de peindre pendant le temps où il a accompagné ses patients dans le temps de leur analyse. Comme tout analyste il s’est écouté lui-même en parallèle. Il s’est intéressé aux nombreux témoignages des peintres qu’il nous fait partager concrètement à l’aide de sa propre expérience .

Pour ma part il m’a fait comprendre ce que j’ai ressenti à Venise avec Marlène Dumas. Je me suis aperçu depuis que je n’aurais pas regardé l’exposition Manet/Mitchell de la même façon sans la lecture assidue de son ouvrage.

En choisissant un de ses tableaux pour la couverture de son livre il nous met littéralement entre les mains sa peinture et nous fait toucher au plus près son travail de peintre.

Nous lui souhaitons vivement de pouvoir s’y consacrer pleinement, s’adonner complètement a sa pulsion et à sa passion.