Autour d'un livre...
Turbulences en démocratie
Mes collègues et moi-même adressons tous nos remerciements pour leur invitation à Monique Selim, Olivier Douville, Nicole Khouri et Julie Peghini, qui coaniment ce séminaire, et à Ferdinando Fava de nous recevoir en visioconférence dans le cadre de l’Université de Padou.
Notre ouvrage collectif, Le Sensible et le Barbare – Figures de l’homme planétaire, est le septième et le dernier d’un cycle qui, depuis 14ans, témoigne de nos travaux de recherche en lien avec nos différentes activités et Rencontres-débat.
Nous avions commencé par l’ouvrage Psychanalyse et Politique, Sujet et Citoyen et ce dernier ouvrage clôt un parcours sur les diverses figures de l’humain. Toutefois, ces figures sont convoquées dans « L’homme planétaire » en favorisant le commun, plutôt que l’universel.
Au CIPA, nous nous situons dans un dialogue entre la psychanalyse, son rapport à l’anthropologie freudienne avec ses effets interactifs, et l’anthropologie critique dans son rapport au politique et au « sujet de l’autre » ; nous ajoutons au subjectif, le monde du sensible à l’origine de la métaphorisation du socle de la subjectivité. Nous posons le symbolique dès l’originaire, l’éminemment singulier étant ainsi ancré dans le corporel à partir des traces, signifiants formels et énigmatiques, pictogrammes, monade… en sachant que l’originaire n’est pas l’origine (papa/maman). Notre référence théorique se tourne en particulier vers Piera Aulagnier et C. Castoriadis.
Cet ouvrage comme les précédents est à l’entrecroisement de plusieurs disciplines : la psychanalyse, l’anthropologie critique et la philosophie politique quiouvre ici sur la crise écologique et le tournant ontologique en anthropologie autour de -l’humain et le non-humain- et en deçà du projet de la cybernétique, là où le corps résiste à l’appropriation de l’anthropocène du monde par la technologie. Ces diverses disciplines trouvent du commun à travers le corps et la subjectivité, le féminin avec le sensible dans l’historicité, et tentent de comprendre l’humain, celui qui vit sur la planète-terre et non uniquement sur la terre ancestrale.
Nos sociétés contemporaines ont aussi conduit l’humain en tant qu’être de parole et de désir à prendre en compte l’environnement ainsi que la perception, le sensible et l’émotion. Nous inscrivons la fiction d’un homme planétaire plutôt dans la démocratie occidentale que nous qualifierons de sensible et nous la situons dans l’histoire, dès Rousseau avec l’individu -citoyen et aujourd’hui dans un dialogue masculin/féminin. Dans ce contexte, nous convoquons le sujet de la singularité, celui de l’immanence, l’invention de son intimité, ce sujet est, paradoxalement, ouvert à la multiplicité des modes de pensée, de l’écologie et du vivant. Un sujet auquel il incombe la tâche difficile de faire vivre sa singularité sans ignorer la violence qui l’anime en maintenant un écart entre sa singularité et celle de l’autre, et de trouver ainsi dans la rencontre les ressources nécessaires pour faire du commun. (François Jullien)
Le monde planétaire est certes complexe, etplus encore, si déconcertant, si angoissant qu’il faut inlassablement apprendre à le penser. Mais il faut aussi accueillir le réel dans la complexité propre du sujet dans son émergence. Cela nécessite que l’homme sur la planète-terre se sente suffisamment nourrit par les images et les sentiments qu’elle provoque, suscitant alors l’imaginaire et sollicitant le symbolique, y compris pour penser le tragique de l’homme mortel. C’est avec l’anthropocène que nos expériences prennent vie, mais elles ne gomment pas pour autant nos peurs de l’inconnu car les connaissances alimentent l’illimité, amplifiant souvent nos peurs individuelles et collectives. Les peurs nous réunissent autour de l’effroi, sentiment qui s’est répandu à travers la planète avec le covid-19, même si nous savons que l’ignorance fondamentale est celle de la mort.
Le monde est aussi rempli d’affrontements entre des personnes qui, paradoxalement, sont confrontées à des problèmes semblables, écologique, économique, sanitaire et climatique et à bien d’autres encore ne s’arrêtant pas aux frontières nationales. Les frontières sont incertaines et sont aussi repoussées par les biotechnologies à l’intérieur de l’humain, substituant la machine à l’être vivant, au-delà de la séparation cartésienne du corps et de l’esprit : en- deçà de la division du sujet, en ce point de jonction et de disjonction, là où les bouts de chair se rencontrent, dès la naissance de la vie psychique. Dans cet archaïque, les psychanalystes pourront-ils continuer à penser le sujet de la singularité qui se nourrit de la rencontre avec l’autre ?
Nous envisageons la perte d’un familier avec la figure de « l’homme du commun ».
En anthropologie, Ernesto De Martino a étudié la notion de « Fin du monde », comme représentation culturelle historiquement datée d’un risque anthropologique permanent. Il part de la conscience contemporaine de la fin possible du monde préfigurée par la Shoah et Hiroshima et aujourd’hui nous y voyons les dangers du nucléaire et les catastrophes écologiques, climatiques et sanitaires, qui portent atteinte aux écosystèmes : déforestation, marées noires, industrialisation des marchés de la viande, pandémie… dont chacun représente un événement aux graves conséquences humaines, environnementales et/ou économiques.
Cependant, il ne s’agit pas de la « Fin du monde », mais de celle de notre monde dans ses choix culturels à l’intérieur de notre société occidentale. La Modernité en Occident remet en cause ce rapport de soi au monde dont le vécu peut être comparé à une défamiliarisation du monde quotidien, d’une part, par la sortie de la religion, au sens de la séparation avec l’État, et d’autre part, par la déconstruction du patriarcat qui cesse de donner le sens des choses. Pour la psychanalyse, l’affect de la ressemblance est atteint, bouleversant ainsi le processus identificatoire. La psyché humaine éprouve une fragmentation venant troubler le monde des sensations à la source de son unité en remettant en cause le semblable.
Nous avons donc à penser le négatif à partir de ces transformations psychiques et sociétales. Nous envisageons alors le commun avec de nouveaux repères et de nouvelles formes susceptibles de donner du sens en permettant un dialogue en creux entre les individualités : « ce que nous n’avons plus ou pas ». Par exemple avec le Covid-19, nous avons maintenant à penser un monde sans contact alors que le toucher est un moyen fondamental de communication entre nous.
Nous fabriquons avec la transformation du négatif un « homme du commun », moins ambitieux. Si l’utopie de l’universel fut donnée par l’extérieur d’elle-même, tels que les Lumières et le triomphe de la Raison, et elle est donnée maintenant par soi-même par une mise en mouvement du monde et de l’identité. Certaines caractéristiques de cet homme du commun seraient le sentir et le mouvement : il ne serait donc pas qu’un-être-au-monde, mais un être-avec, dans un monde ouvert à l’aléatoire et en perpétuelle mutation. L’écoféminisme avec ses découvertes identitaires en privilégiant l’être en commun, ouvre aussi sur des nouvelles perspectives de rapports sociaux.
Pour la psychanalyse Eros comme Thanatos sont au fondement du sujet. Freud reconnaît que la confrontation aux atrocités de la guerre mais aussi à la perception de l’effondrement des institutions culturelles ou encore à l’épreuve répétée des deuils, fait qu’une part de la pulsion de destruction circule librement en l’homme jusqu’au cœur de nos institutions culturelles. Ce négatif sera donc pensé et transformé à partir du vertex de « l’homme du commun ». Il nous fait donc quitter le Un de l’individualité comme seul référentiel dans l’interrelationnel pour le Deux, mais aussi quitter le familier de la narrativité pour l’étranger en soi et chez l’autre. Il s’agit alors d’accueillir dans le social les catégories multiples de l’hétérogénéité avec l’imprévisible et le principe d’incertitude pour vivre en commun.
Nous faisons appel au féminin qui est à la source de « l’homme du commun ». Cette représentation d’un homme du commun contribuera-t-elle à faire prendre aux individus leurs distances avec une mondialisation financière bien trop brutale ? Nous envisagerons le sensible au croisement du politique par la voie du féminin et dans la dialectique masculin/féminin qui suscite un changement structurel dans l’humain comme dans l’organisation du social ; le social ayant été marqué jusque-là par la domination du masculin sur le féminin. Ce système dialogique qui repose sur la bisexualité psychique apporte de la fluidité dans les relations, et de ce de fait, les individus sont moins enclins à s’ajuster au système binaire et patriarcal. Par ailleurs, les corps propres, sensation et affect, en lien avec le masculin/féminin situé en deçà de la différence des sexes, dès la vie intra-utérine donnent alors une place au maternel en légitimant la matrice, le vital dans le social. Ceci produit une importante mutation anthropologique qui fait du sensible un médiateur entre l’intime et l’autre de l’altérité.
Nous vivons aussi dans l’instabilité et nous prendrons pour exemple les micro-organismes et leurs instabilités, dès que nous arrivons à un petit ensemble, notre tendance serait de vouloir le clore alors que nos connaissances sur les micro-organismes et la matière évoluent tous les jours. De plus, cette métaphore permet de penser l’instabilité dans notre société qui ne cesse de nous confronter à la multitude qui englobe et ne peut éluder la question du chaos. Or, le chaos n’est recouvert que temporairement et pouvoir penser si près du chaos devient non seulement compliqué mais inquiétant. Nous avons à nous dégager un espace de pensées, entre celles que nous avons eues et celles que nous avons à l’instant et qui sont remplacées rapidement par d’autres. Accepter cette instabilité de la pensée est très difficile, le mouvement des « Gilets jaunes » nous y a confrontés.
Nous sommes engagés dans la multiplicité, celle des singularités et des savoirs dont le commun reste à créer. En tant qu’habitant de la planète, nous rencontrons un brassage de cultures, sollicitant le corps, la subjectivité, l’émotion en résonance avec toutes les technologies, l’Intelligence Artificielle et les réseaux… Ainsi l’homme planétaire, homme du réseau, hyperconnecté, devient un homme hybride avec la machine dans un monde où le virtuel est si prégnant. Moteur de notre économie, le numérique, avec le télétravail, la télémédecine et l’éducation, produit des bouleversements psychiques et anthropologiques faisant pression sur notre subjectivité qui est en crise.
Quel destin aura le subjectif dans la mondialisation et la globalisation ? Notre imagination est-elle sous l’emprise d’un univers unifié par la globalisation ? Est-elle condamnée à répéter les mêmes actions dans un univers en symbiose avec les individus faute de médiateurs suffisamment solides ?
Fort de cet état symbiotique, l’idée d’un homme planétaire qui envahirait la planète de façon exponentielle, et ceci dans la maîtrise, l’emprise déniant l’inconnu et la mort, serait pour la psychanalyse une utopie de plénitude narcissique : être tout pour la planète-terre-mère avec l’annulation des tensions. Cette annulation conduirait à la perte de la représentation de l’homme planétaire par la dissimulation du vide, du rien dans une extension cosmique le vouant ainsi au nirvana.
La mondialisation et la globalisationpourraient contraindre l’hommedela planète-terre à vivre en même temps, l’individuation et l’uniformisation à l’épreuve de la polarisation des discours. Comment la Chine, qui a le mieux intégré le libéralisme, vivra-t-elle cet « en même temps », quand le politique s’est construit sur mode totalitaire ? Or, la globalisation véhicule cette représentation à travers la planète. Est-ce l’universel de l’homme planétaire ?
Nous savons que la globalisation convoque l’unicité à travers la planète conduisant les individus vers la massification dans son aspect barbare, diffusant des formes d’emprise en excluant les uns pour mieux aliéner les autres au système du Marché non régulé. Selon Bernard Stiegler, l’humain et sa communauté s’effacent devant l’exigence de calculabilité et « l’homme comme simple particule de la masse peut sans difficulté grimper dans les statistiques et servir les machines »[1]. Ce système, insensible aux différences de formes, amène de lui-même à l’effacement des particularités qu’elles soient individuelles et/ou sociales, nationales.
De son côté, l’écologie vient nous interpeller dans notre rapport à la terre comme pure matérialité. Serions-nous alors rien d’autres que des ensembles de cellules ? La mort ne serait plus à craindre comme à l’image de la bactérie qui se reproduit indéfiniment et qui ne connaît ni la sexualité et ni l’altérité. Quels seront les effets de la prédominance de la matérialité de la terre sur le corps sensible ? Cette prédominance modifiera-t-elle notre rapport entre humains/non-humains ?
Que devient le sensible entre les humains ? Nous savons que le sensible dans les effondrements collectifs du XXe siècle a connu un destin tragique. L’histoire a qualifié de barbare les crimes de masses, de guerres, de génocides conduisant à l’extermination pour le seul prétexte que certains peuples n’auraient pas le droit d’appartenir à l’humanité.
Dans une recomposition/décomposition permanente avec la planète-terre, nous sommes donc contraints par le cycle vivants/morts à vivre l’arrachement, le déchirement et la séparation entre le soi et le corps du monde, celui de la planète-terre-mère, en nous et dans le social, pour nous constituer une représentation du vivant et du non-vivant.
Nous avons à penser notre intériorité à partir de l’exil intérieur. Cette expérience humaine de séparation qui engendre une césure, un mouvement de violence nécessaire, inaugurant les limites, dedans/dehors, avant/après, moi/l’autre, mettant le corps à l’épreuve. Serions-nous contraints tout au long de la vie à la répétition de notre exil intérieur, d’autant que l’extérieur peut forcer à l’exil ? L’exil nous amène au plus près du surgissement des éléments de notre « psyché originaire », avec tapies au fond de nous-mêmes notre inhumanité, la barbarie des chairs informes, monstrueuses, dans la violence et le mouvement d’une libido en quête d’objet. Pour le psychanalyste, le monde des origines et ses phantasmes, l’inquiétante étrangeté, se croisent avec le monde originaire, celui de la barbarie, en d’autres termes, de notre animalité. C’est l’intersection qui pose une limite à l’humain entre culture et barbarie.
L’art peut-il être encore un passeur des sentiments et des émotions entre humains ? Il peut nous aider par la production des images à nous recentrer sur nous-mêmes à revivifier notre imaginaire source de notre humanité et de notre émancipation.Les images sont bien les traces dans notre esprit de nos perceptions antérieures, traces affaiblies, déformées ; vestiges d’une expérience perdue, d’un passé aboli, leur mise en forme crée un point de jonction « Je/corps/monde ».
* Psychanalyste, membre honoraire du CIPA, Thérapeute de couple.