Rencontre-débat : Le sensible, quel avenir ?

LE SENSIBLE : QUEL AVENIR ?
Rencontre-débat samedi 17 novembre 2018

 

 

Ont été préssentis :
Agnès Antoine, May Desbordes, Marie-Laure Dimon,Christine Gioja Brunerie, Albert Le Dorze, Jean Nadal,
Serge Raymond, Evelyne Tysebaert, Georges Zimra

Dans le social, Pierre Bourdieu écrit que « le piège du phallique réside dans le privilège du masculin et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité. » Quant à Michel Foucault, il précise que le discours phallocrate est un discours construit sur l’exclusion des femmes, sorcières, possédées, mystiques ou hystériques. Le partage se fait, les religions en témoignent, entre l’homme tenant du logos et du signifiant et la femme toujours perçue, selon Lacan, du côté de sa « sur-nature ». C’est ici que la question du corps nous intéresse particulièrement et, les mystiques, l’art et les poètes laissent apparaître de façon plus spécifique quelque chose du féminin qui se joue radicalement.

Les mystiques vont pousser très loin la question du féminin, nous l’avons vu avec l’ouvrage de Julia Kristeva[1], Thérèse mon amour. Thérèse d’Avila est alors « une femme sans frontières, corps physique érotique, hystérique, qui se fait verbe qui se fait chair, qui se défait en soi hors de soi ». Ces mystiques éclairent un féminin et un être mère qui transmettent les espaces de la vie intérieure, les moments de passage avec l’extériorité, le groupe, la création par leur capacité d’aimer, mais aussi un masculin qui se réalise dans l’acte de fondation. Par ailleurs dans son ouvrage, Les pouvoirs de l’excès[2], Georges Zimra a écrit sur d’autres mystiques qui sont allées le plus loin possible aux limites de l’impensable, celui d’un point d’oubli, de perte, d’inconnu, pour tenter de régénérer la langue, pour renouveler la foi : « Ces femmes ont été tenues pour folles, aventurières, rebelles… elles ont voulu vivre leur singularité poussée à l’extrême, le féminin pur et rencontrer ainsi le pur amour. N’est-ce pas ici la cruauté mélancolique ? »

Nous avons aussi approché la question du masculin pur avec l’ouvrage de Klaus Theweleit[3], Fantasmâlgories. Le musellement émotionnel des hommes tient au fait qu’au plaisir, seules les femmes peuvent s’adonner. C’est pour cela que le nazisme en fait des putes et des vénériennes. Quant à la femme nazie, elle est gardienne du sang et de la race. L’auteur met à jour la perception altérée que les hommes fascistes, dans une organisation militaire, les corps francs, se font de la réalité en allant aussi loin que possible dans l’approche d’un masculin cuirassé, éloigné de tout ressenti. Pour comprendre ces hommes, l’auteur va au-delà de la pensée phallique en approfondissant la pensée abstraite qui se fait au détriment du concret et de la sensation. Le rapport à la réalité de l’homme fasciste est en prise directe avec les strates les plus profondes d’une psyché sans médiation où le signifiant femme et le signifiant féminin sont de l’ordre du clivage. Ceci met en place une néoréalité en opposant la femme blanche et la femme rouge, la pureté et la sexualité. Si le refus du féminin est un acte éminemment politique, il met d’autant plus ici en échec le politique par la construction d’une néoréalité, construction qui interroge un phénomène d’individuation perturbée où domine la difficulté à contenir son corps propre. L’absence d’éléments constituants psychiques fait que l’individu se tourne vers des cultures extérieures et totalitaires. On comprend mieux alors que l’opposition objectif/subjectif n’a pas lieu d’être. L’auteur étudie ainsi la symbiose avec le corps de la mère en s’appuyant sur la théorie de Margareth Mahler, amenant au cœur de l’intériorité du sujet. A ce stade très primitif individuation/séparation où domine la dyade symbiotique mère/enfant. Les étapes d’individuation vont se succéder pour accéder à la séparation. Celle-ci peut être marquée par la séparation plus ou moins bien intégrée, dépendante du maternel et de l’environnement, de sa réceptivité, car l’infans a une grande sensibilité aux traumatismes. Ainsi cette part du féminin maternel, sensible et fragile vient nous interroger dans un au-delà des limites de l’humanité. C’est le monde des sensations, des traces de sensation, des sensations sans pensées, celui de l’équivalence qui n’est pas l’égalité dans le social. C’est celui de la vitalité du plaisir et de l’apaisement des tensions par un « contact de bouts de chair », monde où la différence masculin/féminin n’est pas dans la vie fœtale, mais portée par des éléments à la naissance de la vie construisant l’humain dans la socialisation. Ainsi ce monde de l’originaire, celui de la sensation pure se différencie-t-il de celui de l’origine qui se situe dans l’amarrage à la mère et au père. Toutefois ces mondes – originaire et origine – sont dans l’intersection de l’un par rapport à l’autre.

Pour Piera Aulagnier, il ne sera pas question de dyade mère/enfant car l’originaire par l’auto-engendrement postule que tout « existant » se met en forme par l’activité du système qui le représente. Cette mise en forme est au fondement du socle métaphorique de la subjectivité du sujet dont l’expérience sensible requiert la présence d’un porte-parole. Ce dernier transforme, en résonance avec le social, la sensation en sentiment. Nous sommes aux limites de la culture et de la barbarie, celle d’un monde de l’absorption et du rejet, au fondement de l’activité de représentation.

Nous pourrions alors convoquer la théorie de Winnicott qui, dès l’origine de la vie psychique du sujet, distingue, l’être du faire, autrement dit, un élément féminin pur qui soutient l’être d’un élément masculin pur qui soutient le faire. Ces éléments a-pulsionnels sont accueillis par le corps maternel d’où adviendra la pulsionnalité de l’infans. Il incombe alors de distinguer le féminin du maternel afin que la sexualité ne se confonde pas avec le corps maternel.

Or les hommes fascistes, comme ceux dans le nazisme tel que Theweleit le développe dans cette période de 1918/1920, sont dans ce rapport symbiotique au corps de la mère qui éloigne le père : ils sont des fils, rien que des fils. Le phantasme d’auto-engendrement n’a pu être suffisamment intégré dans sa jonction zone/objet complémentaire qui sont les équivalents de l’amour et de la haine. Et s’y ajoute que femme/mère/féminin sont confondus. Cette thèse nous interpelle aujourd’hui dans le rapport qu’entretiennent les hommes avec le masculin et le féminin dans les groupes extrémistes.

Alors nous pouvons faire nôtre l’hypothèse d’André Glucksmann : « notre civilisation repose sur la haine de la femme et c’est en abordant ce thème que nous en sortirons ». Pour la psychanalyse, comme le précise Claude-Noëlle Pickmann, la haine de soi passe par le féminin, mieux encore, elle est la plus ancienne et la plus partagée du monde.

Et l’art dans le dialogue masculin/féminin ? Jacques Rancière dans Le partage du sensible[4], démontre une esthétique, au sens étymologique, à la base de la politique. C’est-à-dire des manières de sentir, de voir et de dire en fonction des places et des parts, qui se fondent sur un partage des espaces, des temps et leurs découpages. En d’autres termes, pourrait-il y avoir un partage entre ceux qui maîtrisent le logos et ceux qui ne le maîtrisent pas ? Comment ce tissage émotionnel où se jouent les rapports fondamentaux qui sous-tendent les catégories de l’action, de la connaissance et de l’être, permettent-elles de repérer ce qui les ordonnent hiérarchiquement ou bouleversent cette hiérarchie du fait de leurs différentes postures au regard de l’art ? Ces lieux en soi et hors de soi apportent leur soutien à la possibilité même de l’ordre et du désordre social, de la soumission ou de l’émancipation. L’esthétique est envisagé en tant que lieu abstrait où se redistribuent, selon Jacques Rancière, « les rapports entre faire, voir et être, où la ligne de partage, séparant les hommes dits actifs des hommes dits passifs, se trouve en conséquence effacée et où s’ouvre la possibilité d’une humanité sensible commune dont la pensée fonde les pratiques de l’émancipation… »

Sortir l’être humain de son enfermement, celle de la sensation pure, d’une posture monolithique phallique, c’est prendre conscience de soi, de l’autre et du monde, c’est retrouver l’élan de connaissance par ses capacités de perception du réel et ses possibilités de le penser. C’est faire vivre le féminin, sa fragilité, sa faille et sa division avec la présence du masculin son contraire, non uniquement dans le clivage mais dans la dialectique. C’est une longue histoire de l’homme et de la femme qui ne se réduira pas uniquement à des relations de pouvoir entre phallus et castration.

En démocratie, la mise en relation de l’intime et du politique se met en scène dans le social au nom de la liberté et de l’égalité. La dynamique de sa mise en forme, « Faire et Etre », dans les strates les plus profondes de la psyché de l’homme et de la femme, parviendra-t-elle à maintenir l’écart nécessaire en chacun et être ainsi moins arc-bouté sur le refus du féminin ? Il s’agit de s’ouvrir alors à un sensible qui circule entre le masculin et le féminin, à une clinique qui met en mouvements les potentialités et ne s’enferme pas dans les catégories sans issues, celles de représentants sans signifiés, de sensations sans pensées. Alors ce serait l’enfer de l’amour propre qui rejette la sensation même de l’altérité au profit du pur plaisir ; comme l’univers des passions plus ou moins graves qui tentent d’éliminer toutes formes de médiations.

Pouvons-nous espérer à l’avenir que le sensible de chacun et le politique soient mis aussi en relation par le féminin et son refus du tout féminin et non les laisser uniquement aux décisions du masculin ?

Marie-Laure Dimon

[1] Julia Kristeva, Thérèse mon amour, éditions Fayard, 2008

[2] Georges Zimra, Les pouvoirs de l’excès, éditions Berg International, 2016

[3] Klaus Theweleit, Fantasmâlgories, éditions L’Arche, 2015

[4] Jacques Rancière, Le partage du sensible, éditions La fabrique, 2016